La volonté de mettre au pas les enseignant·e·s

Elle a eu droit à “un rappel au devoir de réserve”, à “une incitation à la plus extrême prudence”. Le rectorat expliquant qu’“un fonctionnaire ne doit pas critiquer sa hiérarchie et l’État employeur”, lui reproche surtout d’avoir indiqué dans sa tribune qu’elle était enseignante ainsi que le nom de son lycée. Pour l’instant aucune sanction n’a été donnée.

Très vite à travers le hashtag, #JeSuisEnseignant, de nombreux profs disent leur volonté de continuer à exprimer librement leur opinion face à la volonté de la hiérarchie et de l’institution de contrôler la parole des enseignant·e·s, de les inciter à se faire discrets, à garder leur opinion pour eux/elles. Pourtant quand on consulte les textes, les choses sont claires : il n’y a pas, dans la loi, d’obligation de réserve pour les enseignant·e·s.

Neutralité, discrétion professionnelle et devoir de réserve

La seule Loi qui fixe les droits et obligations du/de la fonctionnaire est le chapitre IV de la Loi n°83-634 du 13 juillet 1983, consacré aux obligations et à la déontologie :
- dans l’exercice de ses fonctions, le/la fonctionnaire “est tenu à l’obligation de neutralité” et “au respect de la laïcité” (article 25 modifié le 20 avril 2016) ;
- “les fonctionnaires sont tenus au secret professionnel dans le cadre des règles instituées par le code pénal. Les fonctionnaires doivent faire preuve de discrétion professionnelle pour tous les faits, informations ou documents dont ils ont connaissance dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions” (article 26) ;
- tout·e fonctionnaire “est responsable de l’exécution des tâches qui lui sont confiées. Il doit se conformer aux instructions de son supérieur hiérarchique, sauf dans le cas où l’ordre donné est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public” (article 28).

Dans une tribune du Monde , le 1er février 2008 (1), Anicet Le Pors, qui a conduit l’élaboration du statut général des fonctionnaires en 1983, rappelle le principe fondamental posé par l’article 6 de cette même Loi : “La liberté d’opinion est garantie aux fonctionnaires” et leur statut, ajoute Le Pors, “ne leur impose pas d’obligation de réserve”. Cette liberté d’opinion a pour conséquence “de permettre au fonctionnaire de penser librement, principe posé dès l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui vaut pour les fonctionnaires comme pour tout citoyen : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi »”.

Il explique qu’à l’époque l’Assemblée nationale avait rejeté un amendement visant à inscrire l’obligation de réserve dans la Loi. Pour lui, l’obligation de réserve est “une construction jurisprudentielle extrêmement complexe […] il revenait au juge administratif d’apprécier au cas par cas”.

Ce que l’Assemblée nationale avait rejeté dans la Loi de 1983 – l’obligation de réserve pour les fonctionnaires – Blanquer semble vouloir l’inscrire pour les enseignant·e·s dans la loi qu’il prépare.

Sanctionner les enseignant·e·s qui dénigrent l’institution

Dans un contexte où s’accumulent les signes d’une gouvernance dirigiste et autoritaire de l’Éducation nationale, le ministère met le point final à son projet de loi “pour une école de la confiance”, dont le Parlement a commencé l’étude le 5 décembre dernier en procédure accélérée demandée par le gouvernement. Ce projet de loi débute par un article visant à insérer dans le Code de l’éducation ces deux phrases : “Par leur engagement et leur exemplarité, les personnels de la communauté éducative contribuent à l’établissement du lien de confiance qui doit unir les élèves et leur famille au service public de l’éducation. Ce lien implique également le respect des élèves et de leur famille à l’égard de l’institution scolaire et de l’ensemble de ses personnels”.

Énoncé ainsi, de manière sibylline, ça pourrait presque passer. Mais, comme le Café pédagogique l’a parfaitement noté, il faut examiner “l’étude d’impact” du projet de loi, un document obligatoire fourni au Parlement qui en dit bien plus long sur ce que le ministère souhaite mettre en place : on peut y lire, s’agissant de cet article 1er, que la confiance de la société en l’école “reste intimement liée aux comportements de l’ensemble des membres de la communauté éducative” ; dans la foulée l’étude d’impact regrette qu’ “aucune disposition législative ne consacre à ce jour l’importance de ce lien et la nécessité de le protéger” et explique que le Gouvernement “souhaite inscrire, dans la loi, la nécessaire protection de ce lien de confiance qui doit unir les personnels du service public de l’éducation aux élèves et à leurs familles. Compte tenu de son importance, il serait en effet déraisonnable de s’en tenir à une simple consécration jurisprudentielle”. S’appuyant sur une décision du Conseil d’État du 18 juillet 2018 (2) qui a permis de révoquer un enseignant, l’étude d’impact établit que la loi pourra être invoquée “dans le cadre d’affaires disciplinaires concernant des personnels de l’Éducation nationale s’étant rendus coupables de faits portant atteinte à la réputation du service public. Il en ira par exemple ainsi lorsque des personnels de la communauté éducative chercheront à dénigrer auprès du public par des propos gravement mensongers ou diffamatoires leurs collègues et de manière générale l’institution scolaire”, y compris sur les réseaux sociaux.

Quand une affaire d’agression sexuelle est utilisée pour faire passer un projet de loi

Mais quelle est donc cette affaire à laquelle renvoie l’étude d’impact au titre de la jurisprudence et qui nécessite de sanctionner des enseignant·e·s qui dénigreraient l’institution scolaire ? Il s’agit du jugement au Tribunal administratif d’un professeur de SVT coupable d’agressions sexuelles sur élève… C’est sur ce jugement que s’appuie l’étude d’impact, qui s’empare pour argumenter d’une phrase du Conseil d’état, lequel a rappelé dans cette affaire “l’exigence d’exemplarité et d’irréprochabilité qui incombe aux enseignants dans leurs relations avec des mineurs, y compris en dehors du service” et l’importance de l’atteinte portée “à la réputation du service public de l’Éducation nationale ainsi qu’au lien de confiance qui doit unir les enfants et leurs parents aux enseignants du service”. C’est sur cette phrase, prononcée dans une affaire d’agression sexuelle, que le ministère fonde son argumentaire pour convaincre le Parlement d’inscrire dans la loi “la nécessaire protection de ce lien de confiance qui doit unir les personnels du service public de l’éducation aux élèves et à leurs familles” !

Comme le dit le François Jarraud dans le Café Pédagogique , “les violences comme la diffamation sont déjà punis par la loi”. “Exploitant cette affaire très particulière, le projet de loi Blanquer exploite cet arrêt dans un tout autre domaine. Il ne s’agit plus de délinquant sexuel condamné mais de n’importe quel prof […]. On mesure le glissement que permettrait le passage de cet article. JM Blanquer inscrit cet article pour permettre une systématisation des sanctions et faire en sorte que les enseignants se taisent, notamment sur les réseaux sociaux, dernier espace de liberté”.

Fort heureusement, le Conseil d’État a demandé le retrait de l’article 1er du projet de loi : à son sens, ces dispositions “ne produisent par elles-mêmes aucun effet de droit et réitèrent des obligations générales qui découlent du statut des fonctionnaires”, elles ne constituent que des dispositions “manifestement dépourvues de toute portée normative” et n’ont donc pas leur place dans une loi.

En attendant le vote final de la loi, un·e enseignant·e a toujours le droit de dire ce qu’il/elle pense.

Annick Champeau

à partir d’un article de Lucien Marboeuf sur https://blog.francetvinfo.fr/l-instit-humeurs/

(1) (http://anicetlepors.blog.lemonde.fr/2013/03/10/obligation-de-reserve/)

(1) (http://anicetlepors.blog.lemonde.fr/2013/03/10/obligation-de-reserve/)


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