Cinéma: Omar Sy « Il faut toutes les mémoires pour faire l’histoire »
Dans une France fracturée, il rassemble. Sans doute parce qu’il sait parler de choses graves sans perdre le sourire. Omar Sy est un chic type, plus malin et bluffant que lisse. « L’acteur préféré des Français » revient dans « Tirailleurs », où il campe en langue peule un Sénégalais enrôlé dans l’enfer de Verdun. Révélant une facette méconnue du public, la richesse de sa double culture.
Il donne l’impression de faire partie des meubles. Omar Sy, d’abord membre du duo d’humoristes Omar et Fred qui a sévi à la télévision dans le « Service après-vente des émissions » et sur scène, s’est d’abord solidement installé parmi les figures les plus populaires de la comédie.
Le tournant « Intouchables », avec ses 19 millions de spectateurs, l’a placé dans une autre dimension. Couronné césar du meilleur acteur en 2012, il a depuis élargi son aire de rayonnement. À Hollywood, il tâte du blockbuster avec « Jurassic World » et a tourné un remake du film culte « The Killer », avec l’immense John Woo. « Lupin », diffusé sur Netflix, a été en tête des audiences mondiales de la plateforme de streaming, une première pour une série française.
« Tirailleurs », le deuxième long métrage de Mathieu Vadepied, directeur photo de Jacques Audiard (« Sur mes lèvres ») et d’Olivier Nakache et Éric Toledano (« Intouchables »), l’entraîne dans une tout autre direction. Ce projet germe dans la tête du cinéaste depuis la mort à 104 ans d’Abdoulaye Ndiaye, dernier survivant des tirailleurs sénégalais ayant combattu pendant la Première Guerre mondiale.
Dans cet hommage à ces combattants des colonies, Omar Sy incarne en langue peule Bakary Diallo, engagé dans l’armée française pour protéger son fils, Thierno, enrôlé de force. Rencontre avec un éternel optimiste.
Quel rôle avez-vous joué dans la naissance de « Tirailleurs » ?
J’ai rencontré Mathieu Vadepied sur le tournage d’« Intouchables », dont il était chef-opérateur. Il pensait à ce film depuis un moment.
Un jour, à la cantine, il m’a accroché avec une question. « Et si le Soldat inconnu était un tirailleur sénégalais ? » Je me rends compte que je ne me suis jamais posé la question puisque, pour moi, les tirailleurs sénégalais s’étaient battus pendant la Seconde Guerre mondiale.
C’est là que je m’aperçois que rien n’a été mis sur mon parcours pour que je puisse m’interroger. Ce n’est pas normal. Ce film rappelle que le Soldat inconnu représente aussi ces tirailleurs sénégalais. Nous avons malheureusement tendance à l’oublier.
Je suis le projet depuis la première ligne. Je donnais mon avis sur les différentes versions du scénario que Mathieu développait avec son producteur, Bruno Nahon. Après, nous sommes allés voir la Gaumont, qui me suit sur mes folies pour monter le film.
Il était important pour moi que la France et le Sénégal puissent participer à la naissance de « Tirailleurs » avec le soutien du CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée) et son équivalent sénégalais, le Fopica (Fonds de promotion de l’industrie cinématographique et audiovisuelle).
Dans quelle mesure le film participe-t-il à l’enrichissement du récit national de cette Première Guerre mondiale ?
Au Festival de Cannes (le film a été présenté en ouverture d’Un certain regard – NDLR), j’ai trouvé cette formule. « On n’a pas la même mémoire, mais on a la même histoire. » Il faut raconter l’histoire avec toutes les mémoires. Celle des tirailleurs est importante, parce qu’elle appartient à cette histoire collective.
« c’est une histoire française et une histoire sénégalaise à ajouter à notre mémoire commune. »
Il faut accepter toutes les mémoires et toutes se valent. Aucune mémoire n’en efface une autre, aucune n’est au-dessus de l’autre. Le film en ajoute juste une à notre histoire nationale. C’est celle des tirailleurs.
C’est la meilleure façon de leur rendre hommage et d’être reconnaissant. J’espère que d’autres mémoires viendront s’ajouter afin qu’elles puissent toutes être représentées.
Vous affirmez que toutes les mémoires se valent. Or, en février 2005, l’article 4 de la loi portant reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés évoquait « les effets positifs de la colonisation ». Cette mémoire-là vaut-elle les autres ?
Il ne s’agit pas de la même chose. Il est certes intéressant de rappeler ce qu’était la colonisation, le lien entre les colonisés et les colons. Mais le propos ne devrait pas être de dire si c’est positif ou négatif, juste de rappeler ce qu’il s’est passé. À chacun ensuite d’apprécier les faits.
En essayant d’y apporter un label positif, on est dans de la propagande. Nous n’essayons pas de promouvoir les tirailleurs ou la guerre avec ce film. Nous essayons de rappeler les faits avec le plus de neutralité et de justesse possible afin que chacun puisse apprécier, prendre une place et s’approprier cette histoire qui nous appartient à tous.
Le ministre de l’Éducation nationale est un historien des minorités de renommée mondiale et, pourtant, le rôle des soldats des colonies pendant la Grande Guerre n’est que peu ou pas enseigné en France. Dans quelle mesure ce film répond-il au désir de combler un vide ?
Peut-être y a-t-il une volonté de ne pas le raconter ? Dans le passé, on n’a pas jugé important cette partie de notre histoire. Aujourd’hui, une partie de la population aspire à la raconter. Nous avons besoin de ces récits pour nous construire en tant que Français et avoir un lien plus fort avec ce pays. On se demande parfois pourquoi certains jeunes ont du mal à créer ce lien. Il passe aussi par les récits de notre histoire commune.
Le fait qu’un cinéaste comme Mathieu Vadepied, Blanc, originaire de la Mayenne, s’empare de cette histoire montre qu’elle est en train de devenir commune à toute la France…
Elle n’est pas en train de le devenir, elle l’est de fait. Ces soldats se sont battus pour la France. À partir du moment où elle existe, c’est une histoire française et une histoire sénégalaise à ajouter à notre mémoire commune.
Pourquoi était-il important d’interpréter ce rôle en langue peule ?
Ce soldat est parachuté dans un pays dont il n’a ni les codes, ni la langue. Ce choix participe donc au récit, même si nous nous sommes interrogés sur la possibilité de lui donner un accent pendant le développement. Mais il nous semblait étrange et potentiellement gênant de lui en donner un.
Cette question de la langue est importante, parce qu’elle montre aussi la diversité de ces tirailleurs, qui n’étaient pas tous sénégalais mais provenaient des colonies noires francophones. Déjà, au Sénégal, on parle plusieurs langues. C’est aussi le cas dans les autres pays. Ces tirailleurs côtoyaient d’autres soldats qui, certes, leur ressemblaient, mais sans avoir la même culture ou la même langue. Tous étaient étrangers et, de fait, presque isolés.
Vous avez aussi incarné, dans « Samba », un immigré sénégalais qui tente d’obtenir ses papiers, et dans le rôle-titre de « Chocolat », participé à la réhabilitation du premier clown noir de France. Quels engagements le cinéma vous permet-il de défendre ?
Je ne suis ni en train de défendre ni de promouvoir. J’exprime une sensibilité avec des histoires et des parcours qui me touchent. Si je devais accoler un verbe à ma démarche, ce serait plutôt rappeler, à la rigueur rendre hommage. Pour « Tirailleurs », j’ai senti un manque important. Il n’y a rien à défendre ou à promouvoir, juste rappeler et raconter. C’est déjà énorme.
Au service de quels causes ou engagements utilisez-vous votre notoriété en dehors du cinéma ?
Je n’ai pas de listes ou de choses prédéfinies. Encore une fois, c’est une question de sensibilité. À des moments, des choses me touchent et je réagis en fonction.
Que veut dire être un acteur populaire ?
Je n’en ai aucune idée. Il paraît que j’en suis un mais je ne sais pas ce que cela veut vraiment dire. Je ne sais pas où cela me place, mais je sais où cela ne me place pas. Je ne suis pas un acteur pour les « Cahiers du cinéma ». Mais, en vrai, ce n’est pas important. L’important, c’est que mon parcours me donne la possibilité d’avoir le choix d’aller partout où je me plais.
Les « Cahiers du cinéma », ce n’est pas forcément perdu…
Non ce n’est pas perdu, bien que le terme acteur populaire ait parfois un côté péjoratif. Mais ce n’est pas important parce que mon parcours très ludique me plaît et m’apprend énormément. Il me remplit dans mon trajet d’homme. C’est suffisant.
« Tirailleurs » n’a pas forcément le même potentiel public qu’« Intouchables »…
Aucun film n’a le même potentiel public qu’« Intouchables ». La barre est très très haute. Donc je n’ai pas cela en tête. Dans un projet, je ne me pose pas la question du potentiel public mais de la réception des spectateurs.
Elle m’intéresse plus que le nombre de personnes. C’est le rôle des diffuseurs ou des distributeurs de viser un certain nombre de spectateurs, ce n’est pas le mien. J’ai envie de faire des choses de qualité, de transmettre un message d’échange, de partage, à un endroit où chacun peut avoir sa place.
Je ne veux pas asséner des vérités ou faire des cours, mais présenter quelque chose qui se partage et où l’émotion fasse vivre un moment particulier. Le « combien » fait évidemment partie du jeu. Je suis totalement conscient que le cinéma est aussi une industrie et je connais très bien les règles. Mais, quand je choisis un projet, ce n’est pas à cela que je pense.
Avec la forte présence de l’extrême droite, est-ce important de raconter cette histoire aujourd’hui ?
Ce n’est pas plus important aujourd’hui qu’hier. C’était déjà urgent hier. Ça l’était à partir du moment où on a oublié ces tirailleurs. Peut-être est-ce parce qu’on les a oubliés que ce climat politique est en place. Mais cette présence ne doit pas modifier notre attitude ou notre comportement.
Elle n’est pas là en fonction de ce qu’on fait ou pas. Ce cheminement de pensée s’autonourrit. Ces très vieilles idées s’exacerbent parce qu’elles sont mourantes. Et ceux qui les promeuvent en sont totalement conscients. Du coup, ils crient plus fort. Ce dernier souffle va s’éteindre tout seul. Je n’ai vraiment aucune inquiétude.
Vous êtes optimiste…
Je le pense sincèrement. C’est un cri de douleur parce que cette idée de la France est déjà morte. Donc, il y a un peu de résistance, mais c’est fini.
Un syndicat policier vous avait violemment attaqué en vous déniant la possibilité d’interpréter un agent dans « Police », le film d’Anne Fontaine. Quels sentiments ces interpellations avaient-elles provoqués chez vous ?
Leurs réactions me prouvent que je suis à la bonne place. Et quand je vois le niveau de leur attaque, je sais que je suis face à des gens qui ont déjà perdu. Je les laisse souffrir et je continue d’avancer. La France n’est pas celle-là. La France n’est plus celle-là. Il va falloir faire avec.
Les choses peuvent bien se passer. Il faut prendre en compte que nous sommes là, que nous faisons partie de cette histoire et qu’il n’y a pas de problème. Nous n’effaçons rien. Nous racontons la suite. Tranquille les gars, ça va aller ! Je n’ai pas du tout de rancœur, de haine ou de douleur face à ces attaques parce que je suis empathique. Je comprends leur peine. Mais il faut essayer de s’écouter. Ils parlent beaucoup, mais ils n’écoutent pas. Ils n’ont pas compris le propos du film. Ce n’est pas grave. Un film n’a pas vocation à plaire à tout le monde.
Donc, tout va bien. L’histoire des flics de ce film me touche. Après, je ne m’attache pas aux paroles de gens qui me disent que j’ai le droit de faire ci ou pas le droit de faire ça. Mais j’entends ce discours de tous les côtés, y compris dans ma communauté. Heureusement, je n’obéis ni aux uns ni aux autres. Sinon, où serais-je aujourd’hui ?
Vous avez signé un contrat avec Netflix. Que pensez-vous des plateformes de streaming ?
C’est une très belle opportunité. Les streamers sont un peu plus joueurs, car ils ont déjà leurs abonnés. Donc, comme créateurs, nous pouvons leur proposer des choses qui sortent de l’ordinaire. C’est un bel endroit pour essayer, un nouvel endroit d’expression. On peut en dire plus, créer davantage.
Nous en avons besoin à tous les niveaux : producteurs, réalisateurs, auteurs et acteurs. C’est une chance pour nous tous. Je ne me dis pas qu’ils prennent la place de quelque chose. Rien n’efface ni ne remplace. Cela s’ajoute et se complète. Quand on se fait recaler à droite ou à gauche, il y a un nouveau guichet. Ce n’est pas rien.
Le cinéma en France est dans une situation économique difficile. Comment appréhendez-vous l’avenir du cinéma ?
L’arrivée des streamers chamboule un peu le mode de consommation. Il faut revoir le contenu, réajuster les propositions. Ce mauvais moment à passer est un nouveau challenge à relever pour nous, créateurs. Cette crise de la fréquentation n’est pas la première dans le cinéma. Il faut juste redonner le goût aux spectateurs de venir dans les salles. D’ailleurs, certains films font des entrées.
Que voulez-vous dire par réajuster les contenus ?
Proposer d’autres choses, d’autres genres de films. Des succès comme celui de « Simone » et de « Novembre » ont surpris. Les comédies qu’on avait l’habitude de faire ont moins fonctionné. On va au cinéma pour voir autre chose. Les gens ont du contenu de partout. Il faut faire une offre calibrée pour la salle, donner aux gens envie de se déplacer.
Il faut surprendre. Nous sommes dans une époque compliquée, où les gens ont envie de comprendre. Une partie du public a besoin de ces films qui parlent de notre histoire et racontent des choses qui ne sont pas vides de sens.
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