Le fascisme, la France a connu il y a moins d’un siècle. Dans cette tribune, Laurence De Cock fait le parallèle entre cette période et ce que nous vivons actuellement. « Le danger n’a jamais été aussi grand de voir notre école publique tomber aux mains de ses fossoyeurs. La solution réside dans notre sursaut collectif. Oui le défi est vertigineux ; oui nous sommes déjà épuisés par une incessante maltraitance ; mais qu’on le veuille ou non le compte à rebours a commencé », écrit l’historienne.

« Telle est l’architecture de la maison que nous destinons à la jeunesse. Elle sera claire et aérée, conforme à la raison et ouverte à vie. La justice sociale n’exige-t-elle pas que, quel que soit le point de départ, chacun puisse aller dans la direction choisie, aussi loin et aussi haut que des aptitudes le lui permettront ? « . C’est par ces mots que Jean Zay, ministre de l’Éducation nationale du Front populaire termine son projet de loi sur la réforme de l’enseignement en mars 1937.

Le pays sort d’années mouvementées. Menacée par les ligues fascistes, la gauche a réussi à s’entendre malgré de lourdes divergences idéologiques. L’heure n’est plus aux déchirures internes à la grande famille. Il faut rassembler le plus largement possible pour éviter le basculement vers les forces nationalistes, xénophobes et racistes.

Quand le fascisme menaçait déjà l’école

En 1936, on sait ce que le fascisme fait à l’École. On peut le voir à l’œuvre en Europe, en Italie comme en Allemagne. Le fascisme éteint la lumière ; il confisque l’innocence des enfants. Son école enferme leur corps dans des uniformes, verrouille leur pensées et leur impose ses idoles. Le fascisme est une chape de plomb posée sur l’enfance. Il trie les enfants sur des bases sociales et racistes et livre les plus fragiles en pâture au marché du travail ou à la rue.

À la veille du Front populaire, l’école en France est encore très ségrégative. Seuls 5% des élèves obtiennent le Baccalauréat à la fin du secondaire ; la plupart sont entrés au lycée dès le cours préparatoire, un lycée réservé à la bourgeoisie qui était même resté payant jusque 1933. Pour tous les autres l’aventure s’arrête à la fin de l’école primaire, des cours complémentaires ou du Primaire supérieur pour ceux qui souhaitent de courtes études. Mais la démocratisation scolaire est en débat. Elle passerait par ce qu’on appelle déjà l’ »école unique ». Car tout le monde sait que la véritable condition d’une démocratisation scolaire est de laisser les enfants ensemble, le plus longtemps possible.

De nombreux pédagogues œuvrent déjà en ce sens. Parmi eux, Élise et Célestin Freinet, un couple d’instituteur et institutrice, très engagé politiquement à gauche. Depuis une quinzaine d’années, ils ont monté un petit édifice autour d’une pédagogie inspirée par ce que l’on appelle l’ »éducation nouvelle » qui prône des pédagogies actives. Particulièrement soucieux des enfants les plus pauvres, le couple accueille dans sa toute jeune école, des enfants de républicains, réfugiés de la guerre d’Espagne, ainsi que des enfants d’ouvriers ou orphelins. Fou de joie à l’annonce du Front populaire, « Nous revivons » écrit-il en octobre 1935, Célestin Freinet envisage même la création d’un « Front populaire de l’enfance » pour « défendre les conquêtes populaires de l’école laïque« , améliorer les conditions matérielles de l’accueil des enfants et protéger les enseignants du fascisme.

Lorsque Jean Zay, à 31 ans, devient ministre de l’Éducation nationale, il baigne dans cette atmosphère réformatrice. Sensible aux appels des pédagogues et soucieux de s’inscrire dans la politique sociale du Front populaire, Zay veut que l’enfance prenne sa part dans cet immense mouvement historique d’espoir.

Le ministre de la « récréation nationale »

C’est ainsi que le qualifient ses ennemis ; ceux qui ne supportent pas l’idée que l’enfant soit un petit être humain et qui continuent de le confondre avec de la pâte à modeler. Le projet de Zay irrite les partisans de l’ordre, c’est bon signe. Lors des débats parlementaires, tandis qu’il propose de ne s’en tenir qu’à trois degrés (primaire, secondaire, supérieur), la droite redoute de voir « des barbares » monter « sur les bancs de l’entre-soi ». Alors Zay légifère à coups de circulaires, décrets et expérimentations pour bâtir cette maison « ouverte à la vie ».

Pour favoriser le passage entre le primaire et le secondaire, Zay expérimente deux cents classes de sixième d’orientation à effectifs limités (25 élèves), disposant de quatre à cinq maîtres et d’un médecin qui leur est attaché. Il propose qu’un point y soit régulièrement fait pour préparer l’orientation des enfants. Des cours d’éducation physique et sportive sont instaurés dans certains départements. Il met aussi en place, une demi-journée par semaine, des « loisirs dirigés » (ce qui lui vaut ce surnom) en coopération avec l’éducation populaire, qui deviendront des « activités dirigées » et s’intéresse à la qualité des repas des enfants à la cantine. Enfin, il promeut des pédagogies actives. « C’est bien la démocratisation moderne qui s’invente » écrit l’historien Olivier Loubes dans son livre Jean Zay, l’inconnu de la République. Cet attachement de Zay au bien-être des enfants est sa marque de fabrique. Avec le ministre socialiste Léo Lagrange, sous-secrétaire d’État aux loisirs et aux sports, et créateur des auberges de jeunesse, il développe les colonies de vacances et accompagne la découverte, par les masses populaires, du droit à la culture, aux loisirs, et au bonheur.

Le nouveau Front Populaire

Dans son programme, le nouveau Front populaire a dévoilé ses principales mesures sur l’école : réaffirmation de la gratuité, baisse des effectifs, fin des procédures de tri social (choc des savoirs, ParcourSup), aide à la médecine scolaire et à la scolarisation des enfants en situation de handicap, ou encore abrogation du SNU et soutien aux association d’éducation populaire. Assurément, l’esprit de Jean Zay plane sur ces mesures. Et il redevient possible de rêver. Contre l’obscurantisme fasciste et le danger qu’il fait planer sur l’enfance et la jeunesse, nous pouvons brandir l’étendard d’une école publique, protectrice et chaleureuse ; une école qui tende la main à tous les enfants et plus particulièrement aux plus fragiles ; une école émancipatrice, soucieuse de les accompagner dans la trajectoire scolaire de leur choix.

Ainsi le socle serait posé. Et il nous resterait à affiner le reste, en prenant tout notre temps : que devrait-on y apprendre et selon quelles méthodes ? Quelle formation des enseignants accompagnerait ce projet ? Comment y impliquer l’ensemble de la société ? Comment rendre l’école publique plus désirable et dissuader des bifurcations vers le privé ? Comment redonner envie d’embrasser la profession d’enseignant dont l’image a été abîmée par des années d’agression ?

Le danger n’a jamais été aussi grand de voir notre école publique tomber aux mains de ses fossoyeurs. La solution réside dans notre sursaut collectif. Oui le défi est vertigineux ; oui nous sommes déjà épuisés par une incessante maltraitance ; mais qu’on le veuille ou non le compte à rebours a commencé.

Laurence De Cock