Les salaires, chaînon manquant de la reprise

A lire Alternatives Economiques n°379 – 05/2018

Confirmée à chaque nouvelle prévision d’activité, la reprise de l’économie mondiale semble fermement enclenchée et bénéficie depuis l’an passé d’un redressement marqué de l’investissement privé et du commerce mondial. Principal indicateur de l’état du marché du travail, le taux de chômage se situe, dans un nombre croissant d’économies développées (Etats-Unis, Royaume-Uni, Japon, Allemagne, Autriche, Belgique, Pays-Bas, Canada, Suisse, Suède), à proximité de son niveau plancher des vingt dernières années.

Si des accélérations nominales sont parfois perceptibles, comme aux Etats-Unis, au Royaume-Uni ou aux Pays-Bas, elles sont largement gommées par l’augmentation des prix

Parallèlement, les taux d’emploi*, qui s’étaient fortement affaissés au cours de la Grande Récession de 2008-2009, sont désormais, à l’exception notable des Etats-Unis, supérieurs à leurs niveaux d’avant-crise. Principale ombre au tableau, les salaires ne décollent pas.

Plus précisément, si des accélérations nominales sont parfois perceptibles, comme aux Etats-Unis, au Royaume-Uni ou aux Pays-Bas, elles sont largement gommées par l’augmentation des prix, de sorte que la progression des salaires réels reste limitée, généralement contenue en deçà de 1 % l’an.

L’inadéquation entre l’offre et la demande de travail

Associée aux travaux empiriques de l’économiste néo-zélandais William Phillips, la relation inverse entre la croissance des salaires et le taux de chômage, connue sous le nom de courbe de Phillips, constitue pourtant une pierre angulaire des analyses du marché du travail. A l’approche du plein-emploi, la difficulté des entreprises à pourvoir aux postes de travail vacants les incite à améliorer les salaires proposés en même temps qu’elle renforce le pouvoir de négociation des salariés. Certes, la notion de plein-emploi doit être précisée. Elle nécessite de prendre en compte les mouvements naturels d’entrée et de sortie du marché du travail et l’imperfection de l’information des acteurs concernés sur l’offre et la demande disponibles.

Elle doit aussi être ajustée en fonction de la possible inadéquation entre la composition de l’offre et de la demande de travail, tant d’un point de vue géographique (les offres d’emplois peuvent être concentrées dans une région et les demandes dans une autre) qu’en matière de qualification, un aspect crucial en période de changement technologique accéléré. Ces deux composantes du chômage, dites frictionnelle et structurelle, définissent un seuil de chômage difficilement compressible à court terme, parfois improprement appelé « chômage naturel », qui appelle des actions de longue durée en matière d’encouragement à la mobilité géographique, d’infrastructures, de transparence de l’information et, surtout, de formation professionnelle.

Les salaires réels ne réagissent pas à la baisse du chômage

Rapport entre le taux de croissance des salaires réels (en%) et l’écart entre les taux de chômage observé et structurels (en points de %) aux Etats-Unis et dans la zone euro

Lecture : le taux de chômage structurel correspond à l’estimation du taux de chômage en deça duquel les salaires tendent à s’accélérer. plus ons  erapproche du plein-emploi (un cért proche de zéro entre taux de chômage observé et structurel), plus les salaires devraient augmenter. Or, ce n’est pas le cas.

Afin d’évaluer ce seuil, les économistes ont recours à une mesure empirique qui correspond au taux de chômage en deçà duquel, historiquement, les salaires ont tendance à s’accélérer – le NAWRU, sigle anglais pour « Non-Accelerating Wage Rate of Unemployment ». Faute de pouvoir mesurer positivement les composantes frictionnelle et structurelle du chômage, et donc le taux de chômage correspondant au plein-emploi à court terme, celui-ci est défini a posteriori en fonction de l’évolution des salaires, dont l’accélération devient le signe que le surplus d’offre de travail est épuisé. En d’autres termes, que la composante purement conjoncturelle du chômage, celle qui dépend essentiellement du niveau de la demande dans l’économie, est réduite à zéro.

A l’évidence, le NAWRU peut varier considérablement d’une économie à l’autre, selon le degré de fluidité et de flexibilité du marché du travail et l’adaptation des qualifications aux besoins de l’appareil productif. Ainsi, selon l’OCDE, cet indicateur de « plein-emploi à court terme » se situait à 4,9 % aux Etats-Unis et à 8,7 % dans la zone euro en 2017, avec des variations allant de 4,7 % en Allemagne à 17,3 % en Grèce, en passant par 9,1 % en France. Dès lors, une formulation plus précise de la relation de Phillips associe l’évolution des salaires non plus aux taux de chômage observés, mais à l’écart entre ce taux et le NAWRU, ce dernier pouvant varier d’une année sur l’autre en fonction des résultats des politiques structurelles mises en oeuvre par les gouvernements pour améliorer le fonctionnement du marché du travail et adapter le niveau et la structure des qualifications. Négatif aux Etats-Unis depuis 2016, cet écart n’était plus que de 0,4 point dans la zone euro en 2017. Comment comprendre dès lors que les salaires réels n’augmentent pas ou si peu ?

Si l’on ajoute aux chômeurs officiels les chômeurs découragés et les chômeurs partiels qui souhaitent travailler davantage, le sous-emploi concernait 18 % de la population active dans la zone euro fin 2016, soit le double de la mesure officielle du chômage

A cette question, deux catégories de réponse sont généralement apportées. La première consiste à mettre en doute la mesure du sous-emploi. Les limites du taux de chômage, en effet, sont connues (voir encadré). Si l’on ajoute aux chômeurs officiels les chômeurs découragés et les chômeurs partiels (personnes qui souhaitent travailler davantage), le sous-emploi concernait 18 % de la population active dans la zone euro fin 2016, soit le double de la mesure officielle du chômage. Pas étonnant, dans ces conditions, que les salaires réels restent déprimés et que la courbe de Phillips soit désespérément plate en Europe. Aux Etats-Unis, le sous-emploi n’est revenu à son niveau d’avant-crise (8 %) qu’en mars 2018, ce qui laisse espérer une accélération plus marquée des salaires dans un avenir proche.

Une intermittence peu payante

Encore faudrait-il pour cela que d’autres facteurs ne soient pas en jeu, ce qui nous amène au deuxième type d’explication de l’atonie des salaires, qui met l’accent non pas sur les quantités de travail offertes et demandées, mais sur les changements structurels qui affectent le marché du travail. Ceux-ci portent, tout d’abord, sur la structure de l’emploi, qui est bouleversée par des évolutions démographiques (le départ à la retraite de la génération des baby-boomers, qui jouissaient d’emplois à temps plein bien payés), sociologique (la féminisation de l’emploi) et technologique (la disparition des emplois industriels au profit de ceux de services). Dans tous les cas, les nouveaux emplois sont moins bien rémunérés que les anciens, ce qui pèse sur l’évolution générale des salaires.

Il fut un temps où les choses étaient simples. Un emploi créé signifiait un chômeur en moins, le temps partiel correspondait davantage à un choix de vie, les personnes au chômage cherchaient activement un travail. Bref, le taux de chômage donnait la mesure du sous-emploi. Puis la crise est passée par là, bouleversant les frontières traditionnelles entre activité et inactivité, entre emploi et chômage, au point que la définition classique du chômage peut sembler aujourd’hui largement obsolète. Celle-ci, qui correspond aux normes fixées par le Bureau international du travail (BIT), ne reconnaît comme chômeurs que les personnes dépourvues de tout emploi, cherchant activement un travail et immédiatement disponibles. Sont donc exclues, d’une part, les personnes qui, découragées, ont renoncé à postuler à des emplois même si elles accepteraient volontiers de travailler dans le cas où l’occasion se présenterait, et d’autre part, les personnes qui, travaillant à temps partiel (ne serait-ce qu’une heure par semaine), souhaiteraient travailler plus.

Selon une étude de la Banque centrale européenne (BCE), pas moins de 3,5 % de la population en âge de travailler de la zone euro entreraient fin 2016 dans la catégorie des chômeurs découragés (ou non immédiatement disponibles), auxquels s’ajoutent 3 % qui s’estiment sous-employés et souhaiteraient travailler davantage. Lorsque ces deux catégories sont additionnées aux chômeurs officiels, la mesure du sous-emploi en proportion de la population active élargie (pour prendre en compte les chômeurs découragés) grimpe jusqu’à 10 % en Allemagne, 18 % en France, 24 % en Italie et 29 % en Espagne. Lorsque la conjoncture s’améliore et que les opportunités d’emploi se multiplient, le retour sur le marché du travail des chômeurs découragés et le passage à des postes à temps plein des chômeurs à temps partiel s’effectuent à des niveaux de salaires d’autant plus bas que la période d’inactivité ou de sous-emploi a été longue, ce qui freine le redressement des salaires.

A ces effets de composition de l’emploi, s’ajoute un bouleversement silencieux, mais de plus en plus visible, de la nature de la relation de travail. La montée de ce que les organisations internationales qualifient pudiquement de « contrats de travail alternatifs » et les Américains de « gig economy » traduit le délitement progressif de la norme salariale d’après-guerre qui se caractérisait par des emplois à temps plein, à durée indéterminée et assortis d’une large couverture sociale, au profit d’une intermittence synonyme de contrats précaires, à durée déterminée ou à la tâche, qui transforme les salariés en prestataires de services attachés à l’entreprise dans des conditions de flexibilité maximale et de couverture sociale minimale. Encouragée par le développement de l’économie numérique et de la plateformisation de l’emploi (Uber, Take Eat Easy, etc.), cette mutation n’est appréhendée que très imparfaitement au niveau statistique.

Dans la zone euro, un tiers des emplois nets créés depuis la crise correspond à des CDD et un quart supplémentaire à des emplois à temps partiel

Dans la zone euro, la part des emplois dits « standards » (à temps plein et à durée indéterminée) est tombée de 72 % de l’emploi total en 2003 à 67 % en 2015. De façon plus significative encore, un tiers des emplois nets créés depuis la crise correspond à des contrats à durée déterminée et un quart supplémentaire à des emplois à temps partiel. Au Royaume-Uni, l’emploi dit « indépendant » et les temps partiels représentent les trois quarts des emplois nets créés depuis 2008. Des données encore très incomplètes, certes, mais qui dessinent une tendance claire, aiguisée par la double lame de fond de la mondialisation et de l’automatisation, qui laisse mal augurer d’un redressement durable des salaires réels dans les économies dites avancées.

* Taux d’emploi

Rapport de la population disposant d’un emploi à la population en âge de travailler.


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