Écrivant ce livre sur La caste (Éditions La découverte), j’ai souhaité rencontrer de nombreuses personnalités qui pouvaient m’éclairer sur les mutations de la haute fonction publique. Et j’ai naturellement cherché à entrer en contact avec Anicet Le Pors. Détenteur d’un doctorat d’État en sciences économiques et figurant parmi les hauts fonctionnaires qui avaient participé à la création de la Direction de la prévision au milieu des années 1960, il disposait de souvenirs qui m’intéressaient, au plus haut point, sur la vie intellectuelle au ministère des finances, avant que la normalisation néolibérale ne fasse son œuvre et impose sa tyrannie intellectuelle.
Figurant parmi les quatre ministres communistes du deuxième et troisième gouvernement de Pierre Mauroy, de 1981 à 1984, avec le portefeuille de la fonction publique et des réformes administratives, il était aussi pour moi, à ce titre, un témoin précieux. D’abord par ce qu’il est l’un des meilleurs connaisseurs sur longue période des trois fonctions publiques, qu’il a cherché à unifier. Et puis aussi, parce qu’il a été à l’origine d’une tentative de démocratisation de l’École nationale d’administration (ENA), qui a débouché sur la création en 1983 d’une troisième voie d’accès, qui a été sabordée en 1990, et remplacée par un troisième concours, ce qui a totalement dénaturé le projet initial.
On trouvera donc trace dans mon livre de ma rencontre avec Anicet Le Pors, qui m’a été précieuse. Je me suis beaucoup inspiré de son récit pour raconter la vivacité intellectuelle qui régnait au ministère des finances dans les années 1960 – par contraste avec la tyrannie d’aujourd’hui, qui interdit toute pensée intellectuelle alternative. Et ses propos sur la démocratisation de l’ENA m’ont beaucoup intéressé, même si, dans ce livre, je défends une autre voie que la sienne, plus radicale, celle de la suppression de l’Inspection des finances et celle de l’ENA – une voie qui me semble la seule possible, compte tenu de la gravité de la crise que traverse aujourd’hui la haute fonction publique, et la nécrose actuellement à l’œuvre.
Pour toutes ces raisons, j’ai été heureux de recevoir, en ce début de semaine, une correspondance d’Anicet Le Pors qui, après avoir lu le livre, souhaitait me faire part de ses remarques et de ses critiques. Comme mon souhait le plus cher est que ce travail ait une utilité citoyenne et qu’il vienne nourrir les indispensables réflexions sur les différents contours que pourrait prendre une VIème République, je suis ravi qu’un tel débat prenne de l’ampleur. J’ai donc demandé à Anicet Le Pors l’autorisation de publier ce texte. Ce que je fais sans y ajouter le moindre commentaire – puis qu’après tout, j’ai longuement développé mon point de vue dans le livre. J’ai juste proposé à Anicet Le Pors que l’on puisse avoir une confrontation prochainement, pour débattre de nos positions respectives.
Voici donc la lettre que m’a adressée Anicet Le Pors :
« Cher Laurent Mauduit ,
J’ai lu avec beaucoup d’intérêt votre dernier ouvrage La Caste. La documentation réunie est impressionnante soulignant notamment le fait relativement nouveau par son ampleur : le rétro-pantouflage. J’ai apprécié l’analyse rigoureuse que vous avez conduite du macronisme. Bref, je suis très largement d’accord avec votre thèse et vos conclusions. C’est pourquoi je me permets quelques remarques.
J’ai été très sensible à votre référence à la Direction de la Prévision. Parce que c’était ma jeunesse et ma mutation météorologiste-économiste dans des conditions politiques très spéciales (montée en puissance du programme commun). Mais ce fut une référence assez exotique et fugace.
C’est peut-être ma remarque critique principale : vous invoquez souvent la déontologie comme référence éthique. Cependant vous n’ignorez pas que la déontologie s’inscrit aujourd’hui dans le courant du ” droit souple ” (chartes éthiques, codes de bonne conduite …) en provenance des États Unis qui n’a pas de caractère normatif et constitue un accessoire de la généralisation du contrat contre la loi. En revanche ; vous ne dites rien du statut général des fonctionnaires dans ses versions fondatrice en 1946 et fédératrice en 1983. Je n’ai eu de cesse (voir mon blog) depuis 35 ans de le décliner sur la base de principes ancrés dans notre histoire (égalité avec l’art. 6 de la Déclaration des droits de 1789, indépendance avec la loi sur les officiers de 1834, responsabilité sur la base de l’article 15 de la DDHC que vous citez plusieurs fois à juste raison). Or le statut général est la référence législative majeure, même très dénaturé (225 modifications législatives en 30 ans) et il serait justement intéressant de montrer comment l’Inspection des Finances a pu s’affranchir de ces règles.
Dans le même esprit je suis un peu surpris, que vous ne disiez rien du Conseil d’État comme partie de la caste. Il y a pourtant quelques raisons (Pompidou, Balladur, Attali, Fabius, Wauquiez, Pécresse, Schrameck, etc …). Certes cela n’aurait pas la même signification que l’Inspection des Finances, mais participerait néanmoins de la conception de la caste et mériterait justement pour cette raison un analyse spécifique qui déboucherait sans doute sur un autre type de réflexion ; légitimité du contrôle de constitutionnalité, gouvernement des juges, théorie des apparences, hiérarchie des normes, droit européen, etc. C’est aussi un lieu (que je connais évidemment très bien) où ont toujours existé des ” esprits vigiles ”. J’y ai eu et y ai toujours des amis : Bernard Tricot ; Guy Braiban, Jean Kahn, Nicole Questiaux, Jacques Fournier, etc. Et des membres que j’estime, des républicains authentiques. Bref, pour vous, la matière d’un nouveau livre.
Il y a aussi quelque risque à juger des actes passés avec les yeux d’aujourd’hui. L’anecdote sur Maurice Thorez recevant et rassurant une délégation de l’Inspection des Finances ne fait pas de doute. Mais il faut la replacer dans son contexte. Maurice Thorez rencontrait alors beaucoup d’obstacles pour faire adopter le statut général des fonctionnaires qui sera acté par la loi du 19 octobre 1946, dernier texte de 147 articles voté en 4 heures à l’unanimité de la Constituante après un compromis passé in extremis avec Georges Bidault (voir mon article dans le Monde diplomatique du mois d’avril) Il a eu parfaitement raison de se débarrasser des revendications de la délégation de l’Inspection des Finances en les rassurant, c’était alors un problème de second ordre et à sa place j’aurais fait la même chose. Dans le même esprit il était hors de question de supprimer l’ENA en1981. Je me suis fait retoquer la proposition de nommer Michel Combarnous, excellent juriste et républicain authentique, par Mitterrand qui m’a imposé Simon Nora (inspecteur des finances) alors que j’avais le soutien de Mauroy. Fallait-il démissionner alors que le nouveau statut était en gestation donnant la garantie d’emploi et d’autres garanties à 5, 4 millions de salariés aujourd’hui ? La 3° voie était le maximum d’audace que je pouvais me permettre : 30 énarque du 3° type seulement ont pu accéder à l’ENA entre 1983 et 1990 après avoir subi bien des humiliations.
Plus généralement, il y a aussi un risque a centrer la remise en ordre (la refondation) de la fonction publique sur la suppression de l’ENA, de l’Inspection des Finances et de Sciences Po. Vous en êtes conscient et vous avez des développements pertinents à ce sujet. Il reste que, comme vous le dites et comme l’expérience le confirme, il y a une forte dialectique entre l’ENA et la société et la seule suppression de l’ENA à situation sociale inchangée est impensable. Il en est de même de la mise en perspective d’une VI° République dont la seule évocation est une manière de ne pas traiter la question institutionnelle. L’histoire montre qu’il n’y a jamais eu en France de nouvelle République sans que soient réunies trois conditions : un certain consensus pour rejeter l’existant, un minimum de consensus sur le régime souhaité, un événement dramatique et sanglant. Aucune de ces conditions n’est aujourd’hui remplie. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas s’en occuper, de même que de cette question majeure que vous évoquez à travers les privatisations : la propriété publique. Nous n’en sommes pas là. Mais je pense que nos analyses convergent sur ce dont Emmanuel Macron est le nom (vous avez peut être vu le texte que Médiapart avait repris de mon blog le 5 mai 2017 expliquant pourquoi je votais blanc : ” Emmanuel Macron, cet homme est dangereux ”). Vos références historiques sont particulièrement bien venues.
Je pense que votre livre sera très lu dans La caste et en dehors d’elle et qu’il peut jouer un grand rôle dans la prise de conscience qui permettra à beaucoup d’y voir plus clair dans cette décomposition sociale.
Bien cordialement
Anicet Le Pors
(http://anicetlepors.blog.lemonde.fr) »
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