Souvent méconnues et invisibilisées, les femmes ont toutefois joué un rôle important dans la construction de l’école républicaine et laïque d’aujourd’hui. Dès 1879, l’état impose la création d’une école normale par départements afin de former les futures institutrices. Les plus compétentes intègrent l’École normale supérieure de Fontenay-aux-Roses, devenant ainsi les fontenaysiennes, futures enseignantes et directrices des écoles normales. Nombre d’entre elles s’engagent et font des écoles normales des bastions du républicanisme. Mélanie Fabre, maîtresse de conférences à l’Université Picardie-Jules Verne et spécialiste de la question, répond aux questions du Café pédagogique.
Les femmes sont peu présentes dans les récits narrant la construction de l’école républicaine et de l’éducation populaire. Ont-elles joué un rôle important?
Au moment où se construit l’école républicaine, c’est-à-dire à partir des années 1880, les femmes ne sont pas représentées parmi les preneurs de décision : elles ne siègent ni au Sénat, ni à la Chambre des députés, ni dans les hautes instances comme le Conseil supérieur de l’Instruction publique où se débattent notamment les programmes scolaires. Elles ne font donc pas partie de ces républicains qui impulsent une réforme éducative, en haut lieu.
Cependant, nombre de jeunes filles bénéficient de nouvelles opportunités éducatives grâce aux lois scolaires. Ainsi, à partir de la loi Paul Bert de 1879, chaque département français a l’obligation d’entretenir une école normale de filles et une école normale de garçons, afin de former les instituteurs et institutrices des écoles publiques. Cela entraîne la création d’un très grand nombre d’écoles normales de filles, la plupart des institutrices étant jusqu’alors formées dans les couvents. Les normaliennes qui sortent de ces institutions constituent un nouveau corps professionnel acquis à la République et à la défense de ses valeurs, pour les diffuser dans les écoles communales.
Après leur passage par l’école normale et l’obtention du brevet supérieur, les meilleures institutrices peuvent même tenter le concours de l’École normale supérieure de Fontenay-aux-Roses, créée en 1880 pour former le corps enseignant des toutes nouvelles écoles normales – les professeures et directrices d’écoles normales. Ces fontenaysiennes constituent la première élite féminine de l’enseignement primaire formée par l’État dans une institution prestigieuse. Ces dernières font des écoles normales des bastions du républicanisme. Certaines sont investies dans les patronages laïques, qui disputent à l’Église la prise en charge des enfants en dehors du temps scolaire. D’autres, enfin, prennent la parole comme oratrices dans le grand mouvement des universités populaires qui émerge vers 1900 et se donne pour mission de permettre la rencontre des intellectuels et des milieux ouvriers selon ce que Charles Péguy a appelé le « socialisme d’éducation ». Après avoir bénéficié de nouvelles possibilités de formation et de nouvelles opportunités professionnelles permises par les lois scolaires, une élite féminine a donc participé activement à la propagation de l’instruction laïque.
Si des femmes ont été actives, pourquoi sont-elles si peu visibles dans l’historiographie ?
Les intellectuelles qui défendent l’école républicaine et l’éducation populaire n’ont pas fait l’objet de beaucoup de travaux de la part des historiens, d’abord parce que leur envergure est peu comparable à celle d’hommes comme Ferdinand Buisson – directeur de l’Enseignement primaire de 1879 à 1896, ou Jean Jaurès, qui ont produit beaucoup plus de sources. Lorsqu’on part à la recherche de ces femmes engagées, il faut s’armer de patience, dépouiller un grand nombre de périodiques pour retrouver leur trace, et faire face, comme le dit Michelle Perrot, aux « silences de l’histoire ». Car, pour la plupart, ces femmes n’ont jamais conservé leurs archives : l’historien ne dispose par exemple pas de la correspondance qu’elles ont reçue. On trouve parfois les lettres qu’elles ont envoyées à de grands hommes – comme dans le fonds Ferdinand Buisson, mais il est impossible de recomposer les correspondances croisées.
Beaucoup de ces femmes ont en outre intériorisé les interdits tacites qui pèsent sur elles : autour de 1900, l’idéal féminin va encore largement de pair avec un impératif de discrétion et de modestie. Henri Marion, qui enseigne à l’ENS de Fontenay, affirme par exemple que les professeures nouvellement formées par la République ne doivent pas écrire dans les journaux, la presse étant « une manière de prostitution ».
Quelques-unes ont malgré tout réussi à contourner cette invisibilisation politique et sociale. Comment?
Parmi les premières générations de fontenaysiennes, quelques femmes ont osé prendre la parole en public ou dans les journaux. Si certains enseignants, comme Henri Marion, les dissuadent de sortir de leur mission d’enseignantes, d’autres font contrepoids à ce discours. Ainsi, Félix Pécaut, le directeur de l’ENS de Fontenay, encourage au contraire « ses filles » à « aller au peuple », et à « oser être ». Cet ancien pasteur réunit chaque jour les élèves avant le début de leurs cours pour une « causerie du matin », où il leur rappelle les devoirs qui leur incombent. En enseignant dans les écoles normales, elles formeront les institutrices de demain, qui seront elles-mêmes au contact de la jeunesse du pays. Pour cela, elles doivent oser affirmer les valeurs qui sont les leurs sans se laisser paralyser par les interdits sociaux qui pèsent sur elles. C’est ainsi que l’injonction de Pécaut à « oser être » se retrouve dans la bouche de beaucoup de fontenaysiennes, et même de nombreuses féministes à la Belle Époque voire après la Grande Guerre. Certaines d’entre elles prennent d’ailleurs leur enseignant au mot.
Pouvez-vous nous donner quelques exemples de fontenaysiennes engagées ?
Albertine Eidenschenk, par exemple, devient directrice d’école normale après avoir quitté Fontenay et s’engage sur des sujets sociaux et politiques. Persuadée que les femmes doivent être représentées dans la haute administration de l’éducation, elle désire siéger au Conseil supérieur de l’Instruction publique. À une époque où les femmes ne sont ni électrices, ni éligibles à l’échelle nationale, elle mène donc une campagne électorale lors des élections professionnelles – où l’on a oublié d’interdire les candidatures féminines – et finit par obtenir suffisamment de voix pour entrer dans ce haut conseil en 1904. Il n’y a alors que deux femmes – elle comprise – parmi les 50 membres qui composent la plus haute assemblée délibérative du ministère. Avant 1914, elles sont rejointes par une troisième. Les femmes ne représentent alors qu’environ 6 % des membres du haut conseil, alors que les institutrices constituent déjà plus de la moitié du corps enseignant. Albertine Eidenschenk devient une personne reconnue aux yeux de sa hiérarchie et bien identifiée par les enseignantes du primaire dont elle relaie les revendications. Elle acquiert un certain pouvoir, en proposant notamment des réformes, qui sont ensuite débattues dans ce conseil.
Qu’en est-il de Marie Baertschi-Fuster?
Marie Baertschi-Fuster connaît bien Albertine Eidenschenk, qu’elle a rencontrée lors de ses années à l’ENS de Fontenay. Comme sa collègue, elle est très marquée par la personnalité de Félix Pécaut et marche dans les pas de son maître lorsqu’elle s’engage au moment de l’affaire Dreyfus. Elle signe de nombreuses pétitions dans la presse, écrit une lettre ouverte à Émile Zola, prend la parole dans de nombreuses universités populaires, et s’attire, en raison de ses engagements politiques, les foudres de sa hiérarchie. Marie Baertschi-Fuster est persuadée que son rôle de professeure d’école normale la contraint à l’engagement et que l’école ne peut être hermétique aux controverses qui traversent la société. C’est ce qu’elle explique à Eugène Manuel, inspecteur général, dans une lettre rédigée pendant l’Affaire : « Le respect fanatique de la chose jugée, la raison d’État, les dossiers secrets, l’honneur de l’armée, le parti-pris féroce de ne pas voir, tout ce dont notre pauvre France a failli mourir, et dont elle est encore si malade, tout cela, nous en sommes, nous autres de l’enseignement primaire, un peu responsables. Car c’est nous qui depuis dix ou quinze ans enseignons au peuple qu’il y a des domaines réservés, où l’esprit d’examen, la raison, la conscience, n’ont pas à intervenir. […] J’ai enseigné pendant sept ans dans les écoles normales et de jour en jour a grandi en moi la conviction que là est pour nous le grand péril : Ce qui manque en somme à nos écoles laïques, c’est l’esprit laïque, c’est-à-dire l’habitude de penser par soi-même, de croire par soi-même, de vouloir par soi-même, sur toutes les questions, dans tous les domaines, partout et toujours ».
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda
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