Le jeune sociologue et auteur d’En finir avec Eddy Bellegueule consacre un texte à son père, sur la violence physique qu’infligent les politiques néolibérales aux classes populaires. Un cri de colère et d’amour.
Edouard Louis est une exception française. D’abord parce qu’il est un « transfuge de classe », devenu son propre objet sociologique. S’extirper de son milieu fut pour lui une question de survie. Cette enfance confrontée à la violence, insulté et battu parce qu’« efféminé », il l’a raconté en 2014 avec En finir avec Eddy Bellegueule, récit d’apprentissage fulgurant d’un picard né dans une famille du «lumpenprolétariat », qui atterrira sur les bancs de l’Ecole normale supérieure de la rue d’ULM, à Paris. Le succès du jeune écrivain fut tout aussi flamboyant, désormais traduit dans une trentaine de langues et plusieurs fois adapté au théâtre.
Dans quelques semaines, son deuxième roman, Histoire de la violence (2016), sera joué à la Schaubühne de Berlin, mis en scène par Thomas Ostermeier. Qui a tué mon père, publié au Seuil, est un nouveau coup de poing, sec et enragé, qui tape où ça fait mal : dans ces corps abimés par « leur place au monde », que personne ne veut voir. Entretien.
Le titre de votre livre, « Qui a tué mon père », dénué point d’interrogation, sonne comme un réquisitoire. Comment est né ce texte ?
Edouard Louis : Mon livre part d’un retour. J’ai revu mon père après des années de séparation, pas à cause d’un conflit en particulier mais parce que nos vies avaient pris des chemins différents. Quand j’ai ouvert la porte de chez lui, il y a quelques mois, j’ai vu son corps dans un état révoltant. Il a cinquante ans et son corps est détruit, il a du mal à marcher, à respirer. Il n’a pas de maladie au nom impressionnant, l’état de son corps est simplement du à sa place au monde, celle qui lui a été imposée toute sa vie. Quand je l’ai vu : j’ai pensé Sarkozy, Macon, Chirac, El Khomri, Valls… Immédiatement, j’ai vu le visage de ses meurtriers. Quand Xavier Bertrand, sous Chirac, a annoncé le déremboursement de certains médicaments, je me souviens précisément de l’angoisse que cela a suscité chez nous. Mon père était alité, parce qu’à 35 ans, un accident du travail dans son usine lui a broyé le dos. D’un seul coup, il ne pouvait plus se payer les médicaments dont il avait besoin. On lui en proposait d’autres, mais moins efficaces. De la même manière, je me rappelle le passage du RMI au RSA, la violence que ca avait representé. Quand il a commencé à aller un peu mieux, il a été basculé de la pension handicapé vers le RMI. IL a du retravailler, comme balayeur. Il était harcelé. On lui disait « soit vous ne retournez pas au travail et on vous enlève les allocations », donc vous mourrez. « Soit vous retournez au travail mais comme vous en êtes malade, vous mourrez ». La mort ou la mort, c’est ce qu’on lui proposait, exactement comme dans le film de Ken Loach « Moi Daniel Blake ». Je l’ai vécu dans ma chair. Je revois mes parents en parler devant la télé. Quand j’étais enfant, a cause de tout ça, le passage d’un gouvernement à un autre était un moment de terreur pour nous. Donc pour comprendre l’état du corps de mon père, l’enquête n’était pas nécessaire : je connaissais le nom des meurtriers. Né d’une commande de Stanislas Nordey, avec ce récit, je voulais qu’on traverse la vie d’un homme en moins de deux heures, que l’oralité, la ponctuation, le rythme lui donnent une puissance politique dans sa brièveté.
La politique est donc une question de vie ou de mort ?
Edouard Louis : C’est une idée que j’ai déjà esquissé dans le volume que j’ai dirigé sur Pierre Bourdieu. J’ai grandi dans un milieu populaire, dans ce Marx appelle le « lumpen prolétariat », parce que mon père a perdu son travail à 35 ans suite à cet accident, et dans mon enfance, les ouvriers ou l’épicière du village étaient pour nous des privilégiés. Notre vision du monde était complètement biaisée. Nous avons survécu des aides sociales : 700 euros pour 7 personnes. Alors quand je suis arrivé à Paris, je me suis rendu compte que la capacité de la politique à détruire un corps ne fonctionnait pas sur la bourgeoisie, surtout celle que je croisais à l’université ou à l’ENS. Plus vous êtes dominants socialement, plus vous êtes protégés des effets de la politique. Sur les 5 euros d’APL par exemple, que Macron justifie avec tant de mépris, chez moi, cela voulait dire manger deux jours en moins : quatre paquets de pates chez liddl et deux pots sauces tomates. Très souvent ma mère nous disait le soir qu’on ne mangerait pas et elle nous servait un verre de lait. Pour nous, la politique ca voulait dire manger ou pas. Ca n’est pas le cas pour les classes dominantes.
Sarkozy, El Khomri, Valls…Pourquoi avez-vous choisi de citer le nom des coupables ?
Edouard Louis : J’ai hésité à les citer au début. Comment écrire leur nom dans un livre de littérature ? On se dit qu’ils ne le méritent pas. Et puis je me suis dit que s’il n’y avait rien de naturel à l’écrire, c’est que je devais le faire, inventer une forme littéraire qui permette de dire ces noms, dire la vérité, que la littérature qui m’intéresse est celle qui inclut dans le champ littéraire ce qui avant en étaient exclu. Comme un homme appelé Raskolnikov a tué une vieille dame dans Crime et Châtiment, des Xavier Bertand, Manuel Valls ou Miriam El Khomri ont assassiné un homme dans Qui a tué mon père. Car plutôt que d’ « exclusion », je préfère parler de « persécution » des classes populaires. C’est quand vous êtes dominant que vous pouvez vous exclure de la politique, car elle n’a pas presque plus d’effets sur vous, sauf dans des contextes très particuliers. La politique de ces trente dernières années a été une politique de persécution des pauvres. Et Macron amplifie ce mouvement avec un mépris de classe inégalé. Il détruit des corps, des vies, des rêves, des possibilités de fuir, pour donner toujours plus aux plus riches. Comme le dit Didier Eribon, c’est un Robin des bois à l’envers. Moi je dis : c’est un criminel. En ce sens, mon livre est aussi une polémique avec la littérature : pourquoi fait-elle comme si l’histoire de nos vies se déroulait en dehors de la politique, des reformes, des décisions des gouvernements ?
Parallèlement à vos activités littéraires et théâtrales, vous avez commencé une thèse sur « les trajectoires des transfuges de classe ». Vous êtes en quelque sorte votre propre objet sociologique. Alors comment analysez-vous aujourd’hui ce que vous appelez votre « fuite » ?
Edouard Louis : Si j’ai fui, c’est par accident. Cet accident m’a sauvé. Parce que j’étais un enfant gay dans un milieu ou les valeurs masculines écrasaient tout et que mon corps était incompatible avec mon enfance, que j’ai du partir malgré moi. Pendant toute mon enfance j’ai voulu ressembler à mon milieu mais on m’insultait de « sale pédé ». A force, je n’ai pas eu d’autres choix que d’être différent. Mon corps ne pouvait pas répondre aux injonctions à la masculinité. De cette fuite, j’ai construit une conviction que les luttes antiracistes, féministes, ou contre l’homophobie ne doivent pas être opposées à la lutte contre la violence de classes.
C’est précisément sur votre description du racisme et de l’homophobie que votre premier roman « En finir avec Eddy Bellegueule » a été attaqué, jugé « caricatural ». Comment avez-vous vécu la violence de certaines critiques, des journalistes allant jusqu’à filmer votre famille ?
Edouard Louis : C’était une manière de faire taire une réalité que je voulais donner a voir. Pour des gens qui veulent rayer de la carte les classes populaires, les faire disparaitre, au sens littéral, mon livre était insupportable. Parler de la violence sociale en littérature, c’était se battre contre des dominants qui pensent que les pauvres méritent leurs destins, contre des discours réducteurs sur les classes populaires, pleines de clichés sur la solidarité etc…La réalité est plus complexe. Dans mon village plus de 50 pour cent des gens votaient pour le FN. Ma mère n’avait pas le droit de travailler, de se maquiller, on la traitait de « grosse », mon père l’humiliait aux fêtes du village, elle rentrait en pleurant…Pourquoi je ne devrais pas parler de cela ? Mon père était tellement victime de violence qu’il finissait par la prolonger sur d’autres. Je me souviens que quand il avait trop bu et qu’il était violent, il se mettait à pleurer et se demandait pourquoi il était si violent. Je crois beaucoup en cette idée de la violence des dominants qui se prolonge dans le corps des dominés. Et c’est ça au fond, que certaines personnes ne veulent pas entendre. Heureusement, les mouvements féministes, LGBT, antiraciste, ont fait évoluer le discours sur les classes sociales. La violence des attaques s’explique aussi par la littérature elle –même, où les classes populaires sont le plus souvent invisibles, surtout ces dernières années. Dans mon enfance, on ne lisait pas de livres. On savait qu’ils ne s’intéressaient pas à nous. Pour mes parents, il n’y avait rien de plus agressif qu’un livre, symbole de la vie qu’on n’aurait jamais, qui leur rappelait leur place au monde. Alors on les excluait en retour, comme une vengeance.
La honte est omniprésente dans vos romans. Est-ce un sentiment que vous avez voulu provoquer chez vos lecteurs ?
Edouard Louis : Oui, je l’avoue, j’avais envie que les lecteurs, qui sont sans doute plus privilégiés que ceux dont je parle dans mes livres s’interrogent : « Qu’est ce que je fais contre ca ? Comment je peux exister au monde quand il sa passe tout ça ? Comment je peux ne rien faire ?… » Personnellement, contrairement à Annie Ernaux qui parle beaucoup du sentiment d’illégitimité qu’elle a connu en arrivant à Paris, j’ai très vite cessé d’avoir honte. J’ai rapidement pris conscience que c’étaient les dominants qui étaient illégitimes. Ecrire m’a permis d’affronter cette honte. Et si les dirigeants politiques que je cite ont honte à la lecture de mon livre, tant mieux… Mais je ne cherche pas le dialogue avec eux. On m’a proposé dans les journaux un« face à face » avec un responsable politique. J’ai refusé. J’allais leur parler de vie ou de mort, de mon pere qui souffre, et eux ils m’auraient parlé de chiffres, de gestion. Il ne faut pas chercher le dialogue avec ces gens là mais la confrontation. J’écris mes livres pour les affronter. Cela peut paraitre violent c’est l’histoire très classique de la perception de la violence : dénoncer la violence apparait toujours plus violent que la violence elle-même. Comme lors du mouvement « metoo », où des réactionnaires on accusé les femmes d’être agressives, parlant de « délation ». Comme si le problème n’était pas d’agresser les femmes, mais de dénoncer ceux qui le font. Le problème, c’est de dénoncer la violence ou d’être violent ? Se battre, c’est toujours s’affronter à cette perception différentielle de la violence.
A la fin de votre roman, vous relatez un dialogue avec votre père, qui vous lance « tu as raison, il faudrait une bonne révolution ! ». Comment expliquez-vous cette évolution chez votre père ? Est-ce au contact de votre propre parcours ?
Edouard Louis : il s’est complètement transformé. Lui qui a voté FN toute sa vie, désormais il critique le racisme. Lui que j’ai entendu dire « il faut tuer les pédés », il me demande de lui parler de l’homme que j’aime. Sans doute mes livres, les débats qu’ils ont suscités, ont aidé mon père à trouver d’autres manières de se penser, de parler de lui-même. Voter FN était une manière de dire « je souffre » car il avait l’impression que c’étaient « les seuls qui parlent de nous », j’ai entendu ca toute mon enfance. Ce qui est faux, bien sûr, mais les discours de la gauche n’arrivaient pas à l’atteindre, parce qu’elle ne parlait pas de la réalité qu’il éprouvait. Aujourd’hui, mon père cible ses vrais ennemis : les dominants qui le combattent. L’élection présidentielle a aidé là-dessus. J’ai vu des gens de mon village qui ont voté France insoumise alors qu’ils votaient pour le FN depuis toujours. Il y a une reconquête de la gauche très importante en ce moment.
« Révolution », c’est le dernier mot de votre livre. C’est un appel ?
Edouard Louis : Oui… On atteint un tel niveau de violence politique en France, on étouffe tellement que nous n’avons plus le choix. Oui, je suis dans un état révolutionnaire. Et si j’ai écrit Qui a tué mon pere, c’est parce j’appelle à mettre toutes les forces de l’art, de la littérature, de la politique, du journalisme à lutter ensemble pour arrêter Macron, et toute la violence qu’il porte avec lui, dans ses décisions et son discours.
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