La montée des eaux est une réalité à laquelle les littoraux mondiaux doivent s’adapter, ouvrages de protection ou plans de relocalisation. Pourtant, en France, en l’état actuel des consciences et de la loi sur la propriété privée, mettre en place des politiques ambitieuses est quasiment impossible.
Entre le rapport du Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) portant sur les océans, publié en septembre, et l’étude de l’organisation Climate Central parue début octobre, les scientifiques ont insisté ces derniers mois sur l’ampleur de la montée des océans, provoquée par le changement climatique. Dans les prochaines années, les sociétés seront mises au défi de se protéger ou d’habiter autrement la planète. Selon le Giec, développer les ouvrages de protection nécessitera « des investissements de plusieurs dizaines à centaines de milliards de dollars par année ». Si c’est envisageable « pour les zones urbaines densément peuplées, les zones rurales ou les plus pauvres seront mises au défi de réaliser de tels investissements ».
Les pays pauvres devront probablement réfléchir à des solutions. Mais les pays développés également. En France, des politiques de déplacement des infrastructures, qualifiées de « reculs stratégiques » ou « relocalisations d’activités », commencent à voir le jour. Envisageables pour des « petites communautés », estiment les scientifiques du Giec, « de telles relocalisations peuvent être culturellement, socialement, financièrement est politiquement contraintes », ajoutent-ils néanmoins. Les premiers cas français en sont une illustration.
En Méditerranée, l’opération la plus ambitieuse a été menée en Languedoc-Roussillon entre 2003 et 2015. Face à l’érosion du lido sableux de 20 km reliant Sète à Marseillan (Hérault), les pouvoirs publics ont pris la décision de redonner sa place à la nature afin de limiter l’érosion. Ainsi, la route littorale, de plus en plus menacée par la montée de l’eau et la réduction de la plage, a été déplacée vers l’intérieur des terres, près de la voie ferrée. « On a réagi là-bas, parce qu’on était au pied du mur, explique François Sabatier, géographe chercheur au Cerege (CNRS) et à l’université Aix-Marseille. La route était au bord de la mer. » Ces travaux présentaient l’avantage de concerner une infrastructure publique. La situation est beaucoup plus complexe lorsque des propriétés privées sont touchées.
« L’histoire des littoraux français [métropolitains] est celle d’une captation foncière des personnes les plus aisées »
Depuis quelques années, plusieurs cas de la façade atlantique sont devenus emblématiques du problème de l’érosion côtière. Parmi ceux-là, il y a la résidence Le Signal, à Soulac-sur-Mer (Charente-Maritime), menacée à terme d’effondrement par l’érosion dunaire : le maire a pris un arrêté de péril en 2014. Pour les 78 copropriétaires de la résidence, le combat juridique a alors débuté. Car ils n’ont pas pu bénéficier du Fonds de prévention des risques naturels majeurs, créé en 1995 pour indemniser les personnes expropriées. Ce fonds est financé par un prélèvement de 12 % sur la prime catastrophes naturelles des contrats d’assurance habitation et automobile.
Aussi appelé « fonds Barnier », ce régime d’indemnisation à 100 %, « ne fonctionne pas pour l’érosion côtière lente, au contraire de la submersion marine », explique Marie-Laure Lambert, juriste environnementale à l’université Aix-Marseille. Dans le cas du Signal, les députés français ont fini par voter un amendement exceptionnel, accordant 7 millions d’euros aux propriétaires. En agissant de la sorte, l’État a soigneusement évité d’élargir le fonds au risque d’érosion côtière, ce qu’il avait pourtant fait pour la submersion marine après la tempête Xynthia en 2011.
Face à l’augmentation des indemnisations dues aux risques naturels, les capacités du fonds ont de quoi questionner : « Il paraît impossible, à moyen et long terme, et dans un contexte de contraction des dépenses publiques, d’appliquer le bénéfice de ce dispositif à tous les immeubles des littoraux métropolitains et ultramarins qui se trouveront exposés, un jour ou l’autre, aux risques de submersion du fait de l’élévation du niveau marin », écrit Marie-Laure Lambert, dans un article publié dans La Revue juridique de l’environnement.
La juriste partage l’analyse de sa collègue Cécilia Claeys, sociologue à l’université Aix-Marseille, qui définit « l’histoire des littoraux français [métropolitains] comme celle d’une captation foncière des personnes les plus aisées ». Pour Marie-Laure Lambert, ce facteur est un réel obstacle : « Si à chaque fois, on doit payer deux millions d’euros pour une maison avec vue sur la mer, ça va coûter très cher, explique-t-elle. Ce qu’il faudrait, c’est repenser l’indemnisation, en prenant plutôt en compte la vulnérabilité sociale des personnes. » Attachée au système de solidarité nationale, la chercheuse estime qu’il faut néanmoins « rediscuter cette solidarité », les risques littoraux concernant en premier lieu les classes sociales les plus aisées, des biens onéreux, qui peuvent parfois être des résidences secondaires.
« On ne peut pas considérer qu’un bien exposé à un danger continue de valoir des millions d’euros »
Sur ces fondements financiers fragiles, difficile donc de se projeter dans des relocalisations des littoraux. D’autant que, dans les cas où le fonds Barnier peut fonctionner, l’indemnisation doit coûter moins cher que des travaux de protection : « Tant que construire des digues ou clouer des falaises coûtera moins cher qu’une expropriation, on continuera de repousser l’échéance », dit Marie-Laure Lambert.
Selon la juriste, un encadrement plus important du marché de l’immobilier est nécessaire, avec une information plus précoce sur les risques, « et pas au moment de signer chez le notaire. C’est peut-être un peu cynique, mais il faut faire venir la réalité des choses dans la tête des gens en faisant baisser la valeur de leur bien sur le marché. On ne peut pas considérer qu’un bien exposé à un danger continue de valoir des millions d’euros. Il faut que le marché se renverse et commence à s’assainir ». Cette baisse de valeur pourrait donner une marge de manœuvre plus importante aux pouvoirs publics.
À Carry-le-Rouet (Bouches-du-Rhône), où la falaise supportant de belles et luxueuses villas est grignotée par la mer d’un centimètre chaque année, l’idée d’un recul stratégique n’est pas d’actualité. « Ici, ce sont des maisons de 1 à 1,5 million d’euros », fait remarquer le maire, Jean Montagnac, manière de signifier l’ampleur de la tâche. Mais surtout, bien que des éboulements importants de falaise se soient déjà produits, l’érosion n’est pas considérée comme un danger immédiat. « Moins spectaculaire qu’en Atlantique, il y a une érosion régulière et inéluctable, explique Cécila Claeys, qui a étudié le cas de la commune provençale. Les gens sont relativement au courant, mais ils enterrent cela dans un coin de leur esprit. C’est d’autant plus tentant quand il y a des intérêts économiques, comme la perte de son bien, ou électoraux, comme la perte d’électeurs. »
Dans son étude, publiée dans la revue Nature Sciences Sociétés, la sociologue souligne l’impopularité de l’idée d’abandon du bâti face à l’érosion : « 85 % des riverains interrogés se disent défavorables à l’expropriation des habitants les plus exposés. » Dans un autre article coécrit avec Marie-Laure Lambert, les deux chercheuses font état du « regret » des institutions étatiques déconcentrées face au manque d’initiatives des municipalités sur les relocalisations ou la limitation de l’urbanisation. Un membre de la DDTM (direction départementale des Territoires et de la Mer) déclare ainsi : « Si les élus prennent certaines mesures, ils ne sont pas réélus le coup d’après. »
Les communes, en première ligne, semblent bien seules et désarmées
Sujet sensible donc. Sans parler de relocalisation : à Carry-le-Rouet, la gestion des travaux de protection fait déjà des vagues. Dans son étude, Cécilia Claeys fait état du mécontentement de certains habitants, qui accusent la mairie de népotisme envers certains riverains, à l’intention desquels les deniers publics auraient servi à consolider la falaise. « Ça s’est produit chez des gens très importants à la municipalité, alors on a trouvé des sous pour refaire », dit ainsi un résident carryen, cité dans l’étude de cas.
Le maire de récuse ces affirmations : « Personne ne peut dire qu’on a fait des travaux pour l’un et pas pour l’autre », assure-t-il. Selon l’édile, la responsabilité de travaux revient aux propriétaires, « mais lorsque l’on s’adresse au préfet, il nous dit que s’il y a un accident grave ou mortel, nous sommes responsables et nous devons alors faire des travaux ». Ainsi, dans la commune provençale, la mairie dit s’être seulement employée en cas de « péril imminent ».
Entre les difficultés financières et politiques, les communes, en première ligne, semblent bien seules et désarmées dans la mise en place de politiques ambitieuses dans la gestion du trait de côte des littoraux français. Face aux conflits liés aux moyens et aux responsabilités, « les collectivités étatiques et locales doivent travailler ensemble, estime Marie-Laure Lambert. Une stratégie locale de gestion du trait de côte, comme à Lacanau (Gironde), est un bon exemple ».
Face au constat sans appel de disparition de la plage, la station balnéaire girondine a d’ores et déjà imaginé un nouveau trait de côte fictif pour 2040, où le front de mer actuel aurait disparu, pour être réaménagé plus en retrait. Cela s’est fait par le biais d’un organisme intégrant les pouvoirs étatique et locaux, ainsi que les citoyens : le groupement d’intérêt public Littoral. « Dans la salle, les citoyens étaient prêts et comprenaient les problèmes, rapporte Marie-Laure Lambert, qui a assisté à plusieurs réunions. Peut-être faudrait-il mettre en place ce type d’outil sur tous les littoraux. »
Pour surpasser la frilosité politique, due à l’impopularité des relocalisations, Marie-Laure Lambert a aussi imaginé des innovations juridiques ambitieuses, comme une perte progressive de la propriété privée. Dans un premier temps, sur trente ans, le propriétaire perdrait « l’abusus » de son bien, c’est-à-dire la possibilité de le vendre ou de le transmettre à ses héritiers. Puis, sur les trente années suivantes, il perdrait le « fructus », soit la possibilité de le louer, et enfin « l’usus », l’usage de son bien. « Au fur et à mesure que les gens meurent, les maisons vont être détruites, explique Marie-Laure Lambert. Cela enverrait un signal. Il faut faire comprendre aux gens qu’il faudra partir un jour. » Mais cette évolution des consciences est lente et difficile à mettre en place.
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Lire aussi : Climat : la montée des eaux menace le littoral aquitain
Source : Benjamin Hourticq pour Reporterre
Photos : © Benjamin Hourticq/Reporterre
. chapô : Carry-le-Rouet, dans les Bouches-du-Rhône.
. Le Signal : Flickr (Jacme31/CC BY–SA 2.0)
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