« Choc des savoirs » : pourquoi les groupes de niveau au collège sont une machine à tri social
Avec le « choc des savoirs » et ses groupes de niveau, le gouvernement prétend apporter une réponse aux difficultés de nombreux collégiens. C’est en réalité tout l’inverse : sa réforme, la recherche le montre, aura pour effet d’aggraver les inégalités scolaires, au détriment des classes populaires.
C’était le 5 décembre dernier. Gabriel Attal, alors ministre de l’Éducation, faisait le choix d’annoncer son plan du « choc des savoirs » en même temps que sortait l’enquête internationale Pisa (Programme international pour le suivi des acquis des élèves). On décelait là un objectif double : faire écran de fumée et, en même temps, répondre à cette publication de l’OCDE (Office la coopération du développement économique) aux résultats franchement catastrophiques pour la France. Face à une enquête qui documentait le recul des résultats des élèves français et l’aggravation du caractère socialement inégalitaire de notre système éducatif, il fallait montrer que le gouvernement ne restait pas inactif et empoignait le taureau par les cornes.
Des mobilisations qui unissent personnels et parents
Résultat ? Deux mois plus tard, le 1er février, une puissante journée de mobilisation des personnels de l’Éducation nationale. Et, depuis le 26 février, un véritable soulèvement de la communauté éducative de Seine-Saint-Denis pour un plan d’urgence – auquel font désormais écho de nombreux mouvements, pour l’heure locaux, en Île-de-France et au-delà. Au cœur de ces mobilisations qui unissent personnels et parents d’élèves pour dire « non au tri des élèves » : le refus du « choc des savoirs » et tout particulièrement des groupes de niveau au collège. Il faut les nommer ainsi puisque, devenu Premier ministre, Gabriel Attal a indiqué qu’il continuerait à employer cette terminologie – contre l’avis de Nicole Belloubet, qui lui a succédé rue de Grenelle et qui préfère, elle, parler de… groupes, tout court.
Ni les personnels ni les familles ne se sont laissé berner par cette vague dispute lexicale. Ils ont très vite compris que, par nature et du fait des conditions dans lesquelles leur mise en place devrait se faire, les groupes de niveau ne sont qu’un « équivalent moderne du bonnet d’âne », inefficace et stigmatisant pour les « mauvais » élèves, comme le dénonçait le sociologue Pierre Merle dans « l’Humanité » le 14 février. La mesure s’avance sous les apparences du bon sens : les classes sont hétérogènes, les élèves ont des besoins différents que le collège ne parvient pas à gérer et c’est cela qui génère de l’échec.
Il faudrait donc, dans les matières dites « fondamentales » que sont le français et les mathématiques, scinder la classe originelle en trois groupes : un pour les élèves dits « forts », un pour les élèves « moyens » et le dernier consacré aux élèves les plus en difficulté. Et cela sur les trois quarts de l’année puisque les cours en classe entière ne pourraient représenter au maximum que dix semaines (sur trente-six). L’objectif serait que le groupe « faible » bénéficie d’un effectif réduit, afin de favoriser une meilleure progression des jeunes concernés.
Au passage, c’est une reconnaissance implicite du fait que des effectifs réduits constituent un environnement plus favorable aux apprentissages, dans un pays où l’effectif moyen par classe au collège demeure l’un des plus élevés d’Europe : près de 26 élèves (25,9) par classe en moyenne, contre 21 dans l’Union européenne.
L’accroissement des inégalités scolaires et sociales
Le premier problème, c’est que la recherche dit tout le contraire du gouvernement. Ainsi au Royaume-Uni, qui expérimente des groupes de niveau depuis longtemps, l’expérience montre que ceux-ci favorisent… les bons élèves. Et nuisent, au contraire, aux résultats des élèves les plus faibles et de ceux que l’on dit « à besoins particuliers ». L’explication principale, c’est que les groupes de niveau sont dévalorisants pour les élèves placés dans le groupe faible, ainsi assignés à un statut de mauvais élève – et qui en ont parfaitement conscience, d’où démotivation et renforcement des attitudes anti-scolaires.
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De son côté, le principal syndicat du secondaire, le Snes-FSU, s’appuie sur les (rares) études françaises pour confirmer « l’altération de la confiance en soi que provoquent les classes de niveau parmi les élèves les plus fragiles » pour conclure : « Un tel dispositif ne ferait qu’augmenter les inégalités ». Le même syndicat cite encore une note de 2004 de la « Revue française de pédagogie » pour montrer que « les groupes les plus faibles sont, davantage que les autres, entraînés à des tâches répétitives et peu soumis à des exercices d’analyse et de réflexion ». En outre, ces mêmes groupes se voient généralement affecter les enseignants les moins expérimentés et les moins qualifiés.
Autrement dit, les groupes de niveau entraînent une baisse d’exigence et de qualité des enseignements, une dégradation supplémentaire de la motivation des élèves et de leur confiance en eux, la perte de l’effet d’entraînement résultant du mélange entre élèves forts et élèves plus faibles, et au final un accroissement des inégalités scolaires et sociales, car l’une des caractéristiques principales de notre système éducatif, soulignée par toutes les études, c’est le lien étroit et persistant entre résultats scolaires et origines sociales.
Notons au passage que les groupes des « meilleurs » n’ont pas forcément d’effet bénéfique pour les élèves concernés. Certaines études soulignent que le renforcement de l’esprit de compétition qui en résulte accroît la pression et l’anxiété qui pèsent sur eux… au détriment de leurs résultats. Voilà averties les familles qui pourraient croire que leurs enfants, bons élèves, seraient épargnés par les effets délétères des groupes de niveau.
Loin de « l’école du futur » , un retour en arrière de 50 ans
Reste que, selon les mêmes études, les groupes peuvent s’avérer bénéfiques à condition d’être temporaires, évolutifs et constitués en fonction des besoins des élèves, tout en bénéficiant d’effectifs réellement allégés et d’enseignants spécifiquement formés. Non seulement le dispositif qu’entend imposer le gouvernement ne prend pas ce chemin, mais les conditions matérielles de son application vont en aggraver les dégâts. Après avoir promis 2 330 postes supplémentaires pour la mise en œuvre du « choc des savoirs », le chiffre est passé à 2 830 par la voix de Nicole Belloubet.
Mais, selon les calculs des experts du système, c’est plutôt… 7 700 postes qui seraient nécessaires. Et où les trouver, alors que les concours de recrutement sont très loin de faire le plein ? La ministre ne s’en cache pas : il faudra faire appel à des enseignants contractuels. Mais outre que la crise d’attractivité du métier fait que de ce côté-là non plus on ne se bouscule pas au portillon, cela confirme que ce ne sont pas les professeurs les plus qualifiés et les plus expérimentés qui seront appelés au chevet des élèves en difficulté.
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Personnels et parents d’élèves mobilisés contre le « choc des savoirs » ont donc raison : sous ce nom, c’est bien un tri social des élèves que le gouvernement veut mettre en place. Sa réforme va mobiliser les maigres moyens encore à disposition des établissements, notamment en éducation prioritaire, au détriment de dispositifs qui ont, eux, fait la preuve de leur efficacité : aide aux devoirs, dédoublements en sciences ou en langues, classes bilangues, latin, projets permettant de « raccrocher » des élèves à leur scolarité…
Les autres mesures du « choc des savoirs » vont dans le même sens, notamment la transformation du DNB (diplôme national du brevet) en barrage interdisant l’accès au lycée en cas d’échec, et poussant les élèves concernés vers des classes « prépa lycée » ou « prépa métiers » sans moyens.
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Le plan, c’est bien de structurer sans l’avouer un véritable séparatisme scolaire, de trier les élèves et d’exfiltrer ceux des classes populaires – qui constituent de fait les gros bataillons des élèves en difficulté – pour les envoyer vers l’apprentissage ou, au mieux, des filières professionnalisantes. Pour Claude Lelièvre, historien de l’éducation, une telle perspective signerait « la fin du collège unique (…), de son ambition et de son sens historique » : donner à tous les jeunes de France plus que le droit, l’accès réel à une éducation commune de qualité. Sous couvert de « l’école du futur » décrétée par Emmanuel Macron, elle signerait ainsi un retour en arrière de cinquante ans.
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