Les économistes piégés par leurs biais idéologiques In Alternatives économiques

Christian Chavagneux Editorialiste

Les économistes sont-ils les représentants d’une science technique et objective ou bien portent-ils des biais idéologiques qui les incitent à chercher les réponses qui conviennent à leurs préjugés ? Mohsen Javdani, de l’université de Colombie britannique et Ha-Joon Chang de Cambridge, ont voulu répondre à cette question, afin d’apprécier comment sont traités les points de vue des économistes hétérodoxes. Comme personne n’aime avouer sa partialité, ils ont dû pour cela recourir à la ruse. Leur conclusion est sans appel : l’idéologie joue un rôle important dans le travail des économistes.

La stratégie du mensonge

Comment faire admettre à quelqu’un ses partis pris ? Pour y parvenir, nos deux spécialistes ont eu recours… au mensonge. La méthode n’est pas courante et un peu délicate. Elle fait l’objet de discussions et, dans leurs annexes en ligne, les deux auteurs prennent soin de proposer une synthèse de la littérature existante sur le sujet pour montrer qu’ils respectent bien les canons de son utilisation possible.

Comment ont-ils procédé ? Ils ont adressé un questionnaire à des économistes établis dans 19 pays (universitaires, hauts fonctionnaires, membres de think tanks, etc.) et ont obtenu un peu plus de 2400 réponses. Lorsqu’ils ont demandé aux économistes comment ils devaient évaluer un argument économique, 82 % ont répondu, bien évidemment par son seul contenu.

Pour tester la crédibilité de cette réponse, Mohsen Javdani et Ha-Joon Chang leur ont alors soumis 15 affirmations sur des questions économiques. Ils leur ont demandé de dire s’ils les partageaient ou pas. Une partie des économistes avaient un questionnaire avec les véritables auteurs des affirmations mais, voici la ruse, pour une autre partie, les auteurs étaient remplacés par d’autres, considérés comme plus hétérodoxes dans le champ de la discipline.

Par exemple, une citation sur le fait que les riches ont tendance à faire sécession était attribuée soit à son véritable auteur, le prix de la Banque de Suède en économie Angus Deaton, soit à Thomas Piketty. Une autre sur l’injustice du capitalisme, réellement prononcée par l’ancien ministre des Finances et ancien président d’Harvard Lawrence Summers était censée être le fait du trublion et ancien ministre grec des Finances Yanis Varoufakis.

On a compris la technique : si la proposition est vraie lorsqu’elle est estampillée Lawrence Summers et fausse dans la bouche Yanis Varoufakis, c’est que l’idéologie joue un rôle important.

Des résultats surprenants

Voici les résultats. De manière générale, l’acceptation du point de vue d’un économiste orthodoxe diminue de 7 % lorsqu’elle est attribuée à un économiste hétérodoxe, un écart statistiquement important.

Ainsi, l’accord sur l’injustice du capitalisme diminue de 9,5 % lorsque les participants croient que le propos vient de Yanis Varoufakis plutôt que de Larry Summers. Quand l’affirmation de l’aspect aliénant de la division du travail provient de Marx, alors qu’elle est signée d’Adam Smith, le taux de soutien baisse de 12 %. Si la remise en cause du droit de propriété est attribuée au compère de Marx, Friedrich Engels, l’approbation diminue de 14,4 % par rapport à son auteur d’origine, John Stuart Mil, économiste considéré comme libéral. L’étude des inégalités a beau avoir retrouvé droit de cité ces dernières années, affirmer que les riches font sécession du reste de la société reçoit 6,4 % de moins de soutien si cela émane de Thomas Piketty plutôt que du prix de la Banque de Suède Angus Deaton.

De manière paradoxale, une proposition indiquant que les économistes sont victimes des biais de la communauté dans laquelle ils travaillent – les économistes de banques auront tendance à défendre les banques dit par exemple la citation – est jugée aussi crédible qu’elle vienne de l’économiste des années 1930 Irving Fisher ou de John Kenneth Galbraith. Comme si la vision biaisée des économistes ne faisait pas débat !

Les hommes beaucoup plus biaisés que les femmes

En demandant aux économistes comment ils se situaient politiquement, Moshen Javdani et Ha-Joon Chang montrent que l’effet idéologique est six fois plus élevé pour ceux qui penchent très à droite par rapport à ceux qui penchent très à gauche. Autre enseignement, les hommes affichent un biais de 42 % supérieur à celui des femmes en général et sur le rôle des femmes chez les économistes en particulier. Lorsqu’une déclaration sur leur place insuffisante dans la profession est attribuée à Diane Elson, une économiste féministe britannique, à la place de sa véritable autrice, l’économiste américaine bien en cours Carmen Reinhart, son taux d’approbation chez les hommes s’effondre.

Les économistes disposent d’outils techniques et de réflexion puissants qui aident à comprendre le monde. Il est donc d’autant plus important de contrôler la façon dont ils les utilisent, notamment en s’assurant qu’existent entre eux un débat ouvert, respectueux des arguments de ceux qui offrent des explications différentes de celles de l’économie dominante du moment. Ce n’est franchement pas le cas aujourd’hui.

 


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