Samedi 4 novembre, le sénateur Stéphane Ravier, passé du Rassemblement national à Reconquête, celui-là même qui souhaitait éradiquer les « métastases rouges des quartiers », conviait des représentants des « parents vigilants » et de SOS éducation à une petite sauterie au sénat, conclue par Marion Maréchal et Eric Zemmour. Humblement qualifiée de « colloque », ce meeting d’extrême-droite au sein même d’une institution de la République permet à cette association de franchir un cap de plus dans son entreprise de légitimation. Laurence De Cock, chercheuse, revient sur l’évènement qui, loin d’être anodin, est symptomatique de l’entrisme de l’extrême-droite dans l’école.

La culture de la délation

Source : compte Twitter de Stéphane Ravier

Les « parents vigilants » sont une association de parents constituée autour de la candidature d’Éric Zemmour aux élections présidentielles de 2022. Ils se targuent d’atteindre le nombre de 60000 et d’être entrés dans les instances officielles de l’institution grâce aux élections de parents d’élèves.

Cette association a développé des pratiques récurrentes : repérage de pratiques et de propos d’enseignant.e.s, affichage de ce dernier ou du nom de son établissement sur les réseaux sociaux (principalement Twitter, Instagram et Facebook) et déclenchement d’une campagne de harcèlement numérique. Leurs cibles préférées : les cours sur l’islam, les migrations, l’éducation à la sexualité, l’enseignement moral et civique ou encore l’histoire coloniale, des thématiques qu’ils estiment spontanément « idéologiques », « gauchistes » et qu’ils amalgament à de l’endoctrinement idéologique de petites têtes blondes. La mécanique bien connue des réseaux sociaux fait le reste : emballement, menaces etc. C’est ce qui est arrivé à notre collègue Sophie Djigo, professeure de philosophie à Valenciennes, menacée de mort l’année dernière une première fois et à nouveau à la suite de l’assassinat de Dominique Bernard.

L’association compte désormais des membres parmi le corps enseignant qui se sont amplement exprimés lors du colloque pour taper sur leurs collègues trop « militants » (à gauche évidemment), ainsi que le montrent les vidéos captées par le média d’extrême-droite Livre noir et qui circulent sur les réseaux sociaux.

Cette culture de la délation s’étend. Dans un collège parisien par exemple, une enseignante ayant emmené ses élèves à une spectacle de danse a été signalée à « parents vigilants » parce que certains rôles féminins étaient interprétés par des danseurs. Elle commencerait aussi à porter ses fruits puisque certains collègues avouent s’autocensurer lors de cours sur des sujets potentiellement sensibles. On croit rêver, cauchemarder plutôt. Car les faits sont graves. Ils ne prêtent vraiment pas à sourire quand on sait les extrêmes auxquels peuvent mener les campagnes de cyberharcèlement.

Mais en face, les ripostes sont minimes, voire inexistantes. Le colloque au sénat a provoqué hier quelques tweets d’indignation à gauche, guère plus. On nous répond qu’il ne faudrait pas leur faire trop de publicité. Mais ils n’ont pas besoin de notre publicité pour prospérer, fanfaronner et bénéficier de l’hospitalité d’une institution républicaine. En l’occurrence, le silence en face ressemble plutôt à un blanc-seing.

Un ouvrage bienvenu

C’est peu de dire que les enseignants commencent à se sentir sérieusement seuls et démunis. Dans ce contexte, la parution du dernier livre de Gregory Chambat nous apparaît comme plus que salutaire. Petit manuel d’auto-défense antifasciste, c’est un ouvrage à la lecture très accessible qui apporte des éclairages historiques et idéologiques et pose des pistes d’action pour contrer cette offensive de l’extrême-droite sur l’école.

Gregory Chambat est un fin connaisseur de l’histoire de l’école et un militant pédagogique, membre du collectif Questions de classe. Dans une première partie, il explique que ce n’est pas la première fois en France que l’école publique est confrontée à des offensives de l’extrême-droite. Soit sous la forme de campagnes de délation et diffamation comme ce fut le cas pour Célestin Freinet, violemment attaqué par l’Action française, soit parce qu’elle se retrouve au pouvoir comme sous le régime de Vichy. Gregory Chambat a donc raison de rappeler que la France n’est pas allergique au fascisme, que nous savons exactement quel est son projet scolaire et quelles sont ses modalités d’application.

Le livre propose également une archéologie des porosités idéologiques entre le projet libéral autoritaire de la Macronie et ce que propose l’extrême-droite. Les exemples foisonnent : de la nouvelle chasse anti-rouge orchestrée par Jean-Michel Blanquer – ministre au bilan salué par Marine Le Pen – via son obsession du wokisme au souhait formulé par Emmanuel Macron de mettre l’école au service de la « re-civilisation » suite aux révoltes des quartiers populaires de l’été 2023, en passant par l’incessante stigmatisation des enfants musulmans.

L’un des passages les plus intéressants est le portrait international, dressé par l’auteur, des pays où l’extrême-droite est officiellement au pouvoir. Et c’est glaçant. Des États-Unis de Trump au Brésil de Bolsonaro, en passant par la Hongrie d’Orban, la mécanique est similaire : chasse aux pédagogies émancipatrices (criminalisation de l’oeuvre de Paulo Freire au Brésil), tri social décomplexé au nom de la survalorisation de l’idéologie méritocratique et réécriture des programmes scolaires, notamment dans le domaine des sciences humaines et sociales visant à les purger de toute approche sociale et pluriculturelle. Où l’on comprend parfaitement la mécanique consistant à sur-idéologiser l’école sous prétexte de la protéger de la politique. Un discours qui rappelle hélas de très nombreuses interpellations néo-conservatrices en France, de la part de gens qui confondent allègrement la neutralisation et la neutralité. Comme le démontre bien Gregory Chambat, on assiste à une offensive massive contre tout apprentissage de l’esprit critique confondu avec de la propagande gauchiste. C’est sordide, confondant, alarmant.

Que faire ?

Commençons par interroger l’inertie, voire la paralysie, de l’institution lorsque ses agents sont ostensiblement menacés. Qu’est-il prévu en cas d’affichage public du nom, du visage, de l’adresse personnelle et professionnel d’un agent de l’éducation nationale épinglé sur les réseaux sociaux par des groupes fascistes ? De quels outils disposent les syndicats pour participer à la protection des personnels ? Il est urgent d’avoir une discussion collective sur ces sujets avant que ne se produise un autre drame ; pire, avant qu’on ne s’y habitue. Tout silence ou fuite deviennent coupables.

Comment pouvons-nous continuer à travailler dans une institution qui cautionne la délation ? Comment pouvons-nous travailler en bonne intelligence avec les parents si on laisse s’installer une suspicion réciproque ?

De manière générale, que faire contre cet entrisme de l’extrême-droite dans l’école publique ? Si la charge est en effet féroce, le livre de Gregory Chambat nous invite à ne pas baisser les bras en proposant quelques pistes d’action. On retiendra surtout l’urgence de retisser du collectif dans les écoles (et ailleurs) et de résister à l’intérieur en protégeant les enfants les plus démunis, premières victimes de ces idéologies monstrueuses.

Mais nous ne pourrons agir seuls. Actons qu’il s’agit d’un véritable combat , d’une «bataille culturelle et sociale » qui doit mobiliser bien au-delà des cercles corporatistes. Hier, le député des Yvelines Benjamin Lucas a proposé la mise en place d’une commission d’enquête sur l’offensive de l’extrême-droite contre l’école publique. C’est un bon début pour lancer une discussion au sein de l’ arc politique qui place l’école publique au cœur de ses préoccupations.

Car protéger l’école publique, c’est tendre la main aux enfants qui ont le plus besoin d’école, ceux dont l’extrême-droite ne veut pas. C’est donc défendre un projet de société fondé sur la justice sociale et l’émancipation collective qui sont les deux repoussoirs d’une extrême-droite pourvoyeuse de haine, de racisme et de sélection sociale, et porteuse du projet contre-démocratique d’une école mise au pas et peuplée d’élèves soumis aux diktats fascistes.

Il va nous falloir du courage, mais avons-nous vraiment le choix ?

Laurence De Cock

Proposition de loi de Benjamin Lucas