Agriculture. Agir dès maintenant, pour se nourrir dans trente ans par Gérard Le Puill
Selon le ministère de l’Agriculture, la France comptait 389 000 fermes en 2020, contre 490 000 en 2010. Il devient donc urgent d’installer des jeunes pour assurer notre souveraineté alimentaire dans les prochaines décennies. Encore faut-il des prix qui leur permettent de vivre de leur métier.
La France risque-t-elle de perdre sa souveraineté alimentaire ? Sans doute, faute de prix agricoles permettant aux paysans de vivre de leur travail. Sans compter qu’elle installe trop peu de jeunes, alors que 29 % des chefs d’exploitation sont âgés de 55 à 64 ans. En production de lait de vache, par exemple, le Centre national interprofessionnel des entreprises laitières estime que le prix de revient de la production des 1 000 litres s’élève à 405 euros en 2021. Mais, selon FranceAgriMer, le prix moyen payé aux producteurs en mars 2021 allait de 322,7 euros à 339,2 euros dans les cinq régions qui assurent 73,9 % de la production. Ce prix moyen était de 450,4 euros en Bourgogne-Franche-Comté. On doit cette différence au lait à comté, payé 590 euros les 1 000 litres à la même date. Depuis longtemps, cette filière dispose d’un cahier des charges portant sur les races bovines, leur alimentation, la maîtrise annuelle de la production. Elle échappe ainsi à la pression des distributeurs en quête de prix bas.
La promesse d’Emmanuel Macron
En production porcine, le kilo de carcasse cotait entre 1,20 et 1,25 euro sur le marché au cadran de Plérin cet automne, contre une moyenne de 1,52 euro en mai et juin. La réduction du débouché chinois a provoqué cette chute des cours dans les pays membres de l’Union européenne (UE). Parallèlement, le prix de la tonne d’aliments pour porc a augmenté de 20 % depuis le début de cette année. François Valy, président de la Fédération nationale porcine, déclarait, dans la France agricole du 3 décembre, que les éleveurs perdaient entre 25 et 30 euros par porc engraissé, car il leur manque « 30 à 35 centimes par kilo ».
L’envolée des prix des aliments a également compliqué la situation des producteurs de volailles de chair et d’œufs. Il reste à voir si la loi Egalim 2 – votée cet automne à la suite de l’échec de celle votée en 2018 – permettra de tenir la promesse faite aux paysans par Emmanuel Macron quand il disait le 11 octobre 2017 à Rungis : « Nous modifierons la loi pour inverser cette construction du prix qui doit pouvoir partir des coûts de production. »
Mondialisation et spéculation
Le 23 novembre 2021, à Rouen, la tonne de blé cotait 306 euros, contre 250 euros le 17 août et 160 euros deux ans plus tôt. Le prix était de 278 euros le 14 décembre, à la suite de l’annonce de bonnes récoltes en Argentine et en Australie. Le prix du maïs a connu une évolution similaire à celle du blé. Pour ces denrées stockables, une offre mondiale supérieure à la demande solvable fait reculer les prix à des niveaux qui ne couvrent pas les coûts de production. Il devrait être possible de fixer des prix couvrant les coûts de production, pour peu que les pays exportateurs, finalement peu nombreux, s’entendent pour avoir des stocks de report suffisants en adaptant les superficies emblavées à la demande mondiale annuelle des pays importateurs nets. À défaut, les spéculateurs parient sur les risques de pénurie pour s’enrichir en affamant les populations les plus pauvres, y compris dans les pays développés.
Dans un rapport rendu public le 9 décembre, sur « l’état des ressources en terres et en eau pour l’alimentation et l’agriculture dans le monde », l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) indiquait que « la situation s’est beaucoup dégradée ces dix dernières années ». Relevant que le nombre de sous-alimentés dans le monde « est passé de 604 millions de personnes en 2014 à 768 millions en 2020 », la FAO évoquait les besoins nutritionnels de 9,7 milliards d’humains en 2050 pour lancer cet avertissement : « La dégradation des terres liée à l’activité humaine, la raréfaction de l’eau et le changement climatique augmentent les nouveaux risques pour la production agricole dans des endroits où la croissance économique est la plus nécessaire. »
Quel « pacte vert » ?
Ajoutons que la fuite en avant dans la production d’énergie à partir des graines et des fourrages fera monter les prix alimentaires tout en accroissant la déforestation, avec des conséquences en chaîne : pénuries alimentaires, hausses des prix, déforestation accrue et réchauffement climatique en lieu et place de la neutralité carbone promise pour 2050.
En France, comme en Europe, il faut tirer les leçons des effets pervers de cette mondialisation des échanges agricoles sur fond de dumping social, fiscal et environnemental. La Commission européenne vient de faire adopter par les 27 pays membres de l’UE une réforme confuse de la politique agricole commune (PAC) applicable de 2023 à 2027. Son « pacte vert pour l’Europe » ne débouche pas sur une politique promouvant l’agroécologie et l’agroforesterie. Ces deux orientations complémentaires sont pourtant indispensables pour mieux produire en réduisant le bilan carbone de l’agriculture.
La Commission évoque une stratégie « De la ferme à la table ». Mais elle ne promeut ni les circuits courts ni la souveraineté alimentaire. Surtout que cette même Commission reste mandatée par les pays membres de l’Union pour négocier des accords de libre-échange avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande après ceux qu’elle a signés avec le Mercosur en 2019 et avec le Canada en 2016.
Le 16 décembre, une dépêche de l’Agence France-Presse révélait que, depuis la conclusion du Ceta, entre l’Europe et le Canada, la production de graines de moutarde en Bourgogne est passée de 12 000 tonnes annuelles à 4 000 tonnes. Mais, cette année, la sécheresse a réduit sensiblement les rendements de cette culture au Canada. Du coup, la tonne de graines importées coûte désormais 1 510 euros, soit le double de son prix en 2020. Voilà qui plaide aussi pour plus de souveraineté alimentaire en France.
Rechercher l’autonomie fourragère
Dans nos filières de l’élevage, l’autonomie fourragère doit être recherchée à l’échelle du pays quand elle n’est pas possible au niveau des exploitations. Les fermes spécialisées en grandes cultures devraient être incitées à introduire plus de protéines végétales dans les rotations pour l’alimentation du bétail. Puisque l’UE vise la neutralité carbone en 2050, il faut aussi faire consommer plus de protéines végétales par les humains en diminuant parallèlement la consommation de viande. En ce début de XXIe siècle, chaque Français consomme moins de 2 kg de légumes secs par an, contre plus de 7 kg un siècle plus tôt. Il faut produire en France plus de lentilles, de pois chiches et de haricots secs, puisque près de 70 % de ces légumes secs sont importés alors qu’ils donnent de bons rendements dans plusieurs de nos régions. Cette évolution de la consommation doit s’étaler dans le temps pour ne pas mettre l’élevage en difficulté.
Dans des zones céréalières proches des grandes agglomérations, il est possible d’introduire des élevages de volailles et de porcs. Ils permettraient d’associer des semis de céréales fourragères et de protéines végétales comme le pois protéagineux et la féverole, le tout pouvant être transformé en aliments du bétail sans sortir de la ferme. On réduirait ainsi les apports d’engrais azotés émetteurs de protoxyde d’azote. Dans les prairies, il faut miser sur les associations de graminées et les légumineuses pour améliorer la valeur nutritive de l’herbe tout en réduisant les apports d’engrais azotés. En Bretagne, l’éleveur André Pochon avait démontré la pertinence de ce système fourrager dès le milieu des années 1970 avec ses mélanges de trèfle blanc et de ray-grass.
Planter des arbres en agroforesterie dans les prairies et sur les terres céréalières devient indispensable pour stocker plus de carbone. Car les sécheresses font grimper le taux de mortalité des arbres en forêt. Le budget de la PAC pourrait financer la plantation annuelle de 4 % des superficies agricoles en agroforesterie sur la base du volontariat dans chaque exploitation et dans tous les pays membres de l’Union. Un financement de 700 euros par hectare couvrirait le coût de la plantation d’une cinquantaine d’arbustes et leur protection contre les prédations durant les premières années. Voilà encore un atout pour tenter d’atteindre la neutralité carbone en 2050. Outre la production de bois d’œuvre, il est possible de planter dans certaines régions de France des oliviers, des amandiers, des noyers, des noisetiers et des châtaigniers pour produire de l’huile et d’autres aliments.
Mieux gérer l’eau et le foncier
En France, il devient urgent de travailler sur la gestion de l’eau en ce deuxième quart du XXIe siècle. Stocker de l’eau quand il pleut de trop permet d’écrêter les crues et de disposer de réserves pour sauver des cultures en cas de sécheresse. Notre pays utilise dix fois moins d’eau pour l’irrigation que ne le fait l’Italie et près de vingt fois moins que l’Espagne. Sans vouloir copier ces deux pays, il est possible de légiférer pour améliorer l’usage de l’eau au service de la souveraineté alimentaire.
S’agissant de l’accès au foncier, il faut donner plus de pouvoir aux Safer (sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural) pour s’opposer à certaines concentrations. Nous sommes dans un pays dont les ménages disposent en 2021 de 470 milliards d’euros d’épargne de précaution sur 60 millions de livrets A et de livrets de développement durable ne rapportant que 0,5 % d’intérêt. Des gouvernants et des parlementaires inventifs pourraient légiférer pour permettre d’investir une partie de cette épargne dans le foncier agricole afin d’installer des jeunes hommes et des jeunes femmes portant des projets innovants à la suite de leur formation dans des écoles d’agriculture.
Autant de solutions pour agir en faveur de l’alimentation de la prochaine génération.
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