Les barrages filtrants sont des mini-agoras où la parole se libère et où on se politise à la vitesse grand V. Ce bouillonnement démocratique à même l’asphalte permet de faire émerger des idées neuves pour refonder la République.
Commercy n’est plus uniquement connue pour ses madeleines. C’est de cette petite ville de la Meuse qu’est parti le désormais célèbre « Appel de Commercy ». Lancé le 30 novembre, depuis une cabane construite sur place dans la commune, il s’est diffusé comme une traînée de poudre sur les réseaux. « Vive la démocratie directe ! » peut-on lire dans ce texte destiné au départ à contrecarrer la désignation de porte-parole régionaux des gilets jaunes. « Ne mettons pas le doigt dans l’engrenage de la représentation ! » alertent ces citoyens déterminés à se battre pour la défense du pouvoir d’achat mais aussi « sur les retraites, les chômeurs, le statut des fonctionnaires et tout le reste » ! Des porte-parole, expliquent-ils « finiraient forcément par parler à notre place ». « Comme avec les directions syndicales, (le pouvoir) cherche des intermédiaires, des gens avec qui il pourrait négocier. Sur qui il pourra mettre la pression pour apaiser l’éruption. (…) Mais c’est compter sans la force et l’intelligence de notre mouvement. » Et d’appeler l’ensemble des gilets jaunes à monter des comités populaires partout où ils le peuvent. « Le pouvoir au peuple, par le peuple, pour le peuple ! » clament les huit gilets de Commercy, le poing levé.
Depuis, leur appel a été vu des milliers de fois sur le Net. « On a reçu des centaines de messages, de Belgique, d’Allemagne, du Chiapas et de partout en France pour savoir comment nous fonctionnons », raconte Claude, fonctionnaire à fond dans la lutte. Ce n’est pas si compliqué. Toutes les décisions sont soumises au vote d’une assemblée générale, organisée chaque jour à 17 h 30. « Avec une animation tournante pour que les gens puissent exercer leur citoyenneté, leur capacité de dialogue, poursuit-il. On est tous novices, on apprend tous ensemble. » Chaque soir, depuis trois semaines, il y a toujours entre 25 et 30 présents. Ils étaient plus de 150, la semaine dernière, pour une AG extraordinaire sur l’enjeu démocratique. « Il est plus facile de demander le retrait d’une taxe ou l’augmentation des salaires que de dire qu’on étouffe de ce système. Mais lorsqu’on parvient à mettre des mots sur ce sentiment, on s’aperçoit que cela rencontre une préoccupation profonde », rapporte Claude.
« Représentons-nous nous-mêmes ! » et « inventons un nouveau modèle démocratique », voilà qui pourrait être le point de ralliement de l’ensemble des gilets jaunes. Sur l’île de La Réunion, certains d’entre eux ont délaissé Facebook pour lancer leur propre plateforme numérique de délibération collective. Ils sont près de 5 000 à débattre, à s’organiser et à élaborer des revendications de façon horizontale, en créole et en français, via un site conçu par une start-up de la Civic Tech. Des mini-référendums sont réalisés chaque jour à Gaillon, dans l’Eure (lire ci-contre), auprès des voitures passant le barrage filtrant. « Faut-il dissoudre l’Assemblée, oui ou non ? » était la question soumise, mercredi, aux conducteurs. Une consultation express, à emporter.
L’ancienne préfecture transformée en « Maison du peuple »
À Saint-Nazaire, l’ancienne préfecture, occupée, a été transformée en « Maison du peuple » pour permettre aux personnes mobilisées de se coordonner et d’imaginer la suite. De pouvoir enfin s’exprimer. « Il y a tout un système qui nous empêche de nous plaindre. Tu peux plus faire la grève… parce que si tu paies pas ton crédit, tu perds ta maison. Ça devrait être gratuit, pourtant, de se plaindre », explique l’un des gilets jaunes nazairiens, dont les propos sont rapportés sur le site lundi.am.
Un acronyme revient fréquemment dans les multiples échanges de cette « démocratie des ronds-points » : le « RIC ». Le référendum d’initiative citoyenne devient la revendication numéro 1 des gilets jaunes. C’est en tout cas la volonté de pionniers du mouvement comme Priscilla Ludovsky et Éric Drouet, qui ont organisé hier une conférence de presse devant la salle du Jeu de paume à Versailles. À l’endroit même où les révolutionnaires de 1789 se sont juré d’écrire une nouvelle Constitution, ils ont proposé, outre une baisse des taxes sur les produits de première nécessité et la baisse des salaires des ministres, de soumettre aux Français ces outils permettant de modifier la Constitution, de proposer une loi, voire de destituer un membre du gouvernement à condition de réunir un certain nombre de signatures. Ils proposent aussi la création d’une « assemblée citoyenne », avec des électeurs tirés au sort, qui « proposerait des sujets à soumettre à référendum et/ou qui défendrait les intérêts des citoyens face au gouvernement ». Une conférence sur le référendum d’initiative citoyenne, diffusée par le youtubeur Demos Kratos, a enregistré près de 800 000 vues sur Facebook en moins d’une semaine.
Manifestement, ils n’ont pas été convaincus par l’intervention, lundi, d’Emmanuel Macron. Ni même par sa volonté de lancer un « débat sans précédent » sur la question de « la représentation ». Le chef de l’État s’est dit prêt, pourtant, à étudier « la possibilité de voir les courants d’opinion mieux entendus dans leur diversité, une loi électorale plus juste, la prise en compte du vote blanc et même que soient admis à participer au débat des citoyens n’appartenant pas à des partis ». La révision constitutionnelle va être repoussée pour tenir compte de cette consultation nationale, a annoncé mercredi le porte-parole du gouvernement. Mais ces propositions sont apparues bien trop floues, comparées aux annonces sur le pouvoir d’achat.
Il est urgent d’entamer un processus constituant
« Il veut nous faire passer pour de simples consommateurs », estime un des gilets jaunes rencontré par l’Humanité, lundi, sur un barrage filtrant de Rungis. « Pas représentés », « pas concernés », « pas écoutés »… En quelques mots, Jimmy, employé chez Carrefour, révèle la grande distance prise avec la démocratie représentative. Le « tous pourris » n’est jamais très loin dès qu’on évoque les corps intermédiaires ou les élus. « Certains peut-être sont honnêtes, mais ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. En général, je ne sais pas s’ils sont aussi sincères que ça ! » s’exclame Jimmy. À Commercy, la CGT, qui était venue proposer son aide, a été gentiment éconduite par peur de la récupération, rapporte Claude… qui est lui-même syndiqué à la CGT. Mais il se dit rasséréné par ce mouvement où on parle à « des gens de toute sorte » sans exclusive, qu’ils votent FN ou plutôt à gauche, mais « toujours dans une relation extrêmement respectueuse. Les idées s’échangent, elles progressent, ce qu’on ne sentait pas avant », juge ce militant. S’il présente des avantages, cet effacement des appartenances peut aussi renforcer encore la confusion politique. Et elle est parfois amplifiée par certains personnages sulfureux. Étienne Chouard, par exemple, était l’un des invités phares de la conférence à succès sur le référendum d’initiative citoyenne. S’il défend un processus constituant depuis le référendum de 2005, ce professeur d’économie en lycée prône aussi le dépassement des clivages, au point de s’afficher aux côtés de figures d’extrême droite. Il n’a pas caché ses sympathies pour François Asselineau lors de la dernière présidentielle.
À l’avant-garde des expérimentations démocratiques, le maire de Kingersheim, Jo Spiegel, qui a récemment rejoint Place publique, a, lui, été agréablement surpris par la dynamique des gilets jaunes. « On aurait pu craindre au départ qu’il s’agisse d’un individualisme de masse, avec chacun son gilet jaune et ses revendications, mais ils ont commencé à faire de la politique dignement, dépassant les intérêts catégoriels et corporatistes à mesure qu’ils ont discuté sur les ronds-points. La mobilisation contre une taxe s’est peu à peu transformée en manifestation contre l’injustice fiscale, par exemple. » Et vu la crise de la démocratie représentative élective, complètement déligitimée, il est urgent d’entamer une transition sociale, écologique et démocratique, via un processus constituant. « Une espèce d’assemblée générale nationale, sur plusieurs mois, avec des citoyens tirés au sort pour imaginer un renouveau démocratique. C’est ça ou le risque, c’est de voir un scénario à l’italienne se produire en France. »
Les gilets jaunes sont « plus mobilisés que jamais », a assuré jeudi l’un d’eux, Maxime Nicolle, lors d’un point presse organisé devant la symbolique salle du Jeu de paume à Versailles (Yvelines). « Depuis combien de temps y a-t-il un risque d’attentat sur le territoire ? C’est au gouvernement d’assurer la sécurité des citoyens », a affirmé l’une des figures du mouvement. L’association fraîchement créée Mouvement des gilets jaunes et le collectif Sans étiquette ont de leur côté envoyé un communiqué à la presse pour assurer de leur solidarité les familles des victimes des attentats de Strasbourg. Ils appellent à porter un ruban noir lors des rassemblements de ce week-end. Car « les miettes jetées par Macron » ne doivent pas affaiblir les mobilisations, assurent les gilets jaunes, en dépit des pressions de la majorité macroniste qui leur demande de « renoncer à l’acte V ». Ils ont même déposé une déclaration de manifestation pour un rassemblement à 14 heures, samedi, place de la République. Ils appellent également à la constitution d’un conseil national de la résistance des gilets jaunes « pour résister à la précarité et aux injustices sociales ». Dans leur communiqué, les gilets jaunes appellent aussi à une « mobilisation générale afin de partir en guerre contre la paupérisation de la société, la misère sociale et les égoïsmes de chapelle ».
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