Pourquoi Missak Manouchian doit entrer au Panthéon + Pétition
Son engagement dans la Résistance rappelle le rôle majeur qu’ont joué les immigrés dans l’histoire de France. à l’heure où l’extrême droite se fait toujours plus menaçante, l’Humanité magazine relaie les voix qui plaident pour la panthéonisation de cet ouvrier et poète arménien, membre des FTP-MOI. Plus qu’un symbole, l’entrée pour la première fois dans la nécropole républicaine d’un résistant communiste constituerait une juste reconnaissance.
Ses traits gardent encore les rondeurs de l’enfance, sur cette photo prise en 1919 à l’orphelinat de Jounieh, à une vingtaine de kilomètres au nord de Beyrouth, sur la côte méditerranéenne. Vêtus de tuniques blanches, sagement blottis les uns contre les autres, les pensionnaires, figés, regardent droit vers l’objectif. Son regard à lui s’en détourne, se perd ailleurs, sombre et chargé, trop tôt, d’obscures réminiscences. Missak Manouchian a trouvé refuge ici voilà quatre ans, avec son frère aîné Garabed – de leur lignée de paysans d’Adiyaman, sur les rives de l’Euphrate, ils sont les seuls rescapés.
QUAND CERTAINS S’INTERROGENT SUR “L’IDENTITÉ FRANÇAISE”, IL EST ESSENTIEL DE RAPPELER L’ENGAGEMENT DE CES ÉTRANGERS. Pierre Ouzoulias, sénateur PCF des Hauts-de-Seine
Missak avait 9 ans lorsque son père, Kevork, tomba les armes à la main, au milieu des siens massacrés en 1915 par des soldats turcs, dans le deuxième génocide du XXe siècle. Sa mère, Vardouhi Kassian, succomba peu après à la famine qui devait décimer les survivants. D’abord recueillis par une famille kurde, les deux enfants furent, à la fin de la guerre, pris en charge par la communauté arménienne pour être mis à l’abri dans cette institution chrétienne libanaise. L’Empire ottoman se disloque ; les régions syriennes du Levant sont placées sous mandat français ; Missak apprend le métier de menuisier. Il travaille de ses mains mais, déjà, le goût des mots éclot dans le cœur de cet adolescent solitaire.
De cette enfance orpheline, il gardera une blessure à vif, qui affleure dans l’un de ses poèmes, « le Miroir et moi » : « Comme un forçat supplicié, comme un esclave qu’on brime/J’ai grandi nu sous le fouet de la gêne et de l’insulte/Me battant contre la mort, vivre étant le seul problème…/ Quel guetteur têtu je fus des lueurs et des mirages. »
En 1925, comme de nombreux Arméniens en quête d’une vie nouvelle, loin du spectre du génocide, les deux jeunes frères prennent le large. Ils débarquent à Marseille en immigrés clandestins, sans asile, sans ressources. À La Seyne-sur-Mer, le labeur du benjamin sur les chantiers navals fait chichement vivre, un temps, les deux frères. Mais ce n’est qu’une escale sur la route de Paris, où Missak est embauché comme tourneur aux usines Citroën.
Traducteur de Verlaine, Baudelaire, Rimbaud
De toute l’Europe, alors, des étrangers affluent. Dans les années 1930, environ trois millions de travailleurs immigrés rejoindront la France, fuyant la misère, le racisme, les massacres, les pogroms, la répression politique. Ils voient dans cette « terre de la révolution et de la liberté », qu’ils choisissent comme seconde patrie, un refuge, une lucarne dans la nuit du fascisme et de la guerre, encore, qui tombe inexorablement sur l’Europe. Dès 1924, le jeune Parti communiste s’est fixé pour tâche prioritaire d’« organiser politiquement et syndicalement les masses de travailleurs de langue étrangère ». La Main-d’œuvre immigrée, la MOI, est portée sur les fonts baptismaux pour les fédérer, leur permettre de se défendre alors que se multiplient les campagnes xénophobes, accusant les étrangers d’être responsables du chômage.
Profondément affecté par l’incendie du Reichstag dont les nazis accusent les communistes pour asseoir leur pouvoir, puis par les émeutes fascistes du 6 février 1934, il entre au Parti communiste.
Tenace compagnon des jeunes exilés, le malheur s’abat encore sur Missak et Garabed. Sa santé fragile finit par avoir raison du second, qui rend son dernier souffle en 1927. La Grande Crise plonge le monde ouvrier dans la misère ; Missak, licencié, vivote de travaux illégaux, écrit ses premiers poèmes, se consacre au sport, s’inscrit en auditeur libre à la Sorbonne. Avec des compatriotes, il participe à la création de revues littéraires, traduit Verlaine, Baudelaire et Rimbaud en arménien. Profondément affecté par l’incendie du Reichstag dont les nazis accusent les communistes pour asseoir leur pouvoir, puis par les émeutes fascistes du 6 février 1934, il entre au Parti communiste. Il rejoint à la même époque le HOC, l’organisation communiste des immigrés arméniens. C’est au sein de cette En soutien aux républicains espagnols
Missak le littéraire prend les rênes de la revue du HOC, baptisée « Zangou », du nom de la rivière traversant Erevan. La publication relaie la propagande soviétique, prend le parti de Staline lors des procès de Moscou, partage l’espoir qui souffle sur la France du Front populaire. Mais, déjà, gronde l’orage qui va s’abattre sur l’Europe. Missak participe au Comité d’aide aux républicains espagnols. Celui que ses camarades appellent désormais « Michel » est un ardent militant. Jusqu’à sa première arrestation, le 2 septembre 1939, peu avant l’interdiction du PCF. Libéré deux mois plus tard, il est intégré à l’armée et affecté à une usine des environs de Rouen.
Après la débâcle, il retrouve Paris, mais il est de nouveau arrêté le 22 juin 1941 et placé en détention, sous contrôle allemand, au camp de Royallieu, à Compiègne. Aucune charge n’est finalement retenue contre lui : il retrouve la liberté après quelques semaines d’emprisonnement. Entre les planques et l’appartement de la rue de Plaisance qu’il partage avec Mélinée, la vie clandestine reprend son cours. Au mois de février 1943, ce résistant de la première heure rejoint un détachement des FTP-MOI sous le pseudonyme de « Georges », matricule 10 300. Très vite, il devient commissaire technique, puis commissaire militaire des FTP-MOI parisiens, sous l’autorité de Joseph Epstein.
Au mois de février 1943, ce résistant de la première heure rejoint un détachement des FTP-MOI sous le pseudonyme de «Georges», matricule 10 300.
Ces groupes armés attirent une jeunesse éprise de liberté, héroïque, animée d’un courage inouï : des étrangers, des apatrides, des Hongrois, des Polonais, des Roumains, des immigrés juifs ashkénazes jetés dans la clandestinité par la traque de la Gestapo et de ses supplétifs de Vichy, des républicains espagnols, des brigadistes, des partisans ayant fui l’Italie de Mussolini, des Arméniens rescapés du génocide. Les FTP-MOI signent des centaines d’opérations dirigées contre l’occupant. Attentats, déraillements de trains, exécutions de dignitaires nazis impliqués dans les rafles de juifs. L’un de leurs faits d’armes les plus retentissants : l’exécution du colonel SS Julius Ritter, responsable du Service du travail obligatoire (STO). Une véritable guérilla urbaine est engagée : au cours de l’année 1943, les actions de résistance se multiplient. Au point que les officiers allemands n’osent plus se pavaner en uniforme dans les rues de Paris, de peur d’être pris pour cible.
Les polices allemandes, épaulées par les services de Vichy, par la Milice, unissent leurs efforts pour pourchasser ces résistants. Le président de la cour martiale, à propos du réseau qui sera a posteriori baptisé « groupe Manouchian », saluera d’ailleurs « le grand dévouement » de la police française. L’opération doit en effet beaucoup à la brigade spéciale des renseignements généraux, fer de lance avant-guerre de la lutte anticommuniste : elle mobilise, dans cette traque, une centaine d’hommes. Les arrestations se multiplient. Filé depuis des semaines, Missak Manouchian, trahi, tombe le 16 novembre 1943. Joseph Epstein, le lumineux « colonel Gilles », tombe avec lui – ce dernier, sous la torture, ne livrera pas un nom à ses bourreaux, pas même le sien. Les deux hommes avaient rendez-vous sur les berges de la Seine. Ils sont tous deux appréhendés à la gare d’Évry-Petit-Bourg ; leur capture ouvre la voie au démantèlement des groupes MOI dans la capitale.
« Je m’étais engagé dans l’Armée de la Libération en soldat volontaire et je meurs à deux doigts de la victoire et du but. » Missak Manouchian
Le 21 février 1944, dans la clairière du Mont-Valérien, vingt-deux résistants étrangers font face à la mitraille de leurs bourreaux. La vingt-troisième, Olga Bancic, sera déportée en Allemagne, décapitée à Stuttgart le 10 mai – le jour de son anniversaire.
Lorsqu’il s’écroule, fusillé, Missak Manouchian a 37 ans. Ni lui, ni aucun de ses camarades n’a l’âge de mourir : ils sont moins mus par le goût du sacrifice que par un irrépressible élan de vie. Et puis la Libération est si proche… À la veille de son exécution, Missak Manouchian le pressent. « Je m’étais engagé dans l’Armée de la Libération en soldat volontaire et je meurs à deux doigts de la victoire et du but. Bonheur à ceux qui vont nous survivre et goûter la douceur de la liberté et de la paix de demain. (…) Au moment de mourir, je proclame que je n’ai aucune haine contre le peuple allemand. Le peuple allemand et tous les autres peuples vivront en paix et en fraternité après la guerre qui ne durera plus longtemps », écrit-il dans sa dernière lettre à sa bien-aimée, Mélinée.
Mise en scène de la propagande nazie
Sur le front de l’Est, les armées nazies craquent. Partout en France, des soldats de l’ombre se lèvent, préparant de l’intérieur le soulèvement au grand jour dont le débarquement donnerait le signal. Dans un tel contexte, l’occupant entend tirer tout le parti qu’il peut de l’exécution de Manouchian et de ses compagnons.
« L’antisémitisme et la xénophobie, associés à l’anticommunisme, deviennent en 1943 le ressort principal de la propagande des occupants et du régime de Vichy pour diviser la Résistance et l’isoler de la population. L’épisode de l’Affiche rouge, la mise en scène qu’elle révèle et le retentissement que les nazis et leurs collaborateurs donnent à l’exécution des résistants communistes étrangers révèlent bien ce projet qui vise à déconsidérer la Résistance en France », remarque l’historien Serge Wolikow, dans sa préface au livre de Pascal Convert, « Joseph Epstein, bon pour la légende ».
Sur l’Affiche rouge, censée frapper d’infamie ces combattants de la liberté que la propagande nazie présente comme « l’armée du crime », repaire de « terroristes étrangers », Missak est désigné comme « Arménien, chef de bande ». Le visage ravagé par les sévices des tortionnaires, front large, joues creusées, les yeux de jais, il semble regarder loin, par-delà l’horizon de la guerre. Et ce regard fier est comme chargé d’une increvable espérance, celle des premiers vers de cet enfant du génocide et de l’exil : « Un charmant petit enfant/A songé toute une nuit durant/Qu’il fera à l’aube pourpre et douce/Des bouquets de roses. »
Manouchian, avant de mourir, se disait « sûr que le peuple français et tous les combattants de la liberté sauront honorer notre mémoire dignement ». Dans les cocardes et les flonflons de la victoire, pourtant, les noms des résistants communistes étrangers se perdent, s’effacent. L’historienne Annette Wieviorka souligne, dans son livre « Ils étaient juifs, résistants, communistes » (réédité par Perrin en 2020), « l’occultation partielle de leur rôle », avant même la Libération, « comme s’il fallait minorer leur combat ».
L’étranger, sempiternel bouc émissaire
Depuis bientôt deux ans, un comité, autour de Katia Guiragossian, la petite-nièce de Mélinée et Missak Manouchian, conseillé par l’historien Denis Peschanski, plaide pour le transfert des cendres de ce héros de la Résistance au Panthéon. Tandis que se trament à n’en plus finir des lois tenant les immigrés pour une menace à l’ordre public, l’Élysée y songerait, à l’occasion, l’an prochain, du 80e anniversaire de l’exécution des vingt-trois. Missak Manouchian serait alors le premier résistant communiste à entrer dans cette nécropole républicaine.
LES FTP-MOI SIGNENT DES CENTAINES D’OPÉRATIONS. ATTENTATS, DÉRAILLEMENTS DE TRAINS, EXÉCUTIONS DE DIGNITAIRES NAZIS IMPLIQUÉS DANS LES RAFLES DE JUIFS…
La reconnaissance de sa mémoire, de celle des étrangers dans la Résistance, fut un long chemin. Et cette reconnaissance doit beaucoup aux poètes. Paul Éluard, d’abord, qui leur consacra ces vers en 1950, dans son recueil « Hommages » : « C’est que des étrangers comme on les nomme encore/Croyaient à la justice ici-bas et concrète/Ils avaient dans leur sang le sang de leurs semblables/Ces étrangers savaient quelle était leur patrie/La liberté d’un peuple oriente tous les peuples/Un innocent aux fers enchaîne tous les hommes. »
Voir aussi :L’étincelante Joséphine Baker au Panthéon
Immortalisés par Aragon
Et puis, douze ans après le martyre des vingt-trois, leur souvenir s’afficha enfin à la une de « l’Humanité », avec la publication des « Strophes pour se souvenir » de Louis Aragon. Trente-cinq alexandrins, nourris des derniers mots de Manouchian et, plus tard, la voix, la mélopée de Léo Ferré pour inscrire à jamais la bouleversante épopée des FTP-MOI dans la mémoire collective : « Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes/Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants/L’affiche qui semblait une tache de sang/Parce qu’à prononcer vos noms sont difficiles/ Y cherchait un effet de peur sur les passants/ (…) Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent/Vingt et trois qui donnaient leur cœur avant le temps/Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant/Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir. »
Rosa Moussaoui
Témoignages
Robert Guédiguian : « Manouchian est la synthèse de l’espoir communiste et de l’internationalisme »
Dans « l’Armée du crime », Robert Guédiguian narre l’épopée de Missak Manouchian et des FTP-MOI. Il souligne la portée considérable qu’aurait pour tous les immigrés l’entrée du résistant arménien au Panthéon.
« Avec “l’Armée du crime” (sorti en 2009) , j’ai voulu consacrer à l’épopée de Missak Manouchian et des FTP-MOI un film populaire, grand public, avec de l’action, des reconstitutions, beaucoup de figuration, des explosions… En somme, tous les ingrédients du film épique “à l’américaine” , avec tous les guillemets du monde. Je pensais que cette histoire commençait à sombrer dans l’oubli. Cela tient à ceux qui commémorent. La connaissance que j’avais pour ma part de ces événements était très liée à la force du Parti communiste durant les années 1960. Quand j’avais une dizaine d’années, dans mon quartier de l’Estaque, à Marseille, on parlait de cette histoire. J’étais frappé par la dernière lettre de Manouchian : “Au moment de mourir, je proclame que je n’ai aucune haine contre le peuple allemand.” Ma mère est allemande. Ces mots scellaient pour moi l’amour entre mes parents. Cette mémoire était célébrée par le Parti communiste. Mécaniquement, son affaiblissement a conduit à un reflux de cette mémoire. Les Arméniens, en tout cas ceux qui viennent de cette matrice communiste, ont continué, eux, à commémorer l’engagement de Missak Manouchian. Cette mémoire tient pour eux une place essentielle, pas seulement en France, d’ailleurs en Arménie aussi.
Manouchian représente à mes yeux la synthèse de l’espoir communiste, de l’internationalisme et de la jeunesse, avec toute sa pureté. Ces combattants tenaient du “heros”, au sens grec du terme. Ils étaient jeunes, beaux, forts, ils écrivaient, ils chantaient, ils étaient sportifs. Ils avaient toutes les qualités intellectuelles et physiques de la jeunesse ; ils en avaient aussi l’insoumission, la révolte, la rébellion.
Dans « l’Armée du crime », Missak et son épouse Mélinée, résistante elle aussi, sont incarnés par Simon Abkarian et Virginie Ledoyen. « Chacun d’eux aurait pu faire l’objet d’un film à lui seul », Robert Guédiguian.
Toute la difficulté de ce film a été de mettre en scène des personnages à la vie exceptionnelle, Joseph Epstein, Olga Bancic et tous les autres. Chacun d’eux aurait pu faire l’objet d’un film à lui seul, avec des éléments spectaculaires relevant du cinéma, de la fiction : l’exil, le secret, la clandestinité, l’engagement auprès des républicains espagnols. Ils ont vécu, pour beaucoup d’entre eux, des parcours d’action, d’aventure.
Dans le cas de Manouchian, il était l e survivant d’un génocide. Et puis, il y a cette histoire d’amour qui le liait à Mélinée, avec cette dernière lettre, sublime. Dire à celle qu’on aime au moment de mourir qu’elle doit se marier et avoir un enfant, c’est d’une grande beauté, de ces mots qui marquent l’histoire de l’humanité.
L’entrée de Manouchian au Panthéon aurait, pour les Arméniens, une portée énorme. Pour tous les étrangers aussi, pour tous les immigrés, cette reconnaissance de la République serait d’une importance colossale : il faut prendre ce qu’il y a à prendre dans ce long combat pour la reconnaissance. Si ce geste advenait, ce serait un très beau geste. Il nous interpellerait sur le rapport que la France devrait entretenir avec les immigrés, les gens qui vivent ici, peu importe les raisons de leur exil, économiques, politiques, climatiques. »
Propos recueillis par Rosa Moussaoui
Pierre Ouzoulias « Ils sont morts pour une nation animée par un idéal »
Le sénateur PCF des Hauts-de-Seine Pierre Ouzoulias parraine le colloque « Les étrangers dans la Résistance : vers l’entrée au Panthéon de Missak Manouchian », organisé au palais du Luxembourg le 18 février. Il nous explique les raisons de cette bataille pour la reconnaissance institutionnelle du héros de l’Affiche rouge.
Fin 2022, le président de la République évoquait une possible annonce de l’entrée au Panthéon de Missak Manouchian. Comment réagissez-vous ?
En 2015, Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Germaine Tillion, Pierre Brossolette et Jean Zay avaient été reçus sous la coupole. Ils représentaient, selon l’expression du président de la République, François Hollande, « l’esprit de la Résistance ». L’hommage de la nation à la résistance contre le nazisme et la collaboration ne pouvait être complet sans associer à ces grandes figures celle de Manouchian, qui symbolise le sacrifice ultime de celles et ceux venus d’ailleurs pour défendre l’idée qu’ils se faisaient de ce que devait être la France. Missak Manouchian suivra Joséphine Baker : deux vies dressées contre toutes les oppressions sont ainsi honorées.
Vous êtes engagé depuis plusieurs années dans cette bataille pour la panthéonisation de Missak Manouchian. Que représente-t-elle pour vous ?
Mon grand-père, Albert Ouzoulias, le « colonel André », commissaire militaire national des FTP, a, jusqu’à sa mort, rappelé ce que la Résistance devait à Missak Manouchian et Joseph Epstein, le « colonel Gilles », à la tête des FTP-MOI. Lorsqu’ils sont arrêtés par la police en novembre 1943, ils sont torturés, mais ne parlent pas. Albert était persuadé qu’il devait à leur héroïsme de ne pas être tombé avec eux. Manouchian demeure un compagnon de combat. Beaucoup ont œuvré pour ce transfert au Panthéon. Le travail d’équipe autour de Jean-Pierre Sakoun, Denis Peschanski, Katia Guiragossian, petite-nièce de Missak, et d’autres a été décisif. Le colloque organisé au palais du Luxembourg, le 18 février, leur permettra de s’exprimer.
Pourquoi est-ce si important de faire connaître l’histoire de ces combattants de l’ombre, étrangers souvent apatrides et morts pour la France ?
À une époque où certains s’interrogent sur « l’identité française », il est essentiel de rappeler l’engagement de ces « étrangers » , dont beaucoup avaient fui les pogroms antisémites en Europe. Ils n’étaient pas des Français au sens de l’état civil, mais ont combattu jusqu’à la mort pour la France parce qu’elle était pour eux non seulement un pays, mais un projet politique, une nation animée par un idéal de liberté, d’émancipation humaine et d’universalisme. L’expression « devoir de mémoire » est bien faible pour décrire ce qui nous unit encore à eux. Pour paraphraser Nerval, je pense que nous continuons à vivre leurs espoirs et que leurs combats vivent encore en nous. Je suis heureusement surpris de constater que les jeunes, qui cherchent parfois un sens à leur existence, sont souvent bouleversés par l’histoire de ces « étrangers morts pour la France » .
Le résistant de l’Affiche rouge fusillé au Mont-Valérien était arménien. En quoi cette origine fait-elle écho à l’actualité ?
Missak et son frère Garabed fuient, en 1915, le génocide perpétré par l’État turc. Missak tombe, en 1944, sous les balles d’un État qui a organisé la Shoah. De façon terrible, son existence est ainsi liée aux deux génocides qui ont ouvert deux plaies béantes sur le flanc de notre humanité. En Turquie, comme en Allemagne, le projet nationaliste des génocidaires était de donner une base raciale à l’État. Aujourd’hui, des thèses similaires resurgissent. Dans le Caucase du Sud, la Turquie et l’Azerbaïdjan n’ont pas abandonné l’idée de constituer une entité « ethniquement pure » en annihilant l’Arménie. Comme le disait Jean Jaurès : « Nous en sommes venus au temps où l’humanité ne peut plus vivre avec, dans sa cave, le cadavre d’un peuple assassiné. »
Entretien réalisé par Pierre Chaillan
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