L’Europe peut-elle s’en remettre ?

Si l’Europe reste éloignée des citoyens, la mobilisation dans les urnes a été bien plus importante qu’attendu. Mais, paradoxe, ce sursaut de participation a profité d’abord aux partis les moins europhiles. Seule l’aspiration écologiste, dont les partis Verts tirent avantage, limite cette poussée des droites nationalistes.

L’abstention a finalement reculé. C’est la grande surprise de ces élections européennes du 26 mai. Avec 51 % en moyenne pour les 27 pays de l’UE, la participation à ce scrutin devient la plus élevée depuis vingt-cinq ans (42,61 % en 2014). Il faut remonter au scrutin de 1994, qui concernait à l’époque douze pays – Allemagne, Belgique, Danemark, Espagne, France, Grèce, Irlande, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Portugal, Royaume-Uni – pour connaître une plus faible abstention, à 41 %.

L’aspiration verte

Cette hausse n’a pas profité aux forces progressistes (38 sièges) mais aux partis d’extrême droite (117 sièges), ultraconservateurs (56 sièges) et aux Verts (78 sièges), qui apparaissent comme des alternatives au niveau européen. L’urgence écologique à agir au niveau européen a été au cœur de la campagne. Les nombreux rapports sur le dérèglement climatique , la destruction de la biodiversité et les crises environnementales ne cessent de s’accumuler. L’alerte mondiale de l’organisation onusienne IPBES début mai sur la sixième extinction de masse, avec 1 million d’espèces animales et végétales sur les 8 millions connues qui risquent de disparaître à brève échéance, a eu un impact. Les marches pour le climat et les mobilisations autour de la Suédoise de 16 ans Greta Thunberg, qui ont rassemblé des centaines de milliers de personnes dans les rues européennes ces derniers mois, notamment en Allemagne, Irlande, Belgique, et dans les pays scandinaves, expliquent le bon résultat des partis écologiques. Est-ce que cette aspiration au changement et à l’urgence va être portée au niveau du Parlement européen ? « Maintenant, on doit mettre en œuvre (nos propositions) sur le changement climatique », a répondu la tête de liste des Verts en Allemagne, Ska Keller. Ils obtiennent leur meilleure représentation dans l’Hémicycle (78 sièges, contre 50 sièges en 2014 et 57 en 2009, mais sur 766 sièges).

L’autre forte progression vient des forces nationalistes, ultraconservatrices et d’extrême droite, qui totalisent 163 députés . Ces courants, jusque-là éclatés, pourraient prétendre à former une véritable coalition dans le nouvel Hémicycle ou jouer les forces d’appoint suivant les votes (voir page 10). En France, où le RN arrive en tête, mais également en Italie, au Royaume-Uni, en Hongrie et en Pologne. Ces résultats confirment l’implantation de ces forces dans de nombreux pays, où ils participent d’ailleurs à des exécutifs grâce à plusieurs thématiques qui ont marqué la campagne : protection des frontières extérieures, rétablissement des frontières nationales, refonte du système d’asile, arrêt de l’immigration légale, expulsion des clandestins… Le choix d’une partie des différents gouvernements de pousser l’Europe dans une vision de forteresse assiégée par des hordes de migrants, de limiter drastiquement l’accueil a, de fait, validé les idées de l’extrême droite. En conséquence, les forces souverainistes, nationalistes et ultraconservatrices obtiennent un poids inédit et comptent bien infléchir la politique européenne en faisant pression sur la droite traditionnelle.

La gauche radicale affaiblie

Avec 38 députés, le poids de la gauche dite radicale, rassemblée autour du groupe Gauche unitaire européenne/Gauche verte nordique (GUE/NGL) au sein du Parlement, risque d’être minorée. L’Europe du Sud permet de limiter la déroute en envoyant le plus gros contingent avec plus d’une vingtaine de députés. Le groupe, qui apparaît beaucoup plus hétérogène, fait moins bien qu’en 2014 et ses 52 députés mais mieux qu’en 2009 (35 sièges). La présidente de la GUE, Gabi Zimmer, a réagi en appelant son « groupe, durant le mandat 2019-2024, à poursuivre le combat pour une Europe réellement égalitaire et solidaire » et à « mener une bataille face à l’extrême droite et aux attaques de la droite ».

Une Commission qui tire vers le brun ?

En 2014, les 751 sièges du Parlement européen s’étaient répartis en sept groupes : la Gauche unitaire européenne/Gauche verte nordique (GUE/NGL, 52 députés), l’Alliance progressiste des socialistes et démocrates (S & D, 191 députés), les Verts/Alliance libre européenne (Verts/ALE, 50 députés), l’Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe (ADLE, 67 députés), le Parti populaire européen (PPE, 221 députés), les Conservateurs et réformistes européens (ECR, 70 députés), l’Europe de la liberté et de la démocratie directe (EFDD, 48 députés) et 52 non-inscrits.

Les résultats de 2019 posent la question de la recomposition des alliances au sein du Parlement et confirment un basculement de l’échiquier politique européen vers la droite. Que va pouvoir faire la gauche avec ses 38 sièges ? Passer des alliances avec une partie des eurodéputés Verts (78) ou des sociaux-démocrates (153) ? Avec 106 sièges, les centristes et libéraux pèseront fortement sur la future majorité. Les conservateurs, avec 174 députés, demeurent la première force du Parlement européen, mais auront besoin d’alliances. Le Parti populaire européen (PPE) aura le choix des libéraux, de la droite nationaliste et de l’extrême droite. Il a immédiatement réclamé la présidence de la Commission européenne pour son chef de file (« Spitzenkandidat ») : Manfred Weber. Du côté de sociaux-démocrates, la deuxième force au Parlement européen, on a balayé les revendications du PPE. Les non-inscrits, eux, atteignent 29 sièges.

L’Allemagne : un résumé de l’Europe

Autant que dans les différents pays européens, les cartes sont également rebattues en Allemagne. À elle seule, elle résume les deux tendances du scrutin européen. Les Verts apparaissent comme les grands vainqueurs avec 20,9 % (21 sièges) et doublent leur score de 2014. C’est une première en Allemagne pour les écologistes, qui n’étaient jamais arrivés en deuxième position d’un scrutin national. Le parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD), avec 10,8 % (11 sièges), progresse par rapport aux dernières européennes (7,1 %). Bien que, si l’on prend les législatives de 2017, où l’AfD a obtenu 12,6 %, cela apparaisse comme un recul.

Mais, surtout, le scrutin apparaît comme un vote sanction contre les deux formations de la « grande coalition » dirigée par Angela Merkel. Les conservateurs (CDU-CSU) arrivent en tête du scrutin mais ne recueillent que 28,6 %, soit 7 points de moins qu’en 2014. Les sociaux-démocrates du SPD chutent de 12 points et n’obtiennent que 15,3 % de voix. Avec 5,5 %, Die Linke (gauche radicale) et le Parti libéral-démocrate (FDP) seraient à égalité. Pour Die Linke, c’est un recul par rapport à 2014 (7,4 %). Pour le FDP, une légère remontée (3,4 %).

Hongrie, Italie, Pologne l’axe nationaliste

Dans un pays symbolique où le premier ministre, Victor Orban, est la tête de pont du national-populisme européen, la participation hongroise, bien que faible, a battu un record, avec 41,7 % (29 % en 2014). Et cette hausse profite au chef du parti au pouvoir, le Fidesz (13 députés). Ce dernier recueille près de 52,3 % des voix (51 % en 2014), et devance de façon écrasante l’opposition de centre gauche, qui plafonne à 16,3 % (5 députés). L’extrême droite néonazie du Jobbik est en net recul, avec 6,4 % (1 siège), siphonnée par le vote Orban. Car ce dernier, qui a profité de la crise des migrants pour ériger des murs aux frontières, et adopté un discours anti-immigration très virulent, va être en position de force au niveau européen, même si la Hongrie ne compte que 21 eurodéputés. Jusqu’ici membre du Parti populaire européen (PPE), Orban menace maintenant de le quitter pour nouer alliance avec le reste de l’extrême droite européenne sur une ligne anti-immigrés.

En Italie : la victoire de Salvini rebat les cartes. Alors que la coalition gouvernementale se déchire entre le Mouvement cinq étoiles (M5S) et la Lega (la Ligue), les élections européennes marquent la prise de pouvoir du chef de cette dernière et ministre de l’Intérieur, Matteo Salvini, en tête avec 34,3 % des voix (28 eurodéputés), un score quasiment au niveau des sondages les plus hauts. Derrière, la péninsule voit également le retour de la social-démocratie : le PD (Parti démocrate) recueille 22,7 % des voix (19 sièges), et devance le M5S, qui n’obtient que 17 % (14 sièges). Au niveau national, la principale conséquence est la prise de pouvoir de la Lega sur le gouvernement formé voici un an : Salvini a tonné que le M5S cesse de « s’opposer aux projets de son parti ». Au niveau européen, l’Italie, qui envoie 73 députés à Strasbourg, est désormais le pays qui compte le plus d’eurodéputés d’extrême droite et/ou populistes : 42. La Lega sera ainsi la première force au sein du groupe d’extrême droite européen, l’ENL (Europe des nations et libertés), avec les élus du RN, dont les liens avec Matteo Salvini sont étroits.

En Pologne, le PiS sort du scrutin européen avec le statut de favori des législatives. Au pouvoir depuis 2015, le parti ultraconservateur et ultranationaliste Droit et justice (PiS) est arrivé largement en tête, avec 43,1 % des voix (24 sièges) et envoie cinq députés de plus qu’en 2014 (31,7 %). La formation de Jaroslaw Kaczynski confirme surtout ses chances d’être reconduit aux législatives d’automne. Derrière le PiS, la Coalition européenne apparaît comme la principale liste d’opposition (38,4 %, 21 sièges) composée de conservateurs modérés, de libéraux et de sociaux-démocrates. La participation record de 43 % (20 points de plus qu’en 2014) n’a finalement avantagé aucun camp. À la troisième position, les forces sociales-démocrates du Printemps de Robert Biedron obtiennent 6,7 %, soit 3 sièges, à égalité avec les nationalistes de la Confédération (extrême droite, 6,2 %).

Le test grec

Autre pays qui était scruté à la loupe, la Grèce. Victime de l’intransigeance et du dogmatisme de l’UE durant ces dernières années, le score de Syriza était attendu. Ici, le scrutin européen avait valeur de test, et si la droite de Nouvelle Démocratie arrive en tête avec 33 % des voix (8 députés), le parti du premier ministre, Alexis Tsipras, obtient 27 % des voix et 7 députés sur 21 sièges. Suivent l’ex-Pasok, rebaptisé Mouvement pour le changement, avec 8 % (2 sièges) et les communistes du KKE (6 %, 1 siège). Les néonazis d’Aube dorée obtiennent un siège également, tout comme Diem 25, le mouvement européen de Yanis Varoufakis.

Dès l’annonce des résultats, le premier ministre a d’ailleurs annoncé que les élections législatives prévues en octobre seraient anticipées. Pour Syriza, il reste quelques mois pour convaincre les Grecs que les récentes mesures (retour des conventions collectives, augmentation du salaire minimum de 11 %, baisse de la TVA) amélioreront leur vie, et trouver les voix nécessaires au maintien de la gauche au pouvoir.

Vadim Kamenka et Benjamin König

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