Bernard Vasseur. Photo : Magali Cohen

Bernard Vasseur. Photo : Magali Cohen

Dans son dernier ouvrage paru aux éditions de l’Humanité, le philosophe de formation analyse les évolutions actuelles du monde qui nous entoure. Que ce soit le débat intellectuel, les mouvements sociaux ou encore la crise sanitaire à l’heure de la globalisation, tout appelle l’humanité à sortir de l’ère du capitalisme.

Dans votre ouvrage le Communisme a de l’avenir… si on le libère du passé (1) , vous poursuivez là un chemin qui vous conduit à l’idée d’une redécouverte de Marx. Comment cela se traduit-il ?

Bernard Vasseur Effectivement, en regardant ce qui se passe aujourd’hui dans le monde, ce qui s’écrit, ce qui se pense aussi, j’ai trouvé du nouveau. Il y a trente ans, lorsque l’on regardait les vitrines des librairies, on ne trouvait pas un seul livre de Marx. Le philosophe allemand était traité en chien crevé. Il était assimilé à l’échec des pays socialistes et de l’URSS. En ce moment, on voit au contraire une sorte de floraison incroyable de livres de Marx et de livres sur Marx. On trouve des traductions nouvelles, des écrits que l’on ne connaissait pas dans ma jeunesse. Marx avec Engels sont en train d’être redécouverts. C’est très fort. Au sein du mouvement ouvrier français, on a longtemps séparé deux dimensions chez Marx. On a vu chez lui le penseur de l’anticapitalisme et de la lutte des classes, mais on a souvent oublié qu’il est aussi un penseur du communisme, ce qu’il appelle la « société sans classe » ou encore « la fin de la préhistoire de la société humaine ». Une « société sans classe », c’est une société sans dominants, ni dominés. Cela nous parle tout de suite quand on pense aux inégalités de toute nature (pas seulement de revenus) qui explosent et qui sont perçues comme inacceptables. Le communisme, c’est la visée de l’émancipation humaine. Alors ce n’est certes pas « le grand soir », mais c’est bien une révolution. C’est l’idée d’un changement d’ère de l’humanité, où chaque être humain décide, individuellement et collectivement, de se battre pour maîtriser sa vie et décider de son travail. Je rappelle le début du Manifeste du parti communiste : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire des luttes de classes. » Marx pose également la question d’une véritable transformation, d’un changement de la manière de faire humanité et d’œuvrer au « genre humain », selon le mot célèbre de l’Internationale. Pour moi, il faut réconcilier les deux dimensions et ne pas en rester à la pensée du « contre » afin d’être, en même temps « pour ». Nous combattons cette société capitaliste et nous agissons en faveur d’un changement de civilisation. Et d’ailleurs, les défis actuels sont tels que l’on ne peut se contenter de changer de pouvoir ou de gouvernement, nous avons besoin d’un changement profond, civilisationnel. J’ajouterai que lorsqu’on voit le succès d’intellectuels comme Alain Badiou, Étienne Balibar, Frédéric Lordon, David Graeber, Bernard Friot, etc., et même Thomas Piketty à sa manière et dans ses limites, qui parlent de Marx ou du communisme, on peut s’étonner que les communistes eux-mêmes, et le parti qui a raison de vouloir rester communiste, ne se proclament pas davantage les héritiers de Marx et évoquent si peu le communisme. C’est aussi un peu ce paradoxe qui m’a amené à écrire ce livre. « Encore un effort, camarades ! »

En quoi Marx est-il alors aujourd’hui pleinement d’actualité ?

Bernard Vasseur Je parlais des nombreux travaux intellectuels. Mais, si on regarde les dernières luttes sociales et la crise sanitaire du Covid-19, on voit là encore planer l’ombre de Marx. Rappelons-nous. Les soignants, notamment les hospitaliers, ont conduit une grève très longue. Je me souviens de ce mot d’ordre : « L’État compte ses sous, nous compterons les morts. » On voit ce que cette mise en garde acquiert de vérité aujourd’hui en pleine épidémie. Dans la période antérieure, cette remarque signifiait : la santé n’est pas une marchandise. On ne peut pas gérer l’hôpital public comme une entreprise capitaliste avec la dictature du chiffre, avec ce qu’Alain Supiot appelle la « gouvernance par les nombres ». Prenons encore les gilets jaunes. Ils ont mis sur le devant de la scène la précarité de vie, la pauvreté de gens qui travaillent mais qui n’arrivent plus à vivre de leur travail. La question des inégalités et de la représentation politique des humbles, des « sans-grade » était posée. On peut là encore retrouver l’ombre de Marx avec l’enjeu de réappropriation de la politique qu’il met au cœur de l’idée communiste. Ce que l’on traduit souvent en français par « le dépérissement de l’État de classe ». Troisième exemple, le mouvement des retraites : tout le monde a bien compris que le projet gouvernemental avait pour objectif de nous faire travailler plus longtemps. En régime capitaliste, cela signifie être exploité plus longtemps. Le fait de vivre plus longtemps devenait une proie afin de réaliser toujours plus de profits. Là encore, l’ombre de Marx et son idée du communisme apparaissent. Ce n’est pas seulement dans les milieux intellectuels que l’on y assiste, des idées naissent aujourd’hui au sein du mouvement social. Ce qui me fait dire que le communisme est pleinement d’actualité.

Et puis, il y a la crise sanitaire et les défis climatiques auxquels nous sommes confrontés. Vous avez également publié, aux éditions de l’Humanité, un petit essai intitulé Après la crise sanitaire ? L’après-capitalisme. En quoi ces menaces sur la vie posent-elles la question du dépassement du système capitaliste ? Et comment le faire à l’heure de la globalisation néolibérale ?

Bernard Vasseur Concernant le Covid-19, on a beaucoup parlé du « jour d’après ». Foin des tisanes et de l’eau tiède, de mon côté, j’ai parlé du « système d’après », donc, de l’après-capitalisme. C’est ce combat au présent pour sortir du capitalisme que Marx qualifie de communisme, et pas un horizon lointain, un idéal merveilleux ou un modèle social présentant le portrait d’une société de l’avenir comme un dépliant touristique. Or cette idée de sortie du capitalisme, de civilisation nouvelle, vient à maturité. Je lis les spécialistes des zoonoses (ces maladies qui passent des animaux aux humains). Pour expliquer la pandémie, ils mettent en cause le mode de développement contemporain le plus « high-tech » du capitalisme. Or, le capitalisme se rue désormais sur le monde sans obstacles, ni garde-fous, il domine les sociétés comme aucun autre mode de production avant lui et il est seul en piste. Il ne peut pas maquiller ou effacer ses responsabilités et on peut le regarder en face, comme Marx l’a fait en son temps. La pandémie qui frappe le monde sème la maladie et la mort, rend visible aux yeux de tous qu’il impose un mode de développement et d’existence qui est angoissant et mortifère. Voilà bien une dé-civilisation qu’il faut arrêter si nous voulons continuer de vivre en quittant la peur. Derrière la globalisation du capital, c’est-à-dire le rêve fou d’imposer à la planète entière la manière occidentale de l’habiter, surgissent les pulsions de toujours les plus essentielles du capitalisme : l’insatiable volonté de puissance, la concurrence sauvage, les inégalités, le fétichisme du fric. On les connaît depuis longtemps, mais elles prennent des proportions considérables, deviennent visibles et largement choquantes. Ici encore, la sortie du capitalisme : voilà un bon pôle de rassemblement. Enfin, il y a les désastres écologiques qui s’annoncent et qui deviennent eux aussi visibles : la terre se réchauffe, les calottes polaires et les glaciers fondent, les ressources naturelles s’épuisent. Pour tout cela aussi, sortie du capitalisme !

Le capitalisme, avec le développement d’un marché vert, veut pourtant se donner un visage environnemental ?

Bernard Vasseur Je montre dans mon livre qu’un capitalisme vert est inconcevable. Il y a en effet une opération en cours pour faire du marketing vert autour de l’écologie. Mais le capitalisme ne peut pas concilier la recherche du profit et les écosystèmes, une myriade d’entreprises privées et le contrôle social du respect des normes écologiques, le court terme de la finance et le long terme des équilibres planétaires. Si on lit vraiment Marx en se débarrassant de la lecture imposée au XIXe et au XXe siècles, d’abord par la social-démocratie allemande et ensuite par la lecture soviétique de la Troisième Internationale, on va trouver des textes de Marx absolument précurseurs en la matière. John Bellamy Foster a remarquablement mis cela en évidence dans son Marx écologiste (Amsterdam, 2011). Le productivisme que l’on associe à Marx aujourd’hui ne se trouve pas dans son œuvre, qui, au contraire, se préoccupe des équilibres naturels dans plusieurs textes du Capital. Mais c’est ce que la conception soviétique du stakhanovisme a glissé sous son nom et a fait prendre pour sa pensée. C’est la raison pour laquelle je dis que le communisme a de l’avenir, à condition de le libérer des traditions du passé. Libérer Marx du marxisme militant de jadis.

Dans ce souci de « se libérer du passé », vous insistez sur le fait que l’on a trop souvent confondu socialisme et communisme. Que voulez-vous dire ?

Bernard Vasseur En effet, il y a une anomalie – une ruse de l’histoire – dans le développement du mouvement ouvrier. Je le répète : Marx et Engels sont des penseurs du communisme. Mais ce qui l’a emporté durant deux siècles est le mot « socialisme », tant dans la social-démocratie allemande que dans le socialisme soviétique. Aujourd’hui encore, on tient toujours ces deux mots pour synonymes. Est-ce que Marx les identifiait ? Je pense que non et j’essaie de le démontrer. En 1848, Marx et Engels ont bien écrit le Manifeste du Parti communiste. Par la suite on s’est réclamé du socialisme mais, selon moi, il y a une différence d’ambition et de moyens politiques entre les deux. Par exemple, le socialisme souffre de sa croyance dans l’État comme moteur de la dynamique sociale, pas le communisme. Le communisme selon Marx n’a jamais été essayé.

Mais comment l’après-capitalisme, autrement dit le communisme, est-il capable d’être la première référence du changement ?

Bernard Vasseur En 1992, dans la Fin de l’histoire et le dernier homme, Fukuyama dépeignait un monde où le capitalisme triomphant parvient au « mariage intime » de l’économie de marché et de la démocratie représentative. Le temps d’un tel enthousiasme est largement dépassé. Pour autant, ce qui pèse sur les luttes sociales est l’idée que ce qui s’est effondré au XXe siècle, c’est le communisme. Donc, si le communisme est mort, il ne peut rien y avoir d’autre que le capitalisme. Cela handicape gravement tous les mouvements sociaux actuels, qui doivent alors se maintenir sur la défensive. On ne peut que se défendre « contre » mais on n’a rien à proposer « pour ». Je crois que si l’on se décide à parler du communisme tel que Marx l’a pensé, les choses peuvent évoluer. Dans le Capital, Marx écrit : « Le communisme est une forme de société supérieure dont le principe fondamental est le plein et libre développement de chaque individu. » Si on regarde ce qui s’est passé au XXe siècle, ce que l’on nomme communisme et qu’il faudrait en réalité appeler « échec des pays socialistes », n’a rien à voir avec « le plein et libre développement de chaque individu ». Dans le premier volet de Communisme ? (La Dispute, 2018), Lucien Sève a produit une pierre d’angle dont on peut se nourrir sur cette histoire. Au regard du monde qui nous entoure, il faut s’engouffrer dans la brèche. Il est temps de remettre Marx et le communisme dans le débat public, et de recréer l’idée qu’il y a deux voies pour l’humanité. Nous ne sommes pas condamnés au capitalisme ad vitam aeternam. La seconde voie, celle de l’émancipation humaine, que l’on nomme depuis plus de trois siècles le communisme, a de l’avenir.

(1) Le communisme a de l’avenir… si on le libère du passé,  de Bernard Vasseur, éditions de l’Humanité, 344 pages, 11,50 euros. disponible ici.


Pour la sortie de son essai Le communisme a de l’avenir… si on le libère du passé, Bernard Vasseur était l’invité de l’émission des livres de l’Humanité, Au pied de la lettre, diffusée le 12 novembre dernier.


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