L’Éducation Physique et Sportive est singulièrement malmenée ces derniers temps. Jugée incapable de juguler la sédentarité chez les adolescents, l’Éducation Nationale a multiplié les dispositifs, faisant appel à des intervenants extérieurs, pour pallier ses insuffisances. L’EPS a aussi été critiquée quant à son incapacité à faire de la France une « grande nation sportive ». Didier Delignières, professeur à l’université de Montpellier à la retraite et ancien doyen de la Faculté des Sciences du Sport (UFR STAPS) propose dans cette tribune de « mettre un peu d’ordre dans cette déferlante d’annonces, de prises de position parfois contradictoires » et de « dresser un tableau de l’enseignement de l’EPS, de ses tendances d’évolution ».

Une image contenant Visage humain, personne, habits, chemise Description générée automatiquementL’EPS comme vecteur de lutte contre la sédentarité

La problématique de la sédentarité, et de ses corrélats en termes de surpoids et d’obésité, est particulièrement débattue. On évoque à ce titre un « tsunami d’inactivité physique et de sédentarité ». Un mot d’ordre simple est répété par les instances de santé, de sport et d’éducation : il faut inciter les individus, à domicile, au travail, à l’école, dans leurs déplacements, dans leurs loisirs, à « bouger ».

Cette idéologie du « bouger à tout prix » a été à la base du lancement, dans le cadre scolaire, du « 2S2C » (2020), du dispositif « 30 minutes d’activité physique quotidienne » (2021), et de l’expérimentation « 2 heures de sport au collège » (2022). Propulsés par des annonces tonitruantes à propos de la construction d’une « nation sportive », dans la dynamique de Paris 2024, mais principalement centrés sur des problématiques de santé publique, ces dispositifs sont présentés comme des compléments nécessaires à l’EPS.

Ces interventions ne relèvent pas d’un enseignement : on insiste sur le côté ludique de ces activités : pas d’apprentissages difficiles, du plaisir avant tout… Il ne s’agit guère que d’ouvrir des plages et des espaces de « gesticulation » (Delignières, 2021a), d’essayer d’y motiver les élèves, en espérant qu’ils construisent à cette occasion des habitudes durables.

On peut rappeler quand même depuis près de trente ans, l’EPS se préoccupe de construire chez les élèves la manière dont ils vont gérer leur vie physique et sportive, tout au long de leur vie, avec pour leitmotiv de les inciter à une pratique durable. Ce qui est certain, c’est que l’influence d’un enseignant, travaillant dans la durée sur des groupes stables, est plus efficace que les interventions ponctuelles d’intervenants extérieurs, auxquelles recourent les programmes précités.

Les horaires dédiés à l’EPS restent cependant bien modestes, si la lutte contre la sédentarité est si importante. On peut aussi évoquer le temps perdu à rejoindre les installations sportives, souvent éloignées des établissements, le manque de locaux pour permettre aux élèves de se changer, de se doucher. Il y a là une responsabilité qui concerne principalement les collectivités locales, qui devraient penser les établissements scolaires en intégrant systématiquement en leur sein ou à leur périphérie immédiate les installations nécessaires.

L’EPS comme propédeutique au sport de haut-niveau

Une autre thématique, directement liée à l’effervescence olympique, renvoie à l’incapacité de l’EPS à participer à l’essor de la pratique sportive de compétition. Un certain nombre de sportifs de haut-niveau se sont exprimés dans ce sens, dénigrant l’intérêt de l’EPS, et déclarant que la France n’était pas un « pays de sport ». On pourra aussi consulter l’article de Pierre Godon (2024), « l’EPS est-elle vraiment responsable du dégoût de nombreux Français pour le sport ? », qui a fait récemment ressurgir un prof EPS bashing de bon aloi.

De manière plus étayée, la Cour des comptes (2019) évoquait une « divergence profonde de vision entre la conception de l’instruction physique et sportive [sic] et les attentes du mouvement sportif ». Les finalités de l’EPS étaient particulièrement visées : « les programmes d’enseignement visent en France moins à faire accéder les élèves à des performances physiques qu’à développer des compétences […] liées à des notions comme la socialisation, l’apprentissage de la citoyenneté et le rapport avec la santé ».

Soyons clairs à ce niveau : à part dans quelques discours de l’époque gaullienne, l’EPS n’a jamais eu pour but de détecter la future élite sportive. En revanche, l’EPS a en effet depuis plus de vingt ans une finalité explicite de formation citoyenne, postulant que la pratique collective d’activités physiques et sportives constitue un lieu important d’apprentissage du vivre et du travailler ensemble, dans le respect des différences. Dans le monde où nous vivons, ce genre de finalité n’est pas à traiter avec mépris…

Les enseignants d’EPS : des conceptions diversifiées

Si l’EPS est fortement attaquée de l’extérieur, elle donne aussi des bâtons pour se faire battre. Il faut déjà reconnaître qu’elle est desservie par des programmes particulièrement abscons. Plombés par des références théoriques mal maîtrisées, ils relèvent davantage de l’organisation d’une bureaucratie analytique que de l’impulsion d’une vision politique. Ils sont fondés sur une classification (les « champs d’apprentissage »), à l’architecture très contestable (Delignières, 2021b). Les procédures d’évaluation distinguent dans une logique analytique des compétences « motrices », « méthodologiques » et « sociales », évaluées de manière séparée, débouchant sur un processus complètement artificiel (Delignières, 2020).

Par ailleurs, il ne faudrait pas croire que les enseignants d’EPS présentent un front uni. L’EPS a toujours été marquée par d’importants débats conceptuels, et il n’y a guère de consensus sur ce que représente la discipline, sur ce que l’on doit y enseigner. Il me semble utile de distinguer certains « courants » ou tendances d’évolution dans les propositions et pratiques actuelles.

Une EPS culturaliste

Le Syndicat National de l’Éducation Physique, dans une proposition de « programmes alternatifs », défend une EPS définie comme « étude des activités physiques, sportives et artistiques ». Les activités préconisées sont avant tout des pratiques patrimoniales, sportives et artistiques, offrant à l’étude des élèves un riche éventail de savoir-faire, construit par des générations de pratiquants. Cette proposition ne fait guère qu’aligner l’EPS sur les autres disciplines scolaires, qui dans leur majorité sont basées sur l’étude de corpus scientifiques, littéraires, techniques ou artistiques.

Cette position affirme l’exigence de confronter les élèves aux apprentissages techniques, à la compétition lorsqu’elle est constitutive de l’activité, à la performance (Svrdlin, 2024). Elle ne pose pas pour autant l’EPS comme propédeutique au sport de haut niveau : il s’agit surtout de travailler à une démocratisation de la pratique, dont de larges franges de la population restent exclues (notamment les filles et les classes populaires). Il s’agit de travailler au développement d’un « sport pour tous », solidaire, coopératif et inclusif.

Une EPS éducative

Cette orientation culturaliste est contestée par un autre courant, protéiforme, mais partageant de fortes réserves vis-à-vis des sports traditionnels, de la compétition, de la performance et de la technique. Ce courant est apparu en réaction à la sportivisation de l’EPS, dans les années 60/70, porté par des auteurs tels que Jean Le Boulch ou Pierre Parlebas, promoteurs d’une éducation psychomotrice. Cette défiance semble avoir largement diffusé chez les enseignants, qui tiennent à se distinguer des « entraîneurs », à se définir principalement comme « éducateurs », et sont souvent offusqués par la dénomination de « professeur de sport », largement utilisée par les élèves, leurs familles et les médias.

Cette approche débouche parfois sur la défense d’une Éducation Physique (sans « S »), visant une éducation générale de la motricité : développement de la coordination motrice, de la latéralisation, etc. (Delignières, 2020). Cette Éducation Physique, sans exclure le recours à certaines situations inspirées des sports traditionnels, élargit singulièrement la liste des possibles : jeux traditionnels ou issus d’autres cultures, exercices psychomoteurs, etc. Dans le contexte actuel, ce retour à la psychomotricité pourrait tendre à faire rentrer l’EPS dans le club des « savoirs fondamentaux » : lire, écrire, compter, et bouger… Certains y voient une planche de salut pour la discipline (Dal, 2023).

Ce courant tend aussi à reprendre les principes véhiculés par la « pédagogie nouvelle » : une centration sur l’enfant, sur ses intérêts et ses aspirations, plutôt que sur les contenus enseignés. A l’heure actuelle, ces principes sont revendiqués dans la démarche du groupe « Plaisir & EPS » : il s’agit de favoriser la mobilisation de l’élève en lui permettant une réussite spontanée dans des situations correspondant à ses aspirations et ses possibilités du moment. On espère ainsi, par la capitalisation d’expériences de plaisir immédiat, construire une fidélisation pérenne envers la pratique. On peut cependant s’interroger sur un enseignement qui rechigne à faire sortir l’élève de sa zone de confort. On peut aussi se demander si à trop s’aligner sur ce qu’est l’élève, sur ses désirs et son plaisir immédiat, on ne le laisse pas végéter dans ses déterminismes sociaux (Delignières, 2021c).

Une EPS hypermoderne

Enfin il existe une troisième tendance d’évolution, qui n’est pas à proprement parler un « courant », mais qui semble fortement émerger dans les pratiques enseignantes. On voit apparaître de manière récurrente des « activités nouvelles » (Spikeball, Poullball, Foobaskill, etc.), afin d’obtenir l’adhésion des élèves en se rapprochant de la « culture jeune », une exploitation des activités de fitness, de forme et de développement personnel (musculation, step, yoga, etc.), et un recours massif au numérique (tablettes, réseaux sociaux, etc.).

En référence aux travaux de Serge Lipovetsky, j’ai qualifié cette tendance d’« hypermoderne ». (Delignières, 2021d). L’hypermodernité caractérise pour Lipovetsky l’évolution des modes de vie, dans les sociétés néolibérales. Dans le domaine qui nous préoccupe, elle s’exprime par une centration sur l’individu, un souci de soi et de son corps, la recherche effrénée de sensations nouvelles, et par une hyperconnexion, via les objets connectés, les réseaux sociaux et les tutoriels en ligne. Le baromètre de l’INJEP (Müller, 2023) montre en effet que les pratiques actuelles des Français sont essentiellement réalisées en solitaire, à domicile, pour des motifs hygiéniques, et en exploitant largement les ressources numériques.

On peut craindre que ces évolutions ne fassent dériver l’EPS vers une simple animation, calquant ses pratiques sur « le sport qui se fait » dans la société actuelle. On peut considérer cette évolution des pratiques comme inéluctable, et se dire qu’il faut bien s’y adapter, voire préparer les élèves à devenir les consommateurs frivoles d’une offre marchande de la forme et du bien-être. Mais je pense que « si l’École doit apporter des réponses aux maux de la société, elle n’a peut-être pas à en flatter les travers » (Delignières, 2021d).

On le voit, le tableau est assez complexe. Malmenée par son ministère de tutelle, méprisée par le mouvement sportif, l’EPS aurait bien besoin d’afficher des orientations claires, sur ses finalités, ses rapports avec le mouvement sportif, sa position au sein de l’École et face aux problématiques aiguës qui la traverse actuellement, et plus largement dans les évolutions de la société. C’est à une refondation complète de la discipline qu’il faudrait œuvrer, et cette démarche ne saurait se limiter à proposer localement quelques innovations pédagogiques, fussent-elles remarquables. Une telle refondation ne peut se baser que sur un projet politique, partant de consensus clairs sur le type de société que nous souhaitons construire, sur les finalités que l’École doit poursuivre pour y contribuer et sur le rôle que l’EPS peut jouer dans ce projet global (Delignières, 2024).

Didier Delignières