Justifié par la numérisation des services publics, le coûteux recours aux cabinets de conseil, censés pallier une prétendue incompétence des administrations, sert en réalité leur privatisation rampante. Une ruine pour l’État, qui finance ainsi son démantèlement. Un cauchemar pour les usagers et les agents. La preuve avec notre enquête.
Comme chaque semaine, Virginie Sorel appréhende le lundi. Assise devant son écran, juste avant d’appuyer sur le bouton, elle rumine. Dans sa tête, elle s’interroge : « Combien de dossiers “de merde”, je vais devoir me taper. Un, deux, trois… ? » Ceux qui, une fois instruits, font planter la machine. Dès lors une page blanche s’affiche, le dossier disparaît, « une heure de boulot à se concentrer pour rien », le système est en « exception ». Au mieux, dans dix minutes, la gestionnaire de clientèle de la Caisse d’allocations familiales (CAF) de Nancy devra tout recommencer. Ou peut-être devra-t-elle attendre le lendemain. Parfois, Virginie Sorel rêve d’envoyer son ordinateur à travers la fenêtre. Un an et demi que ça dure.
3,88 millions d’euros pour le cabinet McKinsey
Tout commence par une réforme. Celle de l’aide au logement et, plus précisément, celle du calcul de l’aide au logement qui tient compte désormais des douze derniers mois et non plus de ceux de l’année n-2. En gage de simplification, les employeurs sont invités à renseigner l’administration sur les revenus de leurs salariés dans une base de ressources mensuelles. Annoncée en 2017, la réforme démarre mal. Sa première mise en musique sur le vieux logiciel datant des années 1970 est un échec. Le système de production, déjà à la limite de ses capacités et qui aurait dû être rénové, dysfonctionne à chaque test. Et personne ne trouve la solution.
McKinsey, la « firme » qui parle à l’oreille d’Emmanuel Macron
Venu des États-Unis pour détricoter, dans la plus grande opacité, les services publics de l’État, le cabinet de conseil américain McKinsey, aux 30 000 collaborateurs et plus de 10 milliards de dollars de chiffre d’affaires, a pris, au printemps, toute la lumière. Et plus particulièrement après la publication du rapport de la commission d’enquête parlementaire, coprésidée par la sénatrice communiste Éliane Assassi, sur le rôle et l’utilisation des cabinets de conseil, dont McKinsey est l’un des plus sollicités.
Une influence silencieuse qui a explosé sous le quinquennat Macron. Depuis 2007, avec la commission Attali visant « à la libération de la croissance », le cabinet marche avec Emmanuel Macron. Devenu président de la République, ce dernier consolide la relation de travail et fait du cabinet américain un partenaire privilégié. Les missions se multiplient. Les milliards d’euros d’argent public ruissellent. Combien exactement ? Personne ne le sait.
Le scandale ne s’arrête pas là. En même temps, une enquête publiée par « le Monde » révèle que le siège de McKinsey France n’est pas basé à Paris mais au Delaware, un petit État américain célèbre pour son taux d’imposition quasi nul. « Un McKinsey Gate » qu’a dénoncé le candidat communiste Fabien Roussel, durant la campagne présidentielle.
Le ministère presse, même s’il accepte de repousser sa mise en œuvre au 1er janvier 2021. Face au problème, comme souvent, un cabinet de conseil est sollicité. Nous sommes en 2018. Ce sera McKinsey. Celui qui s’est retrouvé au cœur d’un énorme scandale pour non-paiement d’impôts et qui fait actuellement l’objet d’une enquête du Parquet national financier pour « blanchiment aggravé de fraude fiscale », à la suite de révélations du Sénat sur sa situation fiscale. Pour remédier aux difficultés, il pose un diagnostic et orchestre la création d’un petit logiciel consacré aux allocations logement, afin de soulager le système. Pour trois missions, le cabinet de conseil a touché au total 3,88 millions d’euros.
Trois mois d’attente pour toucher ses aides au logement ou ses allocations
« Une véritable catastrophe industrielle », résume Virginie Sorel. Outre les défaillances matérielles qui retardent le traitement des dossiers, le logiciel piloté par le cabinet de conseil fait des erreurs de calcul que personne ne comprend. L’agente de la CAF et ses collègues se retrouvent à les reprendre à la main. Sur la trentaine qu’elle saisit, une bonne moitié dysfonctionne. À chaque erreur informatique repérée puis réparée, une autre lui succède. « Il faut vraiment être bien dans sa vie pour ne pas devenir folle », ironise-t-elle.
Au vu de la surcharge de travail, Virginie Sorel est passée à temps partiel. Dans son service, les arrêts de travail ont augmenté de 40 % en comparaison avec l’année 2020. En attendant, les dossiers s’entassent et les retards s’accumulent. À Nancy, il faut environ trois mois pour toucher ses aides au logement ou ses allocations familiales. Mais le cauchemar des usagers ne s’arrête pas là. À la suite des erreurs de calcul, les allocataires sont nombreux à encaisser des trop-perçus. « Ce qui peut représenter des sommes énormes, parfois plusieurs milliers d’euros. Certains peuvent se retrouver ensuite en difficulté financière au moment de les rembourser », explique un défenseur des droits du département.
80 % des réclamations « concernent les difficultés liées aux services publics »
L’affaire des aides au logement n’est malheureusement pas un cas isolé. D’autres administrations sont à cran en raison d’un logiciel défectueux, orchestré, fabriqué par des prestataires. Ainsi à la Caisse nationale d’assurance-vieillesse, les futurs pensionnés attendent jusqu’à quatre mois avant de toucher leur première pension de retraite. Dans les permanences du Défenseur des droits, 80 % des réclamations adressées « concernent les difficultés liées aux services publics », estime un rapport de l’organisation, publié cette année, sur la dématérialisation des services publics. « Ce sont des personnes épuisées, parfois désespérées, qui font part de leur soulagement à pouvoir, enfin, parler à quelqu’un en chair et en os. Car la dématérialisation des services publics s’est souvent accompagnée de la fermeture de guichets de proximité et donc de la suppression de tout contact humain. »
Dans les ministères, la liste des projets abandonnés, des bugs en série, est vaste. Le dernier grand gaspillage en date s’appelle Scribe et a été abandonné, l’an dernier, par le ministère de l’Intérieur. Un logiciel censé permettre aux enquêteurs de dématérialiser certaines procédures, notamment les dépôts de plainte. Cette fois, la maîtrise d’ouvrage est confiée à Capgemini, un autre leader du marché. Entre 2016 et 2021, le cabinet de conseil touche « plus de 8 millions d’euros d’honoraires pour un outil non viable techniquement », relève un rapport de la Cour des comptes. Au total, 13,28 millions d’euros d’argent public ont été consacrés à Scribe entre 2016 et 2022, dont 8,66 millions d’euros de prestations externes et 4,62 millions d’euros de dépenses de personnel interne à l’administration pour rien.
Treize années de « dérives nombreuses » pour Sirhen
L’usage de prestataires privés s’applique aussi à des outils très internes, notamment au travers des logiciels de paie. Celui de l’éducation nationale, Sirhen, a lui aussi touché le fond à grands frais. Ce programme aura connu treize années de « dérives nombreuses » pour « un investissement de 400 millions d’euros (au lieu des 60 millions d’euros prévus – NDLR) qui n’aura servi à rien », conclut la Cour des comptes dans un autre rapport.
La facture à 300 000 euros de Gérald Darmanin
En 2019, lors du grand débat national, en plein mouvement des gilets jaunes, Gérald Darmanin entendait répondre au « ras-le-bol fiscal » sous-jacent en présentant une facture « fictive » mais « personnalisée » des services publics. Une idée alambiquée, actée lors d’un séminaire gouvernemental, le 20 juin, à l’issue duquel le ministre des Comptes publics d’alors confiait à la Direction interministérielle de la transformation publique (DITP) le projet pilote, sur un panel restreint de services : école, train, musée.
Le cabinet de conseil américain Accenture est ensuite missionné pour « calculer » le coût d’une année de scolarité d’un collégien dans les Ardennes, ainsi que le trajet en TER entre Strasbourg et Niederbronn-les-Bains (Bas-Rhin). Une mesure qui fait flop lors d’un micro-trottoir « en immersion ». « C’est bien pour la culture générale, mais cela ne va pas changer ma vie ! » tance un parent d’élève, selon « le Monde », confirmant les réticences de la DITP. Le projet est enterré au bout de trois mois de travail. L’État a toutefois dû s’acquitter d’une facture de 301 180 euros auprès d’Accenture.
Lancé fin 2006, Sirhen devait remplacer tous les systèmes d’information concernant le 1,1 million d’agents du ministère et permettre de gérer leur paie, leur avancement, leur affectation, leur formation et leur évaluation. Un projet titanesque dont le ministère avait fait le choix d’externaliser la conception et la réalisation. Or, selon les sages de la rue Cambon, « l’ampleur des prestations externalisées a privé le ministère d’une maîtrise suffisante de l’outil qu’il construisait », engendrant « une perte de contrôle ».
« Une difficulté de trouver des ressources en interne »
Entre 2007 et 2018, les dépenses externalisées pour réaliser Sirhen ont totalisé près de 263 millions d’euros. Ces quelques grands projets qui n’ont pas fonctionné et attirent l’œil de la Cour des comptes ne sont qu’une partie des transformations effectuées dans l’administration, dans le cadre de son accélération vers le tout-numérique. Si certains projets sont de véritables naufrages, d’autres réussissent, insistent les spécialistes interrogés, même si la qualité numérique n’est pas toujours au rendez-vous. Cela étant, ces mauvaises vitrines montrent la dépendance de l’État vis-à-vis de ses fournisseurs extérieurs et le manque de contrôle sur ces entreprises privées.
Selon le rapport du Sénat portant sur les cabinets de conseil, « les dépenses de conseil en informatique atteignent 646,4 millions d’euros en 2021, représentant ainsi 72 % des dépenses. Elles ont plus que doublé depuis 2018 (279,4 millions d’euros) ». Et ce, sans compter les dépenses de logiciel, la réalisation de solutions logicielles. Ce recours accru aux entreprises privées s’explique, pour ce directeur de service informatique ministériel, « par la difficulté de trouver des ressources en interne, mais aussi par une logique qui consiste à penser que l’externalisation des missions informatiques coûte moins cher à l’État ».
18 000 informaticiens travaillent dans les services de l’État
Depuis six ans, poursuit-il, « l’État a continué de supprimer des postes – environ 6 % par an des effectifs dans les services informatiques –, alors que leurs missions progressaient ». Au total, 18 000 informaticiens travaillent dans les services de l’État, selon le chiffre communiqué par l’ancien secrétaire d’État à la Transition numérique et aux Communications électroniques, Cédric O, lors de son audition devant les sénateurs.
Au vu des effectifs dans les ministères, le monde se divise en deux catégories : « Les vitrines » où, selon ce directeur de service, « l’État met de l’argent, des ressources, de la compétence ». Il cite, en exemple de réussite, les plateformes mesimpots.gouv, ou le guide du travail. Et puis, il y a le reste : là où les ressources sont rares, voire inexistantes, où « l’ensemble de la chaîne est sous-traité ». Ainsi, dans certains services, le pilotage, le suivi, et même les tests du projet livré sont effectués en externe, explique-t-il. Parfois, faute de ressources, ce sont des personnels de sociétés privées qui remplacent les postes supprimés des agents de proximité. Certains sont même là depuis une dizaine d’années.
L’État peine à atteindre son objectif de 2 000 recrutements par an
Or, concevoir un outil numérique pour le service public peut s’avérer extrêmement complexe. « Entre la date de la commande et la mise en service, la législation peut évoluer, explique celui qui œuvre pour des éditeurs de logiciels depuis des années, dans les administrations publiques. Cette modification peut aboutir à la remise en cause du projet, à une prolongation des délais de livraison, entraîner une hausse des coûts, voire un dérapage budgétaire », détaille-t-il. À l’inverse, « l’État n’est pas en mesure de pouvoir mobiliser 40 à 100 informaticiens sur un projet pendant six mois ». Un cercle vicieux.
Une liste des prestations de conseil de l’État et de ses opérateurs
Le sujet est explosif. Depuis le printemps 2022, le recours aux prestataires extérieurs est dans l’œil des parlementaires. « Si la solution est bien entendu la réinternalisation des missions dans les services informatiques en recrutant et en investissant, le retard pris par la France ne permet pas à ce jour de se passer des services d’entreprises privées », analyse la sénatrice communiste Éliane Assassi, coautrice du rapport sénatorial sur les cabinets de conseil. Mais cela doit obligatoirement s’accompagner de garde-fous.
En juillet, face au scandale, le gouvernement, par la voix de Stanislas Guerini, s’est engagé à plus de transparence en publiant, « mission par mission », les montants en jeu, le commanditaire et la nature de la prestation. Juste avant de préciser : « S’il doit y avoir une non-publication, c’est pour des raisons argumentées » comme « des intérêts de défense ».
Des mesures cosmétiques qui montrent qu’« aucune leçon n’a été tirée », estime Éliane Assassi. « Cela démontre que notre proposition de loi est toujours aussi indispensable ». Parmi les pistes législatives qui seront discutées en commission des Lois les 18 et 19 octobre, figure celle de la publication d’une liste des prestations de conseil de l’État et de ses opérateurs. Celle-ci aurait lieu chaque année et en données ouvertes (open source) dans un document budgétaire annexé au projet de loi de finances, où se trouvent les bons de commande comme les évaluations. Le texte préconise également de « cartographier » les compétences internes des administrations, afin de mieux les « valoriser » et de moins recourir à des prestations extérieures.
« Une privatisation d’un nouveau type, ce qui était gratuit devient payant »
Gilles Jeannot, sociologue, montre comment la numérisation des services publics s’opère à marche forcée. Premières victimes, les plus précaires. Il revient aussi sur une dématérialisation qui permet l’extension inédite du secteur privé.
Comment explicitez-vous que la numérisation des services publics se réalise dans la douleur, pour les agents mais aussi pour les usagers ?
Gilles Jeannot, Ingénieur des travaux publics de l’État et sociologue à l’École des ponts et chaussées
Il existe deux sources classiques d’explications : le manque de compétences et le recours mal contrôlé à la sous-traitance au privé. Mais il ne faut pas négliger une spécificité : la grande complexité des grandes organisations publiques. Dans une agglomération, par exemple, vous avez des centaines d’applications métiers, une diversité de missions. Donc, quand vous devez faire un logiciel pour les usagers, cela nécessite des systèmes d’intégration (réunissant au sein d’un même système d’information des données instruites séparément – NDLR) particulièrement compliqués.
Le rythme de transformation n’est-il pas trop rapide ?
L’administration électronique trouve ses origines au début des années 1990, mais, dans un premier temps, son usage était facultatif. Les premiers usagers étaient ceux qui avaient le plus de ressources. Si bien que les accueils de l’administration sont devenus de plus en plus des guichets qui traitent les questions des exclus, des plus en difficulté. Le programme « Action publique 2022 » est une nouvelle étape qui repose sur le principe de la généralisation. Ainsi, les personnes fragiles n’ont plus l’alternative du guichet. En parallèle, l’État a externalisé des fonctions de relation directe avec les administrations : les contacts avec le public peuvent se faire par des prestataires externes qui vont progressivement devenir l’interface avec les usagers. Cela a commencé lorsqu’on a fermé les guichets des préfectures. Pour les cartes grises, au lieu d’aller sur le site Internet public, il est possible de confier le dossier à son garagiste ou à une société privée spécialisée. Il s’agit d’un nouveau type de privatisation.
Quelles sont les conséquences ?
Cette transformation induit des changements dans la vision qu’on pourrait avoir d’un service public, d’abord parce que le service qui était gratuit est désormais payant, mais aussi parce qu’il peut entraîner une perte de qualité de la relation avec les usagers. Cela s’étend maintenant au social avec mes allocs.fr, un site permettant de connaître les aides dont vous pourriez avoir droit. Il existe un site public qui s’appelle mes aides.fr, mais qui est un petit peu tombé en déshérence. Si vous tapez mes allocs.fr, pour 29,90 euros, le site s’engage à vous faire obtenir votre RSA et votre APL. Le gouvernement tente d’y remédier au travers de France Services. Ce sont souvent aussi les travailleurs sociaux qui prennent le relais malgré eux, mais cela reste insuffisant.
Pourquoi l’arrivée des plateformes pousse-t-elle plus loin cette privatisation des services publics ?
Nous avons souhaité appeler privatisation un phénomène un peu plus vague de déstabilisation du service public. L’exemple type est Waze, qui fait de l’orientation de voyageurs sans avoir racheté le service Bison futé. Il s’agit plutôt d’une concurrence nouvelle qui n’a rien à voir avec, par exemple, l’émergence des grandes sociétés délégataires de services pour les villes. En se développant très rapidement, la plateforme va générer du trafic et des usages sur la voie publique qui vont perturber la collectivité et fragiliser les services publics. C’est la même chose avec Airbnb pour le logement ou avec les dark stores et dark kitchens pour l’usage de l’espace urbain.
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