Gilets jaunes. L’écrivain Édouard Louis analyse cet élan protestataire qui donne de la voix aux couches populaires réduites au silence.
Vous avez diffusé un texte sur les réseaux sociaux qui raconte vos difficultés à écrire sur les gilets jaunes. De quels obstacles s’agit-il ?
Édouard Louis Une violence de classe extrême s’est abattue immédiatement sur ce mouvement social, une violence qui m’a totalement paralysé, et qui, je crois, a paralysé beaucoup de monde. La bourgeoisie et une partie des médias se moquaient des personnes qui chantaient, qui dansaient sur les barrages. Certains journalistes ou « politiques » passaient les images en boucle, ils les postaient sur les réseaux sociaux, et ça les faisait rire. Ils traitaient les gilets jaunes de ploucs, de barbares, ils parlaient d’eux comme ils parlent des bêtes, des enfants, ils les qualifiaient d’irresponsables, de brutes qui détruisent l’économie. Pour moi comme pour beaucoup, le mouvement des gilets jaunes a commencé par des images : des corps d’ouvriers, de personnes précaires, pauvres, des corps presque invisibles en temps normal, détruits par l’exclusion sociale ou le travail, sont apparus.
Des corps avec lesquels j’ai grandi : ceux de mon père, ma tante, mon frère. Cette apparition m’a bouleversé. Et je me suis senti personnellement attaqué par la violence et le mépris de classe qui se sont manifestés tout de suite après l’apparition de ces images, de ces corps, de ces voix. Une grande partie de l’espace médiatique est composée par des individus qui ont une détestation profonde des pauvres. Quand le mouvement des gilets jaunes a émergé, il suffisait d’allumer la télévision, il n’y avait même pas besoin de mettre le son pour percevoir immédiatement le dégoût qui s’affichait sur les corps de la bourgeoisie, leur dégoût pour les corps des pauvres. Le mouvement des gilets jaunes a obligé la bourgeoisie à révéler son corps, à le montrer.
L’autre phénomène auquel on a pu assister, parallèle au dégoût, c’était une tentative acharnée de faire retourner ces corps à l’invisibilité. Beaucoup de médias insistaient sur la présence des classes moyennes dans ce mouvement. Il y avait comme un plaisir, une jubilation étrange à répéter en boucle : ah, mais il y a aussi des classes moyennes ! Bien sûr, elles sont présentes, et beaucoup de personnes dans les classes moyennes souffrent, il faudrait faire une analyse plus fine de tout ça. Mais, au fond, c’est comme si ceux qui répétaient ça cherchaient, une fois de plus, une manière de ne pas parler des classes populaires.
On parle des corps, mais ne s’agit-il pas surtout d’une réappropriation de la parole des plus modestes, longtemps confisquée par le pouvoir ?
Édouard Louis Oui, bien sûr. Je suis né dans les années 1990, et c’est un des premiers mouvements réellement populaires auquel j’assiste en France. J’ai vécu de très importantes mobilisations étudiantes, lycéennes, mais il se passe quelque chose de radicalement inédit avec les gilets jaunes, de profondément juste et radical. Il est crucial de soutenir ce mouvement, d’en faire partie, de le transformer le plus possible. Il y a eu des propos racistes et homophobes de la part des gilets jaunes, mais le mouvement social peut changer ces perceptions. Le mouvement politique, c’est précisément le moment où les personnes se transforment. C’est ce que Sartre avait dit à propos de Mai 68 : il y avait sans doute des ouvriers racistes en 68, comme Claire Etcherelli le décrit dans Élise ou la vraie vie, mais justement 68, c’est le moment où, grâce au mouvement social, les ouvriers se rendent compte que les Noirs ou les Arabes pauvres vivent les mêmes difficultés, la même violence qu’eux à beaucoup de niveaux. Le mouvement social est le moment de la reconfiguration des perceptions politiques, comme un moment où le temps s’accélère.
Quand j’étais enfant, les gens autour de moi votaient souvent au premier tour FN, et au deuxième tour, pour la gauche, si le FN était éliminé. Signe que les gens souffraient de la pauvreté, de l’impossibilité de se soigner ou de se nourrir, ils cherchaient les manières de dire « je souffre ». Il y avait une sorte de tension permanente : Est-ce que « je souffre à cause des migrants ? » ou est-ce que « je souffre à cause des politiciens, des gouvernants au pouvoir ? ». Je ne diminue pas l’importance de la violence raciste ou homophobe. J’ai écrit deux livres là-dessus, pendant toute mon enfance on m’a traité de pédé et comme beaucoup de personnes LGBT, mon enfance a été détruite à cause de ça. Mais justement parce que ça existe, la gauche a une responsabilité immense de créer un autre langage, d’autres manières de penser. Je crois que, en ce moment, dans le contexte des gilets jaunes, ça a marché : au début, on entendait parler seulement de l’essence, on voyait des agressions racistes et homophobes. Ça aurait pu être un mouvement récupéré par l’extrême droite, ils ont échoué. La gauche a gagné.
Un sentiment revigoré de lutte des classes traverse ces mobilisations. Les ressentiments explosent contre les privilèges des riches et l’asservissement des pauvres. Assiste-t-on à la formation d’une conscience de classe ?
Édouard Louis C’est une question difficile. La conscience de classe se fait et se défait au cours de l’histoire. Ces dernières années, les discours sur les classes étaient encore très souvent les mêmes discours que ceux des années 1950. On parlait des classes populaires sans jamais parler des banlieues, des gays, des femmes. Comme s’il n’y avait pas eu de mouvements féministe, antiraciste, LGBT, etc. Ce que j’ai essayé de faire avec mes livres, et ce que d’autres gens essayent de faire, c’est de parler d’une manière nouvelle et plus inclusive des classes populaires : qu’est-ce qu’être gay ou femme dans un milieu pauvre ? Comment est-ce que ça réinterroge la notion de classe ? Dans le mouvement des gilets jaunes, le mot « classe » s’est élargi : le comité Adama était là, on entendait plus de femmes que d’habitude prendre la parole. Un mouvement social est toujours à la fois un mouvement qui porte des revendications sociales, mais aussi un mouvement sur le mouvement social lui-même. Il n’y a pas de mouvement qui ne réinterroge pas en quelque sorte la définition elle-même de ce qu’est un mouvement social : qui est là ? Qui n’est pas là ? Qui parle ? Qui est exclu de ce qu’on appelle traditionnellement « le mouvement social ». On l’a vu avec le comité Adama, qui se bat contre les violences policières, l’exclusion des banlieues. C’est en même temps un mouvement social qui dit à la gauche : pourquoi avez-vous si peu parlé des Noirs et des Arabes ? C’est la même chose pour les gilets jaunes : c’est un mouvement social contre la pauvreté, la précarité, l’exclusion sociale, le mépris, l’arrogance de Macron. Et en même temps, c’est un mouvement sur le mouvement : d’un seul coup, des gens qu’on ne voyait pas, qu’on n’entendait pas dans les luttes sociales habituelles sont là. La nouveauté, c’est le langage porté par les gilets jaunes. Ils disent : je n’arrive pas à me nourrir, je n’arrive pas à acheter des cadeaux de Noël pour mes enfants, je n’arrive pas à aller voir ma mère qui meurt dans le village à côté parce que je ne peux pas payer l’essence. Ces phrases sont politiquement tellement plus puissantes que des déclarations sur la République ou le vivre-ensemble. C’est une bouffée de réel dans la politique, la politique réapparaît comme ce qu’elle est : une question de vie ou de mort.
À Bagnolet (Seine-Saint-Denis), la semaine dernière, vous avez appelé les classes populaires à « renverser la honte » sur les dominés. Comment y arriver ?
Édouard Louis J’ai croisé dans ma vie beaucoup de personnes qui avaient honte de dire « je souffre ». Une partie du discours politique et médiatique leur disait : « Si vous souffrez, c’est parce que vous êtes des fainéants, parce que vous n’avez pas assez étudié, parce que vous êtes les derniers de cordée. » Dans ce mouvement, des individus réussissent à parler d’eux, tout simplement, à se réapproprier leur propre vie.
Quand on fait de la politique, c’est important de créer des structures, des lieux réels ou virtuels où les agents sociaux peuvent dire « je souffre » et se sentent légitimes à le dire. Ces dernières années, on a pu constater dans le champ politique, littéraire ou artistique, que de plus en plus de commentateurs et commentatrices se percevant comme de gauche utilisaient le mot « misérabilisme ». Comme si le problème de notre monde était un trop-plein de discours sur la misère, comme si trop de gens parlaient de misère, disaient « je souffre ». Le diagnostic politique que je fais est opposé : alors que la misère structure tellement de vies et d’existences, pourquoi est-ce si dur de dire « je souffre » ? Le mot « misérabilisme » est une stratégie supplémentaire pour faire taire les discours sur la souffrance. Ce que misérabilisme veut dire, c’est ferme-là ! Il faut espérer que le mouvement des gilets jaunes représentera une manière de défaire toutes ces stratégies de réduction au silence.
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