Une petite musique se fait entendre, depuis un an plus insistante. C’est en tout cas à cette époque l’année dernière que j’ai commencé à y faire attention, parce qu’elle intervenait lors d’un épisode particulièrement traumatique, l’assassinat de notre collègue Samuel Paty. Le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, a cru bon d’affirmer, à cette occasion, que les tendances «islamo-gauchistes» de l’université française avait pour ainsi dire armé, sinon matériellement, du moins idéologiquement, l’assassin.
Il déclare ainsi sur Europe 1, moins d’une semaine après l’attentat: «Ce qu’on appelle l’islamo-gauchisme fait des ravages. Il fait des ravages à l’université, il fait des ravages quand l’UNEF cède à ce type de choses (…). Ces gens-là favorisent une idéologie qui ensuite, de loin en loin, mènent au pire.» Il poursuit, en parlant du terroriste: «C’est un assassin conditionné par d’autres gens, en quelque sorte des auteurs intellectuels de cet attentat.» Les «auteurs intellectuels de cet attentat», l’accusation est gravissime et le raccourci, pour le moins, osé, qui passe de l’université au meurtre abominable dont notre collègue, lui-même produit valeureux de ladite université, fut victime.
Plus récemment, le 19 octobre, lors de la présentation de son plan de formation des enseignants à la laïcité, qui est justement une des réponses apportées par l’institution à l’attentat survenu un an plus tôt, le ministre poursuit la petite musique insidieuse: «Si vous devenez professeur, vous transmettez les valeurs de la République. Et si vous ne les transmettez pas et si même vous militez contre les valeurs de la République, éventuellement sortez de ce métier.» Il ajoute, un peu menaçant tout de même: «Ça n’a peut-être pas été assez clair dans le passé, ça va être désormais très clair dans le présent et dans le futur, au travers de la formation comme de la gestion de la carrière des personnes.»
Je peux néanmoins le rassurer: j’ai commencé ma carrière «dans le passé», il y a vingt ans, et c’était déjà très clair. Ne serait-ce parce que, quand on choisit de devenir fonctionnaire, et notamment enseignant, c’est qu’on a dans la tête un idéal républicain auquel on désire faire correspondre sa vie professionnelle.
Être enseignant, c’est se mettre au service d’un savoir dont on juge la transmission indispensable, c’est se mettre, à travers lui, au service de la société, des valeurs qui la fondent, et surtout de la première d’entre elles: la liberté, l’émancipation par une connaissance approfondie du monde dans toutes ses dimensions. Mais, au lieu de reconnaître cet engagement, la petite musique alimente l’ère du soupçon contre le corps enseignant, et c’est probablement son but caché, car elle sert alors d’écran de fumée pour masquer les réels problèmes de l’école. Tous les jours, les enseignants bataillent contre l’appauvrissement de l’école publique, contre les inégalités qu’elle continue d’entretenir, voire d’aggraver, pourtant ce sont toujours eux, apparemment, le problème.
Dans une autre partie de l’orchestre, la petite musique est reprise par la presse, en l’espèce le Figaro magazine, qui accuse à son tour la profession des pires maux, avec une une proprement sidérante, dans son numéro du 12 novembre: «École: comment on endoctrine nos enfants. Antiracisme, idéologie LGBT+, décolonialisme… Enquête sur une dérive bien organisée». Que les attaques viennent du ministre ou de la presse de droite, on veut à tout prix, semble-t-il, délégitimer la parole des enseignants et même, allons plus loin, leur place, leur statut. Pourquoi? Difficile de ne pas s’inquiéter devant un discours qui livre, sans scrupule, les acteurs de l’école publique à la vindicte, comme s’il fallait les punir de faire leur métier.
À vrai dire, la une du Figaro magazine est ridicule, et il suffit de la renverser pour en révéler l’absurdité. Ou la profession de foi? Voudrait-on que les enseignants prônent auprès de leurs élèves le racisme, l’homophobie et le colonialisme? Voilà qui serait contraire aux valeurs de la République, pour le coup. Cette une est ridicule, elle n’en est pas moins dangereuse: présente en bonne place dans les kiosques, elle insinue, elle aussi, le soupçon dans l’esprit du passant. Il y a dans notre société des forces non négligeables qui aimeraient faire passer les enseignants pour des ennemis de l’intérieur, des traîtres à la République qu’il faut vouer à la roche tarpéienne.
Quand on lit l’«enquête» proposée par le magazine, on constate bien vite qu’elle n’en mérite pas le nom. Le dossier consiste pour l’essentiel en quelques témoignages, la plupart anonymes et à sens unique, colportant des propos rapportés, tous à charge, et que les journalistes se chargent de généraliser à l’ensemble de la profession. On était en droit d’attendre, surtout au sujet de l’école qui, dans notre société, est la proie des représentations les plus fantasmatiques, un travail plus rigoureux, plus prudent –un regard juste enfin. À la place, on découvre une élève qui accuse son enseignante d’avoir transformé une classe jusque-là sereine en pétaudière communautariste. Les journalistes n’ont pas cru bon d’aller interroger d’autres élèves pour, éventuellement, corroborer ses dires.
Pour le reste, on assiste à un défilé d’enseignants qui voient leurs collègues comme «des agents du séparatisme», dont les cours sont l’occasion de faire de la «propagande politique» pour enseigner à leurs élèves «la haine de l’État et de la France»; un témoin a le malheur de devoir enseigner au milieu de «militants indigénistes, woke ou communautaristes», «généralement syndiqués», qui ne sont là que pour faire de l’«entrisme» et «détruire de l’intérieur le système scolaire», à tel point que, dans cet établissement, «le bon prof qui fait bien son travail est un salaud».
Les accusations sont d’une violence extrême, on est tenté d’arguer que leur excès même les discrédite, et, finalement, seul l’anonymat les protège d’un procès en diffamation. Inutile d’attendre une confrontation des points de vue, pourtant légitime. L’«enquête» journalistique se réduit à propager des rumeurs, fondées sur le ressenti d’un enseignant isolé parmi toute une communauté éducative, sans que soient jamais questionnés les propres biais idéologiques du témoin. Ainsi, dans le monde tel qu’il va selon le Figaro magazine, quelqu’un vient vous dire, sans qu’on sache véritablement d’où il parle, que les salles des professeurs sont gangrenées par le séparatisme, il ne vous reste qu’à l’accepter comme parole de vérité. Peu importe que les enseignants ne se reconnaissent pas, ni leurs collègues, dans ce portrait: la petite musique a fait son œuvre malfaisante, la machine à fantasmes tourne à plein régime.
De fait, loin d’avoir été menée sur un nombre représentatif d’établissements, l’«enquête» en évoque quelque trois ou quatre, la plupart en banlieue parisienne. On sera indulgent et on ne cherchera pas à interroger cette étonnante concentration géographique des témoignages. Un grand lycée parisien est néanmoins cité, le lycée Fénelon, pour s’offusquer cette fois qu’il ouvre ses portes à l’Observatoire académique des LGBT+ phobies, pour s’offusquer, autrement dit, que la communauté éducative y accomplisse sa mission. Et de dénoncer ces associations de lutte contre les discriminations sexistes qui ont l’audace de multiplier les contacts avec l’Éducation nationale.
Parmi elles, l’article vise le Planning familial, coupable de vouloir lutter contre les stéréotypes de genre. Résumons: dans les banlieues, les enseignants sont accusés de pousser les petits Noirs et Arabes au séparatisme et à la haine des Blancs et de la France; dans les quartiers plus chics, l’école fait la «promotion du transgenrisme» (il faudra à l’occasion qu’on m’explique de quoi il s’agit), et engage insidieusement les jeunes à devenir homosexuels (ou, pire, à changer de sexe), parce qu’elle invite à questionner la norme hétérosexuelle et la domination masculine. L’école serait-elle accusée, finalement, de défendre une plus grande égalité entre les différentes composantes de la société?
On l’aura compris, ce dossier, qui prétend dénoncer l’«endoctrinement» des enfants par l’institution scolaire, est perclus de biais idéologiques. Ils sont sensibles dans la typographie même, qui met pudiquement entre guillemets des termes comme diversité, féminisme, inclusion… On ne s’étonnera pas de tels biais de la part du Figaro magazine, dont la ligne éditoriale est désormais claire: l’école publique est une cible à abattre. En revanche, on peut être déconcerté par le silence assourdissant du ministre, cinq jours durant, lui qui est omniprésent dans les médias et n’hésite pas à s’exprimer sur à peu près tous les sujets, jusqu’à, tout dernièrement, l’entrée du pronom «iel» dans le Petit Robert en ligne, qui ne serait pas, a-t-il décrété, digne de l’avenir de la langue française.
Jean-Michel Blanquer ne semble jamais pressé de défendre les enseignants, ni d’ailleurs l’institution dont il a la charge quand elle est, comme ici, aussi violemment mise en cause. Il trouve le temps, néanmoins, de s’en prendre au dictionnaire pour fustiger une évolution destinée à reconnaître et à inclure ceux qui, parmi nous, ne se retrouvent pas dans la binarité des genres.
Alors, le ministre, interpellé par la sénatrice socialiste Laurence Rossignol, a fini par répondre, le 17 novembre, un peu contraint et forcé. Tout en affirmant n’avoir pas lu le dossier du Figaro magazine, il ne lui a pas non plus donné complètement tort: «Mais il est exact que notre société est traversée par des courants venus de l’extérieur et ceux-ci ont de l’influence dans certains cercles. Et ce n’est pas sans influence sur ce qui se passe dans l’école. Ce serait une erreur de ne pas le voir.» Il transparaît clairement que le ministre n’est pas plus choqué que cela des attaques de l’hebdomadaire lequel, d’ailleurs, semble le considérer comme une force de résistance au cœur même de l’Éducation nationale et loue sa «volonté (…) de lutter contre ces dérives».
On ne peut que constater une porosité certaine entre les attaques du Figaro magazine et les discours de M. Blanquer, alors même que l’Éducation nationale –l’hebdomadaire a raison sur ce point– décline ainsi, officiellement, les «valeurs de la République» si chères au ministre: laïcité, citoyenneté, culture de l’engagement et lutte contre toutes les formes de discrimination. Autrement dit l’institution encourage ses enseignants à mobiliser l’intelligence et l’esprit critique de leurs élèves sur le sexisme, le racisme, l’homophobie, dans une perspective aussi bien diachronique que synchronique.
À vrai dire, on n’est pas loin de la dissonance cognitive, inconsciemment relevée par le magazine, entre une institution d’un côté qui considère que défendre les valeurs de la République, c’est s’ouvrir à la diversité, c’est penser les discriminations, y compris dans leur dimension historique ou systémique, et un ministre de l’autre qui, tout en se faisant le chantre des mêmes valeurs, semble embarrassé par ce qu’elles induisent.
On a souvent entendu M. Blanquer se dresser contre le «wokisme» et défendre une conception de l’universalisme et de l’humanisme qui, à force d’être fermée à toute divergence de points de vue, à tout questionnement, se renie elle-même, se pétrifie pour devenir une simple machine à exclure. Je ne m’étendrai pas sur la notion de «wokisme», complexe, mais tellement caricaturée par ses adversaires que les intellectuels et les militants américains eux-mêmes ont fini par abandonner le terme. Je dirai seulement qu’à l’origine l’esprit «woke» revendique un éveil de la conscience aux défaillances de nos sociétés démocratiques et participe en ce sens de leur préservation. Une démocratie qui ne se remet pas en cause, qui préfère s’enfermer dans une autoglorification illusoire et refuse de considérer ses points aveugles, est une démocratie destinée à mourir, pourrie de l’intérieur par tous les maux qu’elle a lâchement ignorés.
Il est peut-être temps de cesser de brandir les mots «universalisme» et «humanisme» comme des mantras, et d’en explorer en profondeur le sens, de laisser chacun se les approprier sans chercher à imposer d’en haut une conception définitive, incompressible. Or cette démarche, qui consiste à conduire l’autre à penser par lui-même une valeur, à lui donner les moyens de l’articuler à la personne singulière qu’il est pour qu’il puisse ainsi s’inscrire en pleine conscience et en pleine liberté dans la collectivité, c’est précisément celle de l’enseignant. C’est en tout cas l’idéal vers lequel il tend. La question cruciale, pour l’enseignant, est avant tout celle de la transmission. Et transmettre ne consiste pas à faire réciter laborieusement des mots, aussi nobles soient-ils, à des esprits plus ou moins anesthésiés.
Transmettre, c’est faire penser, c’est donner à vivre. C’est donc refuser d’enfermer les valeurs dans un discours idéologique qui médusent l’esprit, pour, au contraire, offrir à chacun les moyens de comprendre l’intérêt, personnel et collectif, qu’il trouvera à les respecter et à les défendre. C’est un travail ardu et allergique à toutes les formes de simplification, de caricature.
L’universalisme des Lumières comme l’humanisme de la Renaissance sont, aujourd’hui, instrumentalisés par certains discours, au point d’en trahir l’inhérente plasticité, qui est pourtant la source de leur incroyable richesse intellectuelle comme de leur fécondité démocratique. Kant répond en 1784 à la question «Qu’est-ce que les Lumières?» par une injonction à la fois simple et terriblement exigeante: sapere aude. Ose savoir. Refuse de soumettre a priori ton esprit aux tuteurs qui proclament détenir la vérité, et qui, écrit Kant, ne veulent montrer à l’esprit qui essaie de marcher seul, pour l’en décourager, que les dangers qui le menacent. Tout l’article de Kant est consacré à démontrer que l’universalisme des Lumières se fonde sur l’émancipation de l’intelligence, travail indispensable, courageux, jamais véritablement achevé.
Émanciper l’intelligence, ce n’est pas lui faire peur de ses propres errances supposées; c’est, au contraire, lui faire l’honneur du débat pour se donner la possibilité de la convaincre vraiment, autrement dit lui offrir la preuve qu’elle est capable de penser par elle-même. Ce n’est pas produire en elle une terreur mortifère, mais bien au contraire une joie vivifiante dans la découverte et la confrontation des idées. L’intelligence en émancipation apprend à exercer son esprit critique, qui revient à changer de perspective sur une conception jusque-là admise sans être questionnée. Quand Olympe de Gouges proclame en 1791 sa «Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne», est-elle une dangereuse séparatiste woke intersectionnelle ou élargit-elle, légitimement, le champ de la conscience pour l’ouvrir à tout un pan de la société jusque-là réduit à l’invisibilité?
L’humanisme défendu par les auteurs de la Renaissance ne consiste pas à enfermer l’humanité dans une définition préconçue et inamovible. Il s’agit, bien au contraire, de s’extirper des carcans idéologiques du Moyen Âge, dont on juge alors qu’ils étouffent la pensée, pour se confronter à toutes les manières d’être humain et, quand c’est nécessaire, remettre en cause ses propres certitudes. C’est l’enseignement si précieux des Essais de Montaigne, héritier des sceptiques antiques qui n’a de cesse qu’il n’ait enrichi son esprit, et le nôtre, à force de décentrements, toujours prêt à retravailler courageusement une vérité, à penser contre lui-même.
Refusant de rester prisonnier de ses propres préjugés culturels, il part, comme Jean de Léry avant lui, à l’écoute de l’autre qui, à son époque, prend la forme de l’Amérindien. Et ce qu’il découvre, ce n’est pas un barbare comme on voudrait lui faire croire, mais un homme qui a des choses à lui apprendre. En observant son propre monde à travers ce regard, neuf pour lui, il en voit les défaillances et les crimes, avec lucidité, sans se scandaliser, saisissant cette chance de devenir meilleur. Et sa conception de ce qui fonde l’humain ne sort pas fragilisée de cette confrontation, mais consolidée, enrichie et approfondie.
Les enseignants, loin d’être les dangereux idéologues peints par le Figaro magazine, s’efforcent de s’inscrire dans cette démarche intellectuelle exigeante et complexe. On peut choisir d’enfermer la culture et la société dans un cadre dogmatique, au risque de les voir dépérir faute de nourriture, et considérer tout décentrement comme une menace mortelle. C’est manifester bien peu de foi dans la vigueur de ses propres valeurs. C’est, surtout, trahir et l’universalisme émancipateur de Kant et l’humanisme ouvert de Montaigne.
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