Avec son projet de loi sur « l’école de la confiance », le ministre entend contraindre les enseignants au devoir de réserve. La colère monte. Une mobilisation nationale est prévue le 5 février.
Elle était « ivre de rage » devant son téléviseur, ce 10 décembre 2018, en écoutant Emmanuel Macron tenter de faire front à la colère des gilets jaunes. Sophie Carrouge, professeure de français dans un lycée de Dijon, prend sa plume deux jours plus tard et signe dans une tribune « Le grand chef blanc a parlé ». La sanction tombe vite. Le 20 décembre, son rectorat la convoque et lui rappelle son devoir de réserve. « Un fonctionnaire ne doit pas critiquer sa hiérarchie et l’État employeur ! » lui assène-t-on. « L’État est en train de bétonner le système pour restreindre la liberté d’expression de chaque fonctionnaire ! » s’inquiète alors l’enseignante qui, de guerre lasse, a depuis refermé son stylo. Sophie Carrouge n’a pas été sanctionnée. Mais l’affaire risque « d’avoir un effet sur l’ensemble du personnel de la communauté éducative », réagit Brendan Chabannes, cosecrétaire de la fédération des syndicats SUD éducation.
En octobre 2018, à travers le #pasdevagues, les enseignants dénonçaient l’inaction du ministère de l’Éducation face aux violences. Des milliers de témoignages dévoilaient un malaise profond. Un mois plus tard, le collectif des « stylos rouges » entendait lutter contre la dévalorisation matérielle du métier. Né sous la forme d’un groupe Facebook, il est rapidement devenu très visible (66 000 membres fin janvier 2019). Au cœur des revendications, portées dans un manifeste du 17 décembre 2018, l’augmentation des salaires, la révision des statuts, mais aussi l’exigence « d’une vraie bienveillance de l’État pour ses élèves », ce qui doit notamment passer par la limitation du nombre d’élèves par classe, l’arrêt des suppressions de postes… D’un mouvement à l’autre, la communauté éducative en souffrance crache sa colère. « Ces expressions collectives posent un problème au ministre de l’Éducation, estime Claude Lelièvre, professeur honoraire d’histoire de l’éducation à la faculté des sciences humaines et sociales de la Sorbonne (Paris-V). Jean-Michel Blanquer veut contrôler les enseignants, mais il n’aime pas être critiqué, surveillé lui-même. »
Sanctions et jurisprudence
Alors, entre deux mouvements, il pond un projet de loi, « pour une école de la confiance », présenté le 5 décembre 2018 et qui sera examiné par l’Assemblée à partir du 11 février 2019. Dès son article 1, le texte donne le ton. Le gouvernement veut s’assurer de « l’engagement de la communauté éducative » et menace « d’affaires disciplinaires les personnels s’étant rendus coupables de faits portant atteinte à la réputation du service public ». Le message est clair : il n’est pas de bon augure de critiquer la politique du ministère, sous peine de sanctions. Dans les faits, il s’agit surtout d’une opération politique. Car, rappelle Claude Lelièvre, « le Conseil d’État a invalidé cet article, il estime que ses dispositions ne produisent par elles-mêmes aucun effet de droit ».
Une jurisprudence sur le devoir de réserve – donc, au cas par cas – existe déjà depuis des dizaines d’années. En 1983, lorsque Anicet Le Pors, ministre de la Fonction publique, réexamine le statut des fonctionnaires, la question de l’obligation de l’expression des enseignants dans la loi sera écartée sciemment au nom des principes de la Déclaration des droits de l’homme. « Nous avons d’emblée expliqué aux personnels que ce texte est nul et non avenu, c’est de l’affichage », souligne Brendan Chabannes. « Le ministre Blanquer a agi en connaissance de cause, poursuit Claude Lelièvre. Il espère avant tout intimider. » Francette Popineau, cosecrétaire et porte-parole du SNUipp-FSU, y voit une « entrave à la liberté d’expression » avec un article de projet de loi « dans la lignée de la politique verticale, orchestrée, du ministre de l’Éducation ».
Les limites d’une méthode
La méthode, largement utilisée par ce gouvernement, pourrait pourtant cette fois toucher ses limites. Pour le responsable de SUD éducation, « soit le gouvernement mettra en acte, en sanctionnant, ce qui entraînera un mouvement dur de la part des enseignants, soit cela restera de l’ordre du symbole ».
Du côté des stylos rouges, le choc a été violent. Et si certains craignent les représailles de leur hiérarchie pour s’être exprimés sur les réseaux sociaux, la plupart redoublent d’envie de se faire entendre. « Je fais ce métier par vocation, explique Sam, l’une des fondatrices du mouvement. Nous ne faisons qu’exprimer nos conditions de travail de plus en plus déplorables et, pour ça, on risquerait la sanction ? J’enseigne en Seine-Saint-Denis. Ma réalité au quotidien, c’est un livre pour deux élèves, faute de budget, pas de chauffage en classe, des photocopies que je dois faire chez moi, des ramettes de papier que l’on demande aux parents… Face à cela, notre ministre nous répond : “Travaille et tais-toi !” C’est déshumanisant, extrêmement brutal. »
Déconsidérés, sous-payés, surveillés et muselés… les profs ne cachent plus leur malaise et se mobilisent sur les réseaux. Après lemouvement #pasdevagues contre l’omerta sur les violences, un vaste groupe de « stylos rouges », né sur Facebook, appelle à manifester.
Des AG dans chaque académie
Chaque jour, sur les réseaux sociaux, un nouveau stylo rouge vient renforcer les troupes. Le mouvement regroupe instituteurs, professeurs des écoles, professeurs des collèges, des lycées généraux ou pro, contractuels et titulaires, CPE, surveillants, auxiliaires de vie scolaire (AVS)… Ils sont syndiqués ou non. « Nous sommes tous unis sur des revendications de corps de métier, explique Arnaud Fabre, professeur agrégé de lettres classiques dans un collège du Val-de-Marne. Nous ne sommes pas du tout opposés aux syndicats qui nous représentent, bien au contraire, nous œuvrons ensemble. » L’enseignant énumère pêle-mêle les raisons de la discorde : des salaires désindexés depuis 1983 qui entraînent la dévalorisation de la profession, des directions qui ne les soutiennent pas… « On a perdu 40 % de notre pouvoir d’achat, on nous charge les classes au maximum et lorsqu’un incident survient, on vous explique que le problème vient de vous. Alors, si on ne peut même plus dire que l’État abandonne ses professeurs et une grande partie de ses élèves… »
Sentant le vent tourner, le gouvernement s’empresse de réveiller un vieux serpent de mer : la suppression des allocations familiales pour les parents dont les enfants auraient commis des actes violents à l’école. « Ce n’est pas un hasard, pense Claude Lelièvre. Le gouvernement tente de dévier certaines colères, frustrations des enseignants, vers les parents. Jean-Michel Blanquer est un vrai politicien, qui sait comment on divise. » Arnaud Fabre ne s’y trompe pas. Le stylo rouge sait parfaitement que « ce n’est pas en prenant l’argent des familles les plus modestes que le clivage scolaire se trouvera amélioré ».
Même si un vent de rébellion souffle parmi les professeurs, le recours massif aux emplois contractuels – on compte aujourd’hui 36 000 enseignants contractuels, soit trois fois plus qu’il y a dix ans – pourrait museler des jeunes en attente de titularisation. « Une administratrice contractuelle n’a pas voulu monter à la tribune lors d’une action des stylos rouges de peur d’être filmée, se souvient Arnaud Fabre. Dans les organismes de formation, on déconseille aux jeunes professeurs contractuels de faire des vagues, de se syndiquer. » Pour Brendan Chabannes, les choses sont claires : « Il faut renverser la crainte en colère. » Il le constate au quotidien : « Dans les établissements où la vie syndicale est efficace, les peurs s’estompent. » Les stylos rouges ont bien compris l’importance de se fédérer au-delà des réseaux sociaux. Des assemblées générales commencent à se constituer dans chaque académie. Le 2 février, ils lancent leur première grande manifestation nationale, avec des rassemblements partout en France. Se laisser mettre au pas ? Non, sans façon.
ÉVALUATIONS, FORMATION… LES GROSSES FICELLES D’UN PROJET DE LOI POUR METTRE LES PROFS AU PAS
Le projet de loi « pour une école de la confiance » instaure la scolarité obligatoire dès l’âge de 3 ans. Pourtant, aujourd’hui, 97 % des enfants de 3 ans sont scolarisés, et dans le public ils sont 90 %. Cette décision n’a été élaborée que dans un but : faire payer les communes, qui auront l’obligation de participer aux dépenses de fonctionnement des maternelles privées. Par ailleurs, cela marque la disparition de la scolarisation des enfants de moins de 3 ans, pourtant reconnue encore il y a peu dans le rapport Borloo sur les banlieues comme un formidable outil dans la lutte contre les inégalités. Le projet de loi réforme aussi les écoles supérieures du professorat et de l’éducation (Espe), créées en 2013, qui forment les enseignants de la maternelle au lycée.Elles seront replacées par des instituts nationaux supérieurs du professorat (INSP), dont les directeurs seront nommés par arrêté conjoint des ministres de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, alors qu’ils étaient nommés sur proposition du conseil de l’Espe. Le Snes-FSU a dénoncé une reprise en main par le ministère de la formation des maîtres. Les syndicats s’inquiètent également du recrutement des assistants d’éducation. Les surveillants pourront se voir confier des fonctions d’enseignement s’ils préparent les concours d’enseignement. Autre sujet qui déplaît fortement aux syndicats : le remplacement du Conseil national d’évaluation du système scolaire (Cnesco) par le Conseil d’évaluation de l’école (CEE). Le Cnesco avait pour mission d’évaluer le système scolaire en s’appuyant sur des exemples de ce qui se fait à l’étranger. Il a notamment produit des études sur le décrochage scolaire, le redoublement… Le CEE, lui, ne pourra pas s’autosaisir ni évaluer les politiques d’éducation, mais seulement les résultats des établissements et des élèves. Il sera composé de quatre personnalités choisies par le ministre de l’Éducation, quatre représentants du ministère, ainsi que d’un député et d’un sénateur désignés par les présidents des quatre chambres.
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