On sait aujourd’hui le contexte de ce Nobel et comment Neruda a mené une véritable campagne pour l’obtenir, non pour sa gloire personnelle mais pour le soutien politique à son camarade Allende alors que les Etats-Unis menaient campagne contre cette attribution, comme encore aujourd’hui ils prétendent contrôler le Nobel et la reconnaissance internationale culturelle. Le discours qui rappelle le contexte de l’exil auquel a été contraint Neruda, le poète mais la relation entre poésie et combat politique d’un communiste va encore plus loin, elle revendique la simplicité du geste qui nourrit et le chamanisme qui enfonce ses racines dans la nature et la conscience d’être des hommes, la solitude et la communauté et comme Aragon, il peut alors dire qu’il n’a jamais appris à écrire. Un dernier mot souvent sous le titre de discours au nobel de Neruda on trouve un poème qui lui est attribué et il débute par “il n’a pas vécu celui…”, chaque fois je proteste parce que le dit poème est le contraire de ce que dit Neruda, il fait partie de ces posts prétentieux des réseaux sociaux, de ces pseudos envols de l’âme et citations qui éloignent de la culture et de la poésie, en font un lieu de maxime pour “le bien vivre”, la seule place qui leur convienne est la porte des toilettes. Lisez donc ce véritable discours de Neruda comme un antidote à la médiocrité de notre temps sur le plan politique comme sur le plan de l’écriture, il y manque le silence, le geste et la parole du peuple, je me plains de ce qu’on ose faire des êtres humains et de la poésie, de l’être Aragon. (note et traduction de Danielle Bleitrach) .
Le 21 octobre 1971, il a été annoncé que le prix Nobel de littérature reviendrait cette année-là à Pablo Neruda. Quelque temps plus tard, le 10 décembre, le poète était en Suède pour le recevoir. Dans son discours, il raconte l’histoire de sa fuite en Argentine, en 1949, pour fuir la persécution et fait une réflexion sincère sur la poésie. Ceci est le texte intégral.
Discours de Stockholm
Prononcé par Pablo Neruda
à l’occasion de la remise du prix Nobel de littérature.
Mon discours sera un long voyage, un de mes voyages à travers des régions lointaines et antipodiques, mais pas pour autant semblables au paysage et à la solitude du Nord. Je parle de l’extrême sud de mon pays. Nous, Chiliens, nous nous sommes déplacés si loin et si loin, jusqu’à ce que nos limites touchent le pôle Sud, que nous ressemblons à la géographie de la Suède, dont la tête touche le nord enneigé de la planète.
Là, à travers ces extensions de ma patrie où des événements déjà oubliés en eux-mêmes m’ont conduit, il faut traverser, j’ai dû traverser les Andes à la recherche de la frontière de mon pays avec l’Argentine. De grandes forêts couvrent les régions inaccessibles comme un tunnel, et comme notre chemin était caché et interdit, nous n’acceptions que les signes d’orientation les plus faibles. Il n’y avait pas d’empreintes de pas, il n’y avait pas de sentiers et avec mes quatre compagnons à cheval, nous avons cherché dans une cavalcade ondulante – éliminant les obstacles des arbres puissants, des rivières impossibles, des rochers immenses, des neiges désolées, devinant plutôt – le cours de ma propre liberté. Ceux qui m’accompagnaient connaissaient l’orientation, la possibilité parmi le grand feuillage, mais pour savoir plus confiants montés sur leurs chevaux ils marquaient avec une machette ici et là l’écorce des grands arbres laissant des traces qui les guideraient au retour, quand ils me laisseraient seul avec mon destin.
Chacun avançait saisi dans cette solitude sans frontières, dans ce silence vert et blanc, les arbres, les grandes lianes, l’humus déposé depuis des centaines d’années, les troncs à moitié rongés qui, soudain furent une barrière de plus dans notre marche. Tout était une nature éblouissante et secrète et en même temps une menace croissante de froid, de neige, de persécution. Tout était mélangé : la solitude, le danger, le silence et l’urgence de ma mission.
Parfois, nous suivions une piste très mince, laissée peut-être par des contrebandiers ou des criminels de droit commun en fuite, et nous ne savions pas si beaucoup d’entre eux avaient péri, soudainement surpris par les mains glaciales de l’hiver, par les énormes tempêtes de neige qui, lorsqu’elles déchargent dans les Andes, enveloppent le voyageur, l’engloutissent, le noient sous sept étages de blancheur.
De chaque côté de la piste, je voyais, dans cette désolation sauvage, quelque chose comme une construction humaine. C’étaient des morceaux de branches accumulées qui avaient enduré de nombreux hivers, des offrandes végétales de centaines de voyageurs, de hauts monticules de bois pour se souvenir des morts, pour faire penser à ceux qui n’avaient pas pu continuer et sont restés là pour toujours sous les neiges. Mes compagnons coupaient aussi avec leurs machettes les branches qui touchaient nos têtes et descendaient sur nous de la hauteur des immenses conifères, des chênes dont le dernier feuillage palpitait avant les tempêtes hivernales. Et moi aussi j’ai laissé un souvenir sur chaque tertre, une carte en bois, une branche coupée de la forêt pour orner les tombes de l’un ou l’autre des voyageurs inconnus.
Nous avons dû traverser une rivière. Ces petits ruisseaux nés dans les sommets des Andes se précipitent, déversent leur force vertigineuse et surpuissante, se transforment en cascades, brisent les terres et les rochers avec l’énergie et la vitesse qu’elles ont apportées depuis des hauteurs indescriptibles : mais cette fois, nous avons trouvé un marigot, un grand miroir d’eau, un gué. Les chevaux sont entrés, ont perdu pied et ont nagé vers l’autre rive. Bientôt, mon cheval a été presque complètement dépassé par les eaux, j’ai commencé à me balancer sans soutien, mes jambes se débattaient pendant que la bête luttait pour garder sa tête à l’air libre. Et donc ainsi nous avons traversé. Et dès que j’ai atteint l’autre rive, les vaqueanos, les paysans qui m’accompagnaient m’ont interrogé avec un certain sourire :
– Avez-vous eu très peur ?
-Très. Je pensais que ma dernière heure était venue“, ai-je dit.
–Nous étions derrière vous avec le lasso dans les mains”, ont-ils répondu.
–Juste là”, ajoute l’un d’eux, “mon père est tombé et a été emporté par le courant. Il n’allait pas en être de même pour vous.”
Nous avons continué jusqu’à ce que nous entrions dans un tunnel naturel qui ouvrait peut-être dans les rochers imposants une rivière perdue, ou un frémissement de la planète qui avait installé dans les hauteurs cet ouvrage, ce canal rocheux de pierre taillée, de granit, dans lequel nous sommes entrés. Après quelques pas, les chevaux glissaient, ils essayaient de prendre pied sur les pentes de pierre, leurs jambes pliaient, des étincelles explosaient dans les fers à cheval : plus d’une fois je me suis retrouvé projeté à bas de mon cheval et retrouvé étendu sur les rochers. Ma monture saignait du naseau et des pattes, mais nous avons continué, obstinément, sur cette route vaste, splendide et difficile.
Quelque chose nous attendait au milieu de cette forêt sauvage. Soudain, comme une vision singulière, nous sommes arrivés à une petite prairie soignée, nichée dans le giron des montagnes : eau claire, prairie verte, fleurs sauvages, murmure des rivières et le ciel bleu au-dessus, lumière généreuse non interrompue par un quelconque feuillage.
Nous étions là comme dans un cercle magique, comme des invités dans une enceinte sacrée, et la cérémonie à laquelle j’ai participé était encore plus sacrée. Les vaqueros sont descendus de leurs chevaux. Au centre de l’enceinte était placé, comme pour un rituel, un crâne de bœuf. Mes compagnons se sont approchés silencieusement, un par un, pour laisser quelques pièces et de la nourriture dans les trous d’os. Je me suis joint à eux dans cette offrande destinée aux Ulysse égarés, aux fugitifs de tout poil qui trouveraient pain et secours dans les orbites du taureau mort.
Mais la cérémonie inoubliable ne s’est pas arrêtée là. Mes rustiques amis otèrent leurs chapeaux et entamèrent une danse étrange, sautillant sur un pied autour du crâne abandonné, reformant la trace circulaire laissée par tant de danses d’autres qui auparavant avaient agi ainsi. Je compris alors vaguement, à côté de mes compagnons impénétrables, cette communication d’étranger à étranger, une demande, une requête et une réponse même dans les solitudes les plus lointaines et les plus reculées de ce monde.
Plus loin, déjà sur le point de franchir les frontières qui m’éloigneraient pour de nombreuses années de ma patrie, nous sommes arrivés de nuit aux dernières gorges de la montagne. Soudain, nous avons vu une lumière allumée, signe certain d’une habitation humaine et, en nous approchant, nous avons trouvé quelques bâtiments branlants, des hangars délabrés, apparemment vides. Nous sommes entrés dans l’un d’eux et avons vu, à la lueur du feu, de grandes bûches brûler au centre de la pièce, les corps d’arbres géants qui y brûlaient jour et nuit, et laissaient échapper par les fentes du toit une fumée qui se promenait dans l’obscurité comme un voile d’un bleu profond. Nous avons vu des tas de fromages empilés par ceux qui les avaient fait cailler à cette hauteur. Près du feu, entassés comme des sacs, gisaient quelques hommes. Nous avons distingué dans le silence les cordes d’une guitare et les paroles d’une chanson qui, surgissant des braises et de l’obscurité, nous apportait la première voix humaine que nous avions rencontrée sur la route. C’était une chanson d’amour et de lointains, une complainte d’amour et de nostalgie dirigée vers la source lointaine, vers les villes d’où nous venions, vers l’étendue infinie de la vie. Ils ne savaient pas qui nous étions, ils ne savaient rien du fugitif, ils ne connaissaient pas ma poésie ni mon nom. Ou alors le savaient-ils, nous connaissaient-ils? En réalité, près de ce feu, nous avons chanté et mangé, puis nous avons marché dans l’obscurité vers des endroits sommaires. À travers lesquel passait un ruisseau thermal, une eau volcanique dans laquelle nous avons plongé, une chaleur qui se déversait des cordillères et qui nous prenait en son sein.
Nous nous sommes éclaboussés joyeusement, en nous baignant, en nous débarrassant du poids de l’immense trajet. Nous nous sommes sentis rafraîchis, en train de naître, baptisés, lorsqu’à l’aube nous avons entamé les derniers kilomètres du voyage qui me séparerait de cette éclipse de ma patrie. Nous sommes partis en chantant sur nos chevaux, remplis d’un air nouveau, d’un souffle qui nous poussait vers la grande route du monde qui m’attendait. Lorsque nous avons voulu donner (je m’en souviens très bien) aux montagnards quelques pièces de monnaie en récompense des chansons, de la nourriture, des sources d’eau chaude, du toit et des lits, c’est-à-dire de l’abri inattendu qui nous attendait, ils ont rejeté notre offre sans un geste. Ils nous avaient servi et rien de plus. Et dans ce “rien de plus”, dans ce rien de plus silencieux, il y avait beaucoup de choses sous-entendues, peut-être la reconnaissance, peut-être les rêves eux-mêmes.
Mesdames et messieurs :
Je n’ai pas appris dans les livres la recette pour la composition d’un poème : et je ne laisserai pas par écrit à mon tour le moindre indice, une manière ou un style pour que les nouveaux poètes reçoivent de moi quelque goutte de prétendue sagesse. Si j’ai raconté dans ce discours certains événements du passé, si j’ai fait revivre un récit jamais oublié en cette occasion et en ce lieu si différent de ce qui s’est passé alors, c’est parce que dans le cours de ma vie j’ai toujours trouvé quelque part l’affirmation nécessaire, la formule qui était là en attente, non pas pour durcir mes propos mais pour m’expliquer.
Dans ce long voyage, j’ai trouvé les substances nécessaires à la formation du poème. J’y ai reçu les contributions de la terre et de l’âme. Et je pense que la poésie est une action passagère ou solennelle dans laquelle entrent ensemble la solitude et la solidarité, le sentiment et l’action, l’intimité de soi, l’intimité de l’homme et la révélation secrète de la nature. Et je pense avec non moins de foi que tout se tient – l’homme et son ombre, l’homme et son attitude, l’homme et sa poésie – dans une communauté toujours plus large, dans un exercice qui intégrera à jamais en nous la réalité et le rêve, parce qu’ainsi il les unit et les confond. Et je dis de même que je ne sais pas, après tant d’années, si ces leçons que j’ai reçues en traversant une rivière vertigineuse, en dansant autour du crâne d’une vache, en baignant ma peau dans l’eau purificatrice des plus hautes régions, je dis que je ne sais pas si cela venait de moi-même pour le communiquer ensuite avec beaucoup d’autres êtres, ou si c’était le message que d’autres hommes m’envoyaient comme une demande ou une convocation. Je ne sais pas si je l’ai vécu ou écrit, je ne sais pas s’il s’agissait de vérité ou de poésie, de transition ou d’éternité, des vers que j’ai vécus à ce moment-là, des expériences que j’ai chantées plus tard.
.De tout cela, mes amis, il ressort une leçon que le poète doit apprendre des autres hommes. Il n’y a pas de solitude inexpugnable. Tous les chemins mènent au même point : à la compréhension de ce que nous sommes. Et il faut traverser la solitude et la dureté, l’isolement et le silence pour atteindre l’enceinte magique où l’on peut danser maladroitement ou chanter mélancoliquement ; mais dans cette danse ou dans ce chant se consument les plus anciens rites de conscience : la conscience d’être des hommes et de croire en notre destin commun.
En vérité, bien que certains ou beaucoup de gens m’aient considéré comme un sectaire, incapable de partage à la table commune des responsabilités, je ne veux pas me justifier, je ne crois pas que les accusations ou les justifications aient une place quelconque parmi les devoirs du poète. Après tout, aucun poète n’a administré la poésie, et si l’un d’eux osait accuser ses semblables, ou si un autre pensait pouvoir passer sa vie à se défendre contre des récriminations raisonnables ou absurdes, ma conviction est que seule la vanité est en fait capable de nous égarer vers de telles extrémités. Je dis que les ennemis de la poésie ne sont pas parmi ceux qui la professent ou l’exercent, mais dans le manque de communication du poète. Aucun poète n’a donc d’ennemi plus essentiel que sa propre incapacité à se faire comprendre du plus ignoré et du plus exploité de ses contemporains ; et cela est vrai pour toutes les époques et pour tous les pays.
Le poète n’est pas un “petit dieu“. Non, il n’est pas un “petit dieu“. Il n’est pas marqué par un destin cabalistique supérieur à ceux qui exercent d’autres fonctions et métiers. J’ai souvent dit que le meilleur poète est l’homme qui nous donne notre pain quotidien : le boulanger le plus proche, qui ne se prend pas pour un dieu. Il accomplit sa tâche majestueuse et humble de pétrir, cuire, dorer et livrer le pain quotidien, en respect d’une obligation communautaire. Et si le poète atteint cette conscience simple, cette conscience simple peut aussi devenir une partie d’un artisanat colossal, d’une construction simple ou compliquée, qui est la construction de la société, la transformation des conditions qui entourent l’homme, la livraison de la marchandise : le pain, la vérité, le vin, les rêves. Si le poète s’associe à cette lutte sans fin pour confier à chacun sa ration d’engagement, son dévouement et sa tendresse à l’œuvre commune de chaque jour et de tous les hommes, le poète participera à la sueur, au pain, au vin, au rêve de l’humanité entière. Ce n’est que par cette voie inaliénable d’être des hommes communs que nous pourrons rendre à la poésie le large espace qui lui est retranché à chaque époque, que nous lui retranchons nous-mêmes à chaque époque.
Les erreurs qui m’ont conduit à une vérité relative, et les vérités qui m’ont conduit de façon répétée à l’erreur, ne m’ont pas permis – et je n’en ai jamais eu la prétention – de guider, de diriger, d’enseigner ce qu’on appelle le processus créatif, les méandres de la littérature. Mais je me suis rendu compte d’une chose : nous créons nous-mêmes les fantômes de notre propre mythification. C’est du mortier de ce que nous faisons, ou voulons faire, que proviennent les obstacles à notre propre développement futur. Nous sommes inévitablement amenés à la réalité et au réalisme, c’est-à-dire à une prise de conscience directe de notre environnement et des moyens de transformation, puis nous nous rendons compte, lorsqu’il semble trop tard, que nous avons construit une limite tellement exagérée que nous tuons le vivant au lieu d’amener la vie à se déployer et à s’épanouir. Nous nous imposons un réalisme que nous trouverons plus tard plus lourd que les briques des bâtiments, sans avoir érigé l’édifice que nous envisagions comme l’art intégral de notre devoir. Et en sens inverse, si nous réussissons à créer le fétiche de l’incompréhensible (ou du compréhensible pour quelques-uns), le fétiche du sélectif et du secret, si nous supprimons la réalité et ses dégénérescences réalistes, nous nous retrouverons soudain entourés d’un terrain impossible, d’un tremblement de feuilles, de boue, de nuages, dans lequel nos pieds s’enfoncent et une incommunicabilité oppressante nous étouffe.
Quant à nous en particulier, écrivains de la vaste étendue américaine, nous écoutons l’appel ininterrompu à avoir à remplir cet énorme espace avec des êtres de chair et de sang. Nous sommes conscients de notre obligation en tant que colons et – en même temps que le devoir de communication critique nous est essentiel dans un monde inhabité et, encore plus inhabité parce qu’il est plein d’injustices, de punitions et de douleurs – nous ressentons aussi l’engagement de récupérer les anciens rêves qui dorment dans les statues de pierre, dans les anciens monuments détruits, dans les grands silences des pampas infinies, des jungles épaisses, des fleuves qui chantent comme le tonnerre. Nous avons besoin de remplir de mots les confins d’un continent muet, et nous avons été enivrés par cette tâche de raconter et de nommer. C’est peut-être la raison déterminante de mon humble cas individuel ; et dans cette circonstance, mes excès, ou mon abondance, ou ma rhétorique, ne seraient que des actes, les plus simples des actes, du besoin américain de chaque jour. Chacun de mes vers voulait être installé comme un objet palpable : chacun de mes poèmes prétendait être un instrument de travail utile : chacune de mes chansons aspirait à servir dans l’espace comme des signes de retrouvailles là où les chemins se croisent, ou comme des fragments de pierre ou de bois sur lesquels quelqu’un, d’autres, ceux à venir, pourraient inscrire de nouveaux signes.
En portant ces devoirs du poète, dans la vérité ou dans l’erreur, à leurs conséquences ultimes, j’ai décidé que mon attitude au sein de la société et devant la vie devait aussi être humblement partisane. Je l’ai décidé en voyant des échecs glorieux, des victoires solitaires, des défaites éclatantes. J’ai compris, sur la scène des luttes d’Amérique, que ma mission humaine n’était autre que de m’ajouter à la vaste force du peuple organisé, de m’y ajouter avec du sang et de l’âme ; avec de la passion et de l’espoir, car c’est seulement de ce torrent gonflé que peuvent naître les changements nécessaires aux écrivains et aux peuples. Et même si ma position soulève ou suscite des objections amères ou aimables, la vérité est que je ne trouve pas d’autre moyen pour l’écrivain de nos vastes et cruels pays, si nous voulons pas que les ténèbres prospèrent, si nous voulons que les millions d’hommes qui n’ont pas encore appris à lire ou à nous lire, qui ne savent pas encore écrire ou nous écrire, se construisent sur le terrain de la dignité sans laquelle il n’est pas possible d’être des hommes intégraux.
Nous héritons de la vie lacérée de peuples qui ont été punis pendant des siècles, des peuples qui étaient les plus édéniques, les plus purs, ceux qui construisaient des tours miraculeuses avec des pierres et des métaux, des bijoux d’un éclat éblouissant, des peuples qui ont été soudainement rasés et réduits au silence par les terribles époques de colonialisme, époques qui existent encore. Nos étoiles primordiales sont la lutte et l’espoir. Mais il n’y a pas de lutte solitaire ni d’espoir solitaire. En chaque homme se réunissent les époques lointaines, l’inertie, les erreurs, les passions, les urgences de notre temps, la vitesse de l’histoire. Mais que deviendrais-je si j’avais, par exemple, contribué de quelque manière que ce soit au passé féodal du grand continent américain ? Comment pourrais-je relever la tête, illuminé par l’honneur que la Suède m’a fait, si je ne me sentais pas fier d’avoir joué un petit rôle dans la transformation actuelle de mon pays ? Il faut regarder la carte de l’Amérique, affronter la grande diversité, la générosité cosmique de l’espace qui nous entoure, pour comprendre pourquoi de nombreux écrivains refusent de partager le passé d’opprobre et de pillage que les dieux obscurs destinaient aux peuples américains.
J’ai choisi la voie difficile d’une responsabilité partagée et, avant de réitérer l’adoration de l’individu comme soleil central du système, j’ai préféré donner humblement mon service à une armée considérable qui peut parfois se tromper, mais qui marche sans repos et avance chaque jour en affrontant aussi bien les anachronismes récalcitrants que les infatués impatients. Parce que je crois que mes devoirs de poète m’ont indiqué non seulement la fraternité avec la rose et la symétrie, avec l’amour exalté et la nostalgie infinie, mais aussi avec les dures tâches humaines que j’ai incorporées dans ma poésie.
Il y a exactement cent ans aujourd’hui, un poète pauvre et splendide, le plus atroce des désespérés, écrivait cette prophétie : A l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons dans de splendides Villes.
Je crois en cette prophétie de Rimbaud, le voyant. Je viens d’une province obscure, d’un pays séparé de tous les autres par une géographie abrupte. J’étais le plus abandonné des poètes et ma poésie était régionale, douloureuse et pluvieuse. Mais j’ai toujours eu confiance en l’homme. Je n’ai jamais perdu espoir. C’est peut-être la raison pour laquelle je suis arrivé jusqu’ici avec ma poésie, et aussi avec mon drapeau.
En conclusion, je dois dire aux hommes de bonne volonté, aux travailleurs, aux poètes que tout l’avenir s’est exprimé dans cette phrase de Rimbaud : ce n’est qu’avec une ardente patience que nous conquerrons la cité splendide qui donnera lumière, justice, dignité à tous les hommes.
Ainsi la poésie n’aura pas chanté en vain.
source d’origine Fundación Pablo Neruda, Boletín Primavera 1989, pp. 13 – 18 )
Pronunciado por Pablo Neruda con ocasin de la entrega del Premio Nobel de Literatura. Mi discurso ser una larga travesa, un viaje mo por regiones lejanas y antpodas, no por eso manos semejantes al …
https://www.neruda.uchile.cl/discursoestocolmo.htm
Derniers avis