Exclusivité. On a parlé d’art-féminisme et de censure avec l’artiste connue pour ses performances dénudées dans des lieux publics et qui a fait parler d’elle à la mi-décembre lors d’une manifestation de « gilets jaunes ».
Deborah de Robertis, votre dernière performance le 15 décembre 2018 à Paris lors de l’acte 5 des « gilets jaunes » a beaucoup fait parler. Quel était le sens de votre démarche artistique ?
Cette performance, #Marianneiswatchingyou, s’inscrit dans le débat sur l’invisibilité des femmes dans l’histoire des luttes révolutionnaires. Au moment de l’acte 5, la question des femmes « gilets jaunes » ne se posait pas encore vraiment. Les médias semblaient au contraire surpris d’en voir, ce qui revient à « nier leur présence avant » comme le dit bien l’historienne Mathilde Larrère. J’ai donc décidé de nous placer en première ligne. Je me suis dit que, cette fois-ci, l’histoire ne se ferait pas sans nous. J’ai voulu créer une image iconique qui marquerait de façon radicale la place des femmes dans la révolte d’aujourd’hui.
L’idée était de recréer le fameux tableau de Delacroix, « La Liberté guidant le peuple », mais d’un point de vue féministe et en dehors des murs aseptisés des institutions muséales, directement là où l’histoire contemporaine est en train de se jouer : dans la rue.
Pourquoi ces capuches rouges, cette peinture argentée ?
Nous, « Mariannes guidant le peuple », en rouge au milieu des « gilets jaunes » pour être visibles, avons voulu incarner des Jocondes hybrides contemporaines, seins fièrement érigés pointant vers les forces de l’ordre. Notre nudité argentée et la position de nos corps ont été pensées pour refléter, tel un miroir déformant, les postures militaires. L’argenté, c’est la couleur de nos seins, du métal, des armes et des monuments. Nos bustes dénudés ne représentent plus le « sein nourricier » de la France, mais font référence au sein politique et contemporain des Femen. Nos seins sont des boucliers. Nos corps immobiles, statuaires, s’unissent pour créer une image de résistance. Nous avons arraché l’allégorie de l’imaginaire collectif pour faire naître une pluralité de Marianne sujets.
Pensez-vous que votre action a été comprise ?
Une marche intitulée « Femmes gilets jaunes, mobilisons-nous » a été organisée le 6 janvier dernier avec une image de la Marianne de Delacroix portant un gilet jaune. J’y vois un écho positif et un signe que mon action a su parler aux gens. Mais certains médias m’ont accusée de récupérer le mouvement, on m’a traitée de « parasite opportuniste ». C’est une lecture misogyne assez classique dès lors que des femmes s’emparent de l’actualité. On attend toujours d’elles qu’elles se tiennent en périphérie de l’histoire, qu’elles se taisent.
Pourquoi avez-vous accepté de prendre la parole aujourd’hui ?
En tant qu’artiste femme qui utilise son corps, je perds beaucoup de temps à devoir me défendre de ne pas être une exhibitionniste, bien qu’au fond, je pense que ce n’est pas à l’artiste d’expliquer ses œuvres. Il n’y a pas de mode d’emploi pour apprendre à regarder. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de discours et de pensée intrinsèque à chaque performance, mais une œuvre en soi existe avant tout par elle-même.
Les femmes (et en particulier celles qui utilisent leur nudité) sont souvent mises en position de devoir se justifier sans cesse, ce qui revient à devoir s’excuser publiquement de ce qu’elles font. C’est insupportable. Une œuvre, quelle qu’elle soit, est faite pour interpeller, questionner. Ce en quoi elle diffère d’un acte purement militant qui s’inscrit dans une logique d’instantanéité et dont le but est de communiquer un message. L’art, au contraire, est fait pour durer. Une œuvre s’inscrit dans un temps long qui n’est pas celui de la communication et du buzz qui caractérise notre époque.
Vous faites pourtant le buzz à chacune de vos performances. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
Vous noterez que je garde le silence dans toutes mes performances, y compris dans la dernière. Ce ne sont pas les mots de Marianne que j’ai mis en scène, mais son regard, silencieux. C’est une mise en abyme de Marianne qui regarde l’histoire se faire, et le buzz fait aussi partie de cette performance. Ce n’est pas une fin en soi, mais un outil que j’utilise. Je confronte le buzz qui suit l’acte de création au regard intemporel et insaisissable du modèle de Da Vinci. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si tous les chefs-d’œuvre que j’ai réinterprétés jusqu’ici, d’Olympia à Mona Lisa, en passant par la Vierge de Lourdes, sont des œuvres qui enferment dans le regard de leurs modèles un éternel mystère.
Vous dénoncez une tentative de récupération politique de votre performance. Pourquoi ?
On a voulu retenir de ma performance une seule image : celle d’un duel imaginaire entre deux archétypes sexistes de femmes, la « gendarme en uniforme » choisie par la gendarmerie nationale pour incarner « sa » Marianne, et la « salope anarchiste » des « gilets jaunes ». Or, c’est bien par choix et non par hasard que je me suis placée devant la seule femme gendarme pour créer ce face à face.
Les images, les interprétations ou tentatives de récupération viennent de ce cadre que j’ai préétabli. En recréant un pseudo-duel de Mariannes, les institutions et certains médias ont vidé ma performance de son sens. Le regard des cinq Mariannes en rouge dirigé sur les forces de l’ordre symbolisait le peuple visant le pouvoir, et non l’inverse. Or, les autorités en ont profité pour ériger une allégorie d’une « Marianne répressive » et nous rappeler à l’ordre. En 2018, la Marianne de la République serait donc armée et protectrice de l’Etat plutôt que le peuple. Ce n’est qu’une manœuvre misogyne pour tenter de camoufler, derrière le « doux visage » de celle qu’on voudrait nous imposer comme la nouvelle Marianne, la résonance des Flash-Ball et de la violence policière qui ont marqué les manifestations.
Peut-on parler de censure ?
La censure a toujours été au cœur de mon travail. Chacune de mes performances artistiques me vaut de nombreuses plaintes pour exhibition sexuelle. C’est bien la preuve que les institutions artistiques, politiques et judiciaires veulent réduire le corps des femmes artistes ou militantes à un corps sexué. Ceci « afin de bien nous remettre dans le cadre » et étouffer toute critique. Or, j’insiste sur le fait que c’est bien le regard qui est l’objet de mon travail, et non mon sexe, qui est ce que l’historienne féministe Geneviève Fraisse nomme aujourd’hui « le corps qui regarde ». Ce regard dirigé vers l’extérieur a une fonction, celui de rendre visibles les muses et les modèles des peintres, traditionnellement confinées au rang d’objets inertes au service des artistes. Quant à Marianne, elle n’est pas un simple modèle, mais une allégorie de la Vérité, la Loi, la Justice, la Liberté, la République…
Par notre incarnation dans le réel, nous avons voulu la « libérer » des insignes du pouvoir et inverser le rapport de domination : le corps regardé devient le corps regardant. Le corps policier devient l’objet de nos regards. Sous le regard médiatique, nos poitrines nues les prennent en otage et en font les instruments de notre action, et non l’inverse.
Marianne serait donc pour vous une sorte d’alibi qui sert le patriarcat ?
De mon point de vue, le corps des femmes a toujours servi les intérêts du pouvoir. Marianne, figure symbolique de la République française, en est l’exemple-type. Petite anecdote : le 21 décembre 2018, lors d’un événement officiel, la gendarme de la photo a reçu comme cadeau la photo de mon visage la regardant.
De « L’origine du monde » à « Marianne », je me suis toujours opposée à ce proxénétisme institutionnel qui se sert du corps des femmes pour remplir les caisses des musées ou légitimer un pouvoir en place. En tant qu’artiste, je refuse que mon travail, ma lutte, mon corps, mon visage, mes seins, mon cul ou ma chatte servent de décorum au pouvoir.
Nous les femmes, nous sommes les vraies Marianne, nous n’avons pas besoin du patriarcat pour nous réinventer. Nous ne sommes plus des jolies muses nues qui s’offrent aux regards des photographes, nous avons autre chose à foutre qu’à être accrochées dans les salons de l’Elysée. Nous ne nous laisserons pas invisibiliser.
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