Soignants, fonctionnaires, prolétariat urbain endiguent l’épidémie tandis que les classes supérieures fuient. Il faudra s’en souvenir. Il faudra que justice se fasse.
Je suis sociologue, je ne suis pas Covid19, ou alors je ne le sais pas encore. Pour l’instant, j’ai de la chance, je suis confinée dans mon appartement en ville avec mon mari et mon fils de cinq ans, à qui je fais la classe en même temps que je “télétravaille”, par fractions de journée. Ma sœur, elle, est confinée dans 60 m2 à Paris avec sa fille de 4 mois et son conjoint (jeune, sportif, brillant, mobilisé dans le secteur de la santé depuis plusieurs semaines) testé positif au covid19, dont les symptômes peinent à se stabiliser. Leur vie est un enfer depuis huit jours maintenant.
Mais ce que je vois au jour le jour sur les réseaux sociaux, les chaînes Whatsapp, Instagram, Facebook me tient en horreur.
Ce miroir grossissant de notre société m’empêche de dormir. J’ai honte. La crise sanitaire majeure que nous vivons aggrave dans des proportions inédites les inégalités sociales. Elle les décuple à tous les points de vue, en même temps qu’elle les rend visibles, palpables, immédiates: conditions de vie, exposition à la maladie, gestion de la vie domestique, de la parentalité, du travail éducatif. Les personnels de soin, les fonctionnaires (police, professeurs), mais aussi le prolétariat urbain (éboueurs, agents de sécurité…) sont en première ligne pour endiguer l’épidémie de covid19 et assurer la continuité de la vie sociale (sécurité des personnes, des musées, etc.) tandis que les classes supérieures, surexposées initialement au virus par leur nombre élevé de contacts sociaux et la fréquence de leurs voyages, ont déserté les villes pour se mettre à l’abri. Et de cela, nous ne parlons pas.
Ils curent une maladie de cadres supérieurs mais sont, par les processus profonds de ségrégation urbaine, de montée des inégalités, de casse des services publics, exclus des formes récentes d’enrichissement.
Le confinement imposé depuis mardi midi décuple en effet les inégalités de conditions de vie: petites surfaces, logements surpeuplés ou insalubres, sont le fait des étudiants logés en résidence universitaire ou dans le parc privé (chambre de bonne, studio, souplex…), mais aussi des classes populaires et des classes moyennes qui habitent dans les métropoles et peinent, depuis près de dix ans (hausse du marché locatif privé et des prix à l’achat), à se loger et à se maintenir dans les centres urbains. Des logements parfois tout juste suffisants pour répondre à la norme du “logement décent” défini par la loi SRU. Mais les logements qui se sont vidés suite à l’exode sanitaire ne sont pas ceux-là. Non, ce sont les logements spacieux, lumineux, propres, connectés, des arrondissements aisés de la capitale, des logements habités par les familles de classes supérieures parties se mettre au vert dans une résidence secondaire, ou alors dans une villa connectée à internet, louée pour l’occasion.
En première ligne, dans les villes, les personnels soignants et les fonctionnaires gèrent donc l’urgence médicale au quotidien, et assurent la continuité de la vie sociale (écoles, sécurité des musées et du patrimoine de l’État, administrations, etc.). Ces personnels ont obligation de résidence. Ils ne peuvent pas fuir. Et parfois ne le veulent pas, conformément à leur éthique et à leur mission de “service public”.
Mais tandis que les personnels soignants sont mobilisés et que les salariés modestes nettoient et approvisionnent nos villes, jour et nuit, au risque d’être contaminés à leur tour, leurs enfants, pendant ce temps, ne sont pas au vert. Non, ils sont confinés dans ces mêmes appartements étroits, quand ils ne sont pas accueillis dans des structures de garde d’urgence laissées ouvertes à leur intention. Leurs parents ne pourront pas assurer la continuité pédagogique proposée en urgence par le ministre de l’éducation. Il leur est, dans ces conditions matérielles et professionnelles, impossible d’assurer le travail éducatif et parental requis. Mais à qui servent-elles, au final, ces injonctions de “continuité pédagogique”? Car les cours en ligne demandés aux professeurs sont en réalité pris en charge par de nombreux vacataires de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur (ATER, chargés de TD, vacataires…), aux conditions de vie elles-mêmes dégradées, comme l’ont médiatisé récemment les nombreux mouvements contre la réforme des retraites et la LPPR. À bien y réfléchir, comment la continuité pédagogique ne pourrait-elle pas nourrir les inégalités? Suivre un cours sur un téléphone portable n’a jamais été facile, tandis que disposer d’un ordinateur portable, d’une chambre à soi, d’une imprimante, reste un bien très inégalement partagé. De cela, il faudra se souvenir après la crise.
Suivre un cours sur un téléphone portable n’a jamais été facile, tandis que disposer d’un ordinateur portable, d’une chambre à soi, d’une imprimante, reste un bien très inégalement partagé.
Enfin, il y a bien sûr les inégalités d’exposition au risque de contamination au covid19. Ceux et celles qui sont en première ligne – infirmières, médecins généralistes, aides-soignantes, brancardiers, mais aussi blanchisseurs, personnels de nettoyage- s’occupent de soigner, nettoyer, laver, récurer, endiguer la montée du coronavirus dans la population française. Ils curent une maladie de cadres supérieurs mais sont, par les processus profonds de ségrégation urbaine, de montée des inégalités économiques, de casse des services publics, durablement exclus des formes récentes d’enrichissement. De cela aussi, il faudra se souvenir après la crise.
Et pendant ce temps, les départs au vert s’accélèrent (enfin, jusqu’à hier midi). Les arrondissements riches de Paris se sont vidés de leurs familles. Pouvait-il en être autrement? Devaient-ils rester à Paris? Aider un voisin âgé à faire ses courses, ou un jeune couple atteint par le confinement total? Ou partir dans une résidence secondaire permettait-il de faire baisser la pression sur les lits des hôpitaux déjà presque saturés de la région parisienne? Mais n’allaient-ils pas transporter avec eux (dans les commerces locaux de campagne et de station balnéaire) le fameux virus dont ils étaient potentiellement porteurs?
Il faudra que justice se fasse, non pas individuellement, mais à l’échelle collective. Je veux dire qu’il faudra lever un impôt spécial sur la fortune pour réparer, rattraper, compenser les inégalités, et payer les soins sans faille apportés par les personnels soignants et l’ensemble des fonctionnaires (police, professeurs, gardiens) mobilisés dans la gestion de la crise et la continuité de la vie sociale.
Il faudra que justice se fasse, non pas individuellement, mais à l’échelle collective.
Je veux aussi dire qu’il faudra investir massivement dans les hôpitaux, l’école et l’université pour rattraper notre retard, et préparer notre avenir avec des infrastructures dignes. Emmanuel Macron a rappelé qu’ils étaient le socle fondamental de notre société, le ferment de notre République; il a annoncé dans son discours de lundi soir qu’il y aura un avant et un après coronavirus. J’espère que notre gouvernement saura rendre justice aux équipes médicales et à l’ensemble des salariés mobilisés. Il faut qu’il y ait un avant et un après. Il doit y avoir un avant et un après. Pour ne pas que cette crise sanitaire et humaine majeure n’ait servi à rien.
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