Dévouement forcé pour les uns, dévouement interdit pour les autres
Alors que les agents du service public sont sommés d’oublier leurs missions pour engranger des profits, le management rebat les oreilles des salariés du privé avec les valeurs d’excellence et de dévouement. Ainsi, ceux qui sont au service de la collectivité se voient interdire de remplir leur rôle, tandis que ceux qui travaillent pour des intérêts particuliers doivent prétendre se consacrer à une noble cause. Comment s’étonner des souffrances que génèrent de telles situations ?
Après les grandes grèves de Mai 68, les dirigeants d’entreprise ont tout fait pour s’assurer une main-d’œuvre moins rebelle, plus à même de s’adapter aux exigences productives. Il leur fallait des employés totalement acquis à leur cause, fiables et disponibles, prompts à comprendre ce que l’on attendait d’eux et à faire de leur personne l’usage le plus efficace et le plus rentable possible.
Jusqu’alors, les salariés français étaient largement animés par la conviction d’un antagonisme irréductible entre eux-mêmes et leur patron. Ils étaient portés non seulement par une identité de producteurs — avec la volonté de réaliser leurs tâches en fonction à la fois des règles du métier et de celles promues par les collectifs de travail —, mais aussi par une identité de classe, motrice d’actions communes pour changer l’ordre des choses. Désormais, on exige d’eux qu’ils s’identifient à leur emploi, tel que leur direction le définit, qu’ils adhèrent aux objectifs patronaux et qu’ils acceptent, dans un rapport d’extrême loyauté, de se dévouer à leur service.
Les managers ont mis en œuvre cette transformation sans douter de leur capacité à éradiquer l’idéologie de la lutte des classes. L’histoire du capitalisme nous enseigne que les innovations majeures en matière d’organisation du travail se sont toujours accompagnées de tentatives de modeler les valeurs et les modes de vie. Henry Ford en fut un exemple spectaculaire : il institua un corps d’inspecteurs du travail qui se rendaient au domicile de ses ouvriers pour vérifier s’ils appliquaient bien ses préceptes d’hygiène de vie — être marié, ne pas trop se dépenser, s’alimenter correctement (il proposait même des repas-types) — et de consommation (il fallait savoir faire des économies pour acquérir les voitures produites dans ses usines). Le paternalisme, qui visait à prendre en charge l’ouvrier du berceau à la tombe, relevait de la même logique.
Garantir l’intérêt général
Pour imposer cette politique de la table rase et de l’amnésie, une révolution langagière a été menée, qui a fait disparaître la notion d’ouvrier — remplacée par les termes d’« opérateur », « pilote » ou « conducteur d’installations » —, mais aussi celle de conflit : les « partenaires sociaux » sont là pour trouver des solutions… Une nouvelle idéologie s’est fait jour, dans laquelle il n’y a plus de divergence d’intérêts irréductible, ni de collectif — seulement des individus qui s’engagent pour la cause de leur entreprise. L’état du marché de l’emploi, largement défavorable aux salariés, le chantage à la « guerre économique » contre le reste du monde, ainsi que l’effondrement des idéologies alternatives, ont favorisé cette tentative audacieuse d’imposer de nouveaux rapports sociaux, ainsi qu’un autre rapport de chacun à son travail et à son employeur.
Les managers ont en grande partie gagné, parvenant à arracher et à orchestrer l’implication des salariés. La difficulté à planifier les tâches, à concilier les objectifs de productivité et de qualité, a été reportée sur ces derniers. Le travail s’est intensifié de manière spectaculaire. Chacun se mobilise pour atteindre les objectifs et va puiser au fond de lui-même, sans l’aide de quiconque, les ressources nécessaires. Certes, on parle de plus en plus de souffrance, de risques psychosociaux, de stress et de suicides au travail, mais les managers semblent avoir réussi à importer au sein du secteur privé une posture et un ethos professionnels que l’on rencontre souvent chez les agents du secteur public. Un tour de force qui consiste à rapatrier dans leurs entreprises des valeurs et un rapport au travail que leur propre logique gestionnaire attaque en permanence.
En effet, comme le montrent toutes les enquêtes (1), c’est dans le secteur public que l’engagement, la loyauté, le dévouement apparaissent comme des qualités répandues. Les agents sont souvent très impliqués dans leur travail, s’identifient à leur institution et à leurs missions, sont capables de se dépenser de façon désintéressée, sans quêter en permanence de la reconnaissance. Bien sûr, ces comportements n’existent pas partout. Il y a — chacun a pu en faire l’expérience malheureuse — des agents tire-au-flanc, déraisonnablement tatillons, autoritaires ou peu scrupuleux. Mais ce n’est pas la dominante. Lorsque les conditions s’y prêtent, on voit s’affirmer une conscience professionnelle moulée dans la spécificité du service public.
Si la logique bureaucratique et le respect du règlement sont omniprésents, ils peuvent être tenus à distance par le métier et le sens du public. Cela dépend beaucoup des institutions : au sein de différentes entreprises et administrations, il nous a été donné de voir comment des formes d’organisation du travail variées déterminent des identités professionnelles différentes, et, in fine, une manière d’assumer le service public tout aussi différente (lire « Paroles de salariés »).
Même quand le travail est peu autonome et peu valorisant, la plupart des agents s’attachent aux notions de sécurité et d’égalité. Quand la hiérarchie laisse faire, certains se livrent légitimement à des interprétations du règlement, car ils se sentent investis de leur mission, qu’ils personnalisent au point de l’aménager en fonction des situations. Ils le font toujours comme défenseurs du rôle de l’Etat, pour appliquer ses principes fédérateurs.
Ainsi, ils parviennent à tempérer les effets négatifs de la rigueur bureaucratique, laquelle peut, dans d’autres situations, devenir insupportable au point de tuer tout esprit de service public — et l’on observe alors un désamorçage systématique de toute identification à ces valeurs, tant le travail quotidien est encastré dans un lot de contraintes, de délais imposés, de déresponsabilisation, étouffant toute initiative et infantilisant les fonctionnaires. Là où la bureaucratie n’impose pas sa loi et où la hiérarchie ne cherche pas à contrôler les agents de façon pesante, on voit se développer des pratiques professionnelles qui ressemblent fort à celles que convoitent tant les managers du privé. Mais elles naissent sur un terreau très spécifique…
Les agents le disent : ils tirent une fierté, et surtout une sérénité, du fait d’appartenir au service public. Même si leur travail en lui-même semble peu qualifié, même s’ils occupent une position subordonnée, ils considèrent que leur tâche revêt une importance et une noblesse qui impliquent « naturellement » de leur part un engagement et une volonté de bien faire en toute circonstance. Ils s’affichent « au service du service public », conscients d’incarner l’esprit républicain et de garantir l’intérêt général. Non seulement le débouché de leur travail est en lien avec la société et ses fondements, mais ses conditions le sont également, puisqu’ils se revendiquent d’une triple égalité (2) : des usagers entre eux, des agents entre eux et des agents avec les usagers.
A chaque secteur sa fierté : dans l’équipement, on contribue à la continuité du territoire en bâtissant et en entretenant des routes, des ponts, en encadrant la construction de logements ; à La Poste ou à la Société nationale des chemins de fer français (SNCF), on fait exister le lien social ; au Trésor, on veille à ce que les contributions des uns et des autres se fassent de façon juste, par exemple à travers l’acquittement de l’impôt ; etc.
On comprend que tout cela ait fait rêver les dirigeants du privé. Ils ont réussi à créer une variante dénaturée de ce modèle. Leur stratégie d’importation d’une éthique du dévouement s’est opérée dans des conditions bien particulières : pas question de laisser cet engagement se faire au nom de valeurs universelles, au nom d’une contribution désintéressée à la bonne marche de la société. Il s’agit de le cadrer très précisément, de l’enfermer dans le périmètre restreint de l’entreprise. Cet engagement, ce dévouement n’ont d’intérêt que si les salariés deviennent les militants inconditionnels de leur entreprise, au service de ses seuls intérêts. En contrepartie, on leur promet — outre la satisfaction de correspondre au modèle décrit dans les chartes éthiques et autres codes déontologiques — de la reconnaissance, de l’autonomie, et des opportunités inégalées de découverte de soi, de réalisation personnelle sur un mode narcissique.
Les salariés sont incités à rechercher l’excellence dans le cadre de leur travail, à se mesurer aux autres, à se comparer, et à découvrir ainsi de quoi ils sont réellement capables, en relevant les multiples défis que recèle désormais le travail (3). Comme l’analyse Marie-Anne Dujarier (4), on leur propose de poursuivre dans l’entreprise un idéal à travers lequel ils sont censés s’épanouir, en occultant le fait que, loin d’être gagnants dans cette modernisation, ils ont beaucoup à y perdre.
Bien que soudainement « découverte » par un management anxieux d’en faire un usage efficace et rentable, la subjectivité des salariés n’était pas, dans le passé, à l’état d’eau dormante. Elle était toujours bien présente, même chez les travailleurs les plus déqualifiés, pour donner sens à des prescriptions, trouver des modes opératoires adaptés aux nombreux aléas, ou élaborer des valeurs partagées avec les collègues. Elle se manifestait, dans les pratiques professionnelles comme dans la vie collective, sous la forme d’une morale, à travers ce qui était perçu comme juste et injuste, les projets et les espoirs de changement, le sentiment d’un destin commun ; elle exprimait le lien entre ce qui était vécu au travail et la société dans son ensemble.
Au détriment des clients et de la société
Dans les situations les plus tayloriennes, pourtant censées éradiquer la dimension humaine et récalcitrante de la main-d’œuvre, cette subjectivité collective maintenait, au sein même du contrat privé qui enferme les salariés dans un rapport de subordination, un cordon ombilical avec la société et ses enjeux fondamentaux. Elle faisait percevoir le travail comme une épreuve commune et nécessaire, et le dotait ainsi d’une dimension universelle. Elle donnait également naissance à toute une culture du travail, de la solidarité et de la contestation. Les difficultés individuelles, les sentiments d’impuissance et d’injustice étaient réinterprétés à l’aune de ce sens collectif.
En lieu et place de cette double dimension collective et subjective, les salariés sont désormais confinés dans le périmètre de la rentabilité de leur entreprise et de leur satisfaction narcissique. C’est là que réside le seul sens qu’ils peuvent espérer trouver à leur condition. C’est là le « contrat » à partir duquel les entreprises modernes cherchent à légitimer les nouvelles formes d’organisation. Celles-ci, n’offrant pas aux salariés les moyens nécessaires pour atteindre les objectifs fixés, les obligent à puiser dans leurs ressources les plus personnelles — cognitives, affectives, émotionnelles — pour trouver les solutions aux exigences difficilement compatibles de productivité, de qualité et de réactivité. Ils ont du mal à réaliser un travail qui les satisfasse, qui leur permette d’atteindre l’idéal proposé par le management comme aiguillon. En concurrence permanente les uns avec les autres, ils s’épuisent dans la quête éperdue de cette excellence qu’on leur demande, de cette toute-puissance qu’on leur fait miroiter.
Le dévouement et la disponibilité exigés ne ressemblent que de loin à ceux des agents du secteur public. Ceux-ci sont animés par le sentiment de travailler pour les autres, de jouer une partition qui contribue à une logique d’ensemble ; ils s’autorisent à mettre en avant leurs conditions de travail, non comme une question strictement corporatiste, mais comme un problème de société : les enseignants, comme les cheminots ou le personnel hospitalier, par exemple, lient celles-ci à la qualité du service rendu, à la préservation de l’égalité et du bien commun.
Les salariés du privé, en revanche, sont sommés de toujours faire primer l’intérêt de leur entreprise, même si c’est au détriment de celui des clients ou de la société en général. En proie à des conflits de valeurs (l’intérêt de leur entreprise contre celui de la société, leur propre intérêt contre celui des autres), ils sont sujets à l’autodépréciation. Peu à même de percevoir la dimension collective de ce qu’ils subissent, et nombreux à penser qu’ils sont personnellement victimes d’injustices ou d’exploitation, ils se sentent isolés, abandonnés — d’autant plus que la hiérarchie, absorbée par ses propres difficultés, est trop mobile pour comprendre ce qu’ils vivent, sans que cela l’empêche de les évaluer au cours des entretiens individuels.
Le sens profond du travail, son lien avec la société ont été profondément altérés. C’est la raison pour laquelle, inspirant désormais écrivains et cinéastes, la souffrance est tant invoquée pour décrire le monde du travail. Celui-ci devient un lieu de tragédie, non seulement pour ceux qui en sont privés, mais aussi pour ceux qui y subissent ces mises à l’épreuve sans recours ni soutien possible.
Les travailleurs ne sont pas dupes. Ils savent que l’engagement demandé, et que, dans leur isolement, ils sont souvent prêts à accepter, n’a pas grand-chose à voir avec celui des fonctionnaires. C’est peut-être pour cette raison qu’ils supportent mal que les agents de l’Etat résistent et cherchent à tout prix à préserver cette valeur universelle du travail dont ils ont, eux, été dessaisis. C’est peut-être pour cette raison qu’ils s’offusquent des combats que mènent ces agents pour garder ce qu’eux ont déjà perdu, au nom de la modernisation et de la guerre économique.
Car les soubresauts sont nombreux chez ces fonctionnaires qui refusent de voir partir leur monde et ses valeurs, quand les dirigeants affichent leur volonté d’introduire des modes de gestion inspirés du privé. Ces innovations viennent altérer l’alchimie fragile de l’ethos républicain. La seule introduction de la notion de client représente une véritable déchirure, car elle ouvre la porte à des différences de traitement et désagrège la triple égalité ; l’agent est astreint au service de clients qui ne sont pas tous égaux (5), car on distingue désormais les « grands comptes » (gros clients). Le recrutement de salariés hors statut, contractuels de tous ordres, l’individualisation des primes, des carrières cassent le principe d’égalité des agents entre eux.
La loi organique relative aux lois de finances (LOLF) impose des objectifs systématiques de rentabilité, obligeant à tout quantifier, activité par activité, au désespoir des praticiens hospitaliers, comme on l’a vu cette année, mais aussi, plus généralement, de tous les agents qui investissent dans les missions de leurs institutions plus qu’une recherche de rentabilité.
Danièle Linhart
(1) Lire notamment Danièle Linhart (sous la dir. de), Isabelle Bertaux-Wiame, Michèle Descolonges, Nicolas Divert, Sacha Leduc et Nelly Mauchamp, Les Différents Visages de la modernisation du service public, La Documentation française, Paris, 2006.
(2) Lire Aurélie Jeantet, « A votre service, la relation de service comme rapport social », Sociologie du travail, no 45, Paris, 2003.
(3) Lire Vincent de Gaulejac, La Société malade de la gestion, Seuil, Paris, 2005, et Eugène Enriquez, Les Jeux du pouvoir et du désir dans l’entreprise, Desclée de Brouwer, Paris, 2002.
(4) Lire Marie-Anne Dujarier, L’Idéal au travail, Le Monde – Presses universitaires de France, Paris, 2006.
(5) Les Robins des Bois, à Electricité de France (EDF), ont choisi la continuité du service public, refusant de couper le courant à ceux qui ne peuvent pas payer.
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