Poulidor est mort

Mardi, 8 Juillet, 2003

Le champion cycliste français Raymond Poulidor est décédé mercredi à 83 ans. Nous republions « Poupou la poisse »,  un texte de l’écrivain Bernard  Chambaz.

Poupou la poisse, par Bernard Chambaz, écrivain.

Toujours second jamais premier, Raymond Poulidor a marqué le Tour de France de son empreinte faite de malchance et de morceaux de bravoure.

Il est un des héros les plus célèbres sinon les plus glorieux, à coup sûr un des plus populaires, même s’il n’a pas gagné de Tour de France, même s’il n’a jamais porté, un seul jour, le fameux maillot jaune. Et peut-être tient-il précisément sa popularité – d’année en année grandissante pendant quinze étés – de cette espèce de fatalité qui a plané au-dessus de lui (et de son vélo), de cette assiduité dans la défaite et du sentiment ému qu’on voue aux vaincus, à ceux qui ont rendu les armes avec honneur, peut-être tient-il sa popularité du rêve qui s’attache à ce qu’on nomme un  » éternel second  » où on peut supposer qu’éternel vaut sûrement mieux que second.

Bien sûr, il a déjà gagné quelques belles courses quand il arrive sur le Tour. À commencer par le prix de la Quasimodo à Saint-Léonard-de-Noblat, coup sur coup, en 1954 et 1955, le prix de la gare à Guéret en 1956, le critérium ostréicole d’Étaules en 1960 après une longue parenthèse militaire très pénible dans les départements algériens ( » non rien n’a changé – écrit-il au retour- et cependant tout est différent « ). Il a fait aussi de belles places, 5 (la cinquième) au championnat du monde cette même année à Karl-Marx-Stadt. En 1961, à Berne, il fait 3 (la troisième place) avec le maillot bleu-blanc-rouge de champion de France sur les épaules qu’il a gagné en juin dans la côte du Nouveau-Monde. On l’attend sur le Tour. Il y arrivera l’année suivante.

Poulidor a donc vingt-six ans, il est né une bonne année pour le vélo, deux mois avant le vote par l’Assemblée nationale des deux semaines de congés payés qui jetteront cet été-là sur les routes du pays tout entier des bicyclettes et des tandems. C’est un fils de paysans, un homme du terroir, de ce Massif central marron clair planté au beau milieu des cartes de géographie accrochées aux murs de l’école, un enfant de la Creuse (préfecture Guéret, sous-préfecture Aubusson), un des départements les plus déshérités avec des parcelles de terre ingrate et des ciels souvent bas, à un moment où le monde ancien, le monde rural, disparaît, et où sa disparition provoque une profonde nostalgie. C’est aussi un fils de la communale, fier à bon droit de son certificat d’études. Et il porte les couleurs jaune et violet de l’équipe Mercier.

Son entrée dans le Tour est placée sous le signe de la malchance (qui lui collera à la peau). À l’entraînement, il brise une pédale, tombe, se coince la main dans les rayons de la roue, se relève un doigt cassé, doit porter un plâtre léger mais un plâtre, pas l’idéal pour rouler et se lancer dans le Tour, surtout au vu des pavés de la deuxième étape. Il ne se distingue pas particulièrement. Simpson devient le premier maillot jaune anglais à Saint-Gaudens le jour où l’Algérie devient indépendante. Et puis Poulidor se réveille entre Briançon et Aix-les-Bains. C’est le 12 juillet, il donne un récital, il survole cette 19e étape, il y gagne le surnom  » Poupou  » que lui donne Émile Besson dans l’Écho du Centre (Poupou comme on a déjà  » pompon  » et  » pioupiou « , on devine encore poupin, un surnom empreint de douceur, son doux sourire qui avait énervé Antonin Magne le 11 juillet au soir ( » j’avais l’ impression d’avoir affaire à un boe uf placide, j’aurais voulu qu’il se rebiffe, qu’il se cabre et surtout qu’il abandonne son bon sourire… J’ai voulu le faire exploser et j’ai tout simplement réussi à le rendre triste « ). Comme quoi la tristesse a du bon. Il y a cinq cols, il passe les deux derniers en tête, accroît son avance dans la plaine jusqu’à Aix-les-Bains. À quoi pense-t-il le soir ? À la ferme où il a grandi, à ses parents et à ses trois frères aînés qui l’ont initié au vélo, à Monsieur Marquet, le marchand de cycles qui lui a offert pour ses seize ans un demi-course bleu-nacré qui le changeait de la bicyclette de sa mère, à ses entraînements à la nuit après les travaux des champs, aux fêtes de village avec mât de cocagne et courses (de sac ou de vélo), à tout ça sûrement, et qu’il a une chance infinie. Le 12 juillet il se retrouve donc 3e au classement général. Il se maintient à cette place jusqu’à l’arrivée.

Le public se projette déjà dans le Tour 1963. Il pense que désormais Anquetil devra compter avec Poulidor. Mais les années se suivent et se ressemblent. Anquetil contrôle. Poulidor déçoit. Antonin Magne se fâche (ou feint de se fâcher), cette fois c’est le 9 juillet au soir à la veille de l’étape Val-d’Isère – Chamonix. Il lui commande de  » casser la baraque  » et de  » prendre le mors aux dents « . Le lendemain, de son propre aveu, Poulidor court comme un fou (comprendre comme un idiot), en donnant le maximum dans le col du Grand-Saint-Bernard contre le vent. Il y laisse toutes ses forces et quelques plumes. La preuve, des sifflets l’accueillent au Parc des Princes.

Donc en 1964 la très fameuse ascension du Puy-de-Dôme, le coude à coude et épaule contre épaule immortalisés par une photographie où on les voit en effet se toucher (ou encore  » mano à mano « ). Poulidor attaque Anquetil trop tard. Il ne le décroche qu’à un peu moins d’un kilomètre. Évoquant la montée, il écrit :  » Je me fais l’effet de la petite flamme s’élevant dans les lampes à huile d’autrefois en Limousin, elle s’éteint inévitablement… Jamais je n’ai tant souffert sur un vélo.  » Il ne lui reprend que 42 secondes et échoue pour 14 autres (qu’on dit  » petites « ) au classement général. Il n’a sûrement pas été un fin stratège. Mais il n’a jamais été si près du paletot de ses rêves. Songez (avec lui) qu’il a perdu quatre jours auparavant un gros paquet de secondes à la suite d’un scénario digne de guignol, une banale crevaison, le mécano se précipite, trébuche avec le vélo de rechange sur le dos, tombe dans les pieds de Poulidor qui repart mais s’aperçoit que le guidon du vélo est tordu, s’arrête, répare, repart mais le mécano oublie de le relancer, et voilà le sentiment d’être maudit. En effet, les comptes laissent encore apparaître 2 secondes pour une chute provoquée par un mécano qui voulait le relancer après avoir changé une roue (le même qui  » oublie  » de le relancer deux jours plus tard ?) et 1 seconde (de bonification) pour le sprint sur la cendrée de Monaco quand Poulidor  » oublie  » qu’il y a encore un tour à couvrir sur le stade et laisse la minute en question à Anquetil. Toutefois, s’il avait été sifflé en 1963, il est ovationné en 1964 et fait même le tour d’honneur en compagnie d’Anquetil après une ultime étape contre-la-montre marquée par l’incertitude.

1965. Poulidor est favori d’autant qu’Anquetil a déclaré forfait. Il y met même le prix puisqu’il accepte de laisser ses gains de la saison à ses équipiers en cas de victoire. Malgré une deuxième place, c’est un Tour à oublier, c’est encore une chute après un dérapage sur les rails d’un tramway dans l’étape Liège-Roubaix. Et pourtant ce sont les applaudissements pour  » Poupou  » à Paris.

À ce rythme, on n’a pas le temps de passer en revue les quinze années et les quatorze Tours de Poulidor.

En juillet 1966, le cour n’y est pas. La peur s’en mêle :  » Dans une course contre-la-montre je roule entre deux murs du son.  » Et puis, en 1967, le Tour prend un tour tragique avec la mort dans le Ventoux de Tom Simpson qui était le plus joyeux et le plus drôle du peloton. Poulidor y joue de nouveau de malchance. Quand il chute, la voiture technique de son équipe ne peut le secourir car elle est en panne, alors il reprend la route sur le vélo d’un coéquipier (Édouard Delberghe), mais le vélo est trop grand ou trop petit (je ne sais plus) et les cale-pieds trop étroits, on ne prête jamais assez d’attention aux détails. Il a perdu le Tour. Le lendemain, on voit des banderoles où les poulidoristes ont rectifié aimablement le tir :  » Vive Poulidor quand même.  » Dès lors, il se met au service de son coéquipier Pingeon qui gagnera le Tour. Il lui sauve la mise dans l’ascension du Galibier. Pingeon salue sa loyauté. Et ce n’est pas fini : ni la malchance ni les places d’honneur.

En 1968, c’est un Tour tragi-comique marqué par la première grève des journalistes. Fidèle à lui-même, Poulidor est fauché par un motard de presse qui manque de lui écraser le genou sur la route d’Albi, il se relève le visage en sang, les coudes et les genoux à vif, il se rend compte que ses adversaires l’ont attaqué alors qu’il était à terre. Il a perdu le Tour. Il éblouit par sa générosité, son courage, sa vertu, etc. Mais il a perdu. Il est en larmes. Deux jours plus tard, il est contraint à l’abandon. Dans l’Équipe, Jean Bobet cite Lamartine :  » Un seul être vous manque et tout est dépeuplé « , on n’est pourtant pas au bord du lac d’Annecy, mais au coeur du bon vieux Massif central.

Ensuite c’est l’ère Merckx. Poulidor est relégué au second plan. Au point qu’en 1971, il renonce au Tour après s’être soigné le foie à l’aide de cataplasmes et d’herbes infusées dans de l’eau bouillie, et il accepte la proposition de RTL de précéder le Tour pour livrer ses impressions sur le parcours. Néanmoins, en 1972, il impressionne déjà dans Paris-Nice en battant et Merckx et le record dans l’ascension de la Turbie (sur un 42 ž 17). On loue sa jeunesse, son éternelle jeunesse comme il est déjà l' » éternel second « , voilà, tel est le secret du monument Poulidor, il est celui qui fait mieux que résister au temps, à l’usure du temps, il ne vieillit pas. Instruit par le doute cartésien, Marcel Hansenne écrit alors :  » Nous ne nous consolerons jamais d’apprendre un jour que ce coeur a vieilli.  » Au Tour, il est troisième du classement général, il remonte donc sur le podium, il a trente-six ans et il frappe par sa sérénité. Il incarne une sorte de Bartali laïc et républicain.

Ça ne l’empêche pas de chuter, lourdement, l’année suivante dans le col du Portet-d’Aspet et d’être à nouveau sujet de déploration. Il repart pour un tour, en 1974, donc à trente-huit ans, la gloire (et l’âge y a sans doute sa part) : il sauve un Tour morose du discrédit, qui conduit Jacques Goddet à fustiger les lamentations des coureurs. Poulidor gagne l’étape des cinq cols qui arrive au plat d’Adet, la première depuis sept ans, un 14 juillet, et il finit encore à la deuxième place. Des quatorze Tours qu’il a disputés, c’est son préféré ; il considère même qu’il l’a en quelque sorte gagné, en plaçant Merckx hors-concours. 1975 : une grippe l’affaiblit. 1976 : il a donc quarante ans, c’est son dernier Tour, il le termine à la troisième place.

Si on veut bien reconnaître la part de poésie qui réside dans les noms propres, on ne s’étonnera pas outre mesure que des gamins d’une dizaine d’années aient imaginé Raymond Poulidor comme tiré dans les côtes et les cols par une invisible poulie d’or formidable et forcément ensoleillée. Ou qu’ils l’aient vu brusquement surgir en classe de sixième, pendant un cours d’histoire, au détour de l’Iliade, sous les traits du dénommé Polydoros, jeune fils du roi Priam, éloigné par son père du champ de bataille, mais si confiant en la rapidité de sa course qu’il venait défier Achille qui le tuait en moins d’une phrase et sans état d’âme, tout cela faisait beaucoup de fils morts pour Priam mais à l’époque l’essentiel n’était pas là.

Le facteur de Saint-Léonard confie qu’il a porté des milliers et des milliers de lettres chez M. Poulidor. Poulidor confirme.  » Mais parfois le soir après de longues veillées, de lectures émerveillées auxquelles participe Gisèle [sa femme] , je me prends à me demander si, à la popularité née de la malchance, je ne préférerais pas la popularité née d’un grand triomphe. Ne serait-ce que pour voir la différence.  »

En partenariat avec France-Inter.

 

Bernard Chambaz

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