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Point de vue publié dans Le Monde. Pierre Khalfa regrette que les critiques adressées à la réforme des retraites, notamment par Thomas Piketty, négligent un point essentiel : celui du partage de la valeur ajoutée entre masse salariale – dont les pensions de retraites – et profits.

Dans deux points de vue similaires, l’un paru dans Le Monde du 7 septembre (« Qu’est-ce qu’une retraite juste ? »), l’autre dans Libération du 11 septembre (« Chaque société invente un récit idéologique pour justifier ses inégalités »), Thomas Piketty s’en prend à juste titre au projet d’Emmanuel Macron en matière de retraites. Favorable à un système universel – il pense qu’« une telle réforme n’a que trop tardé en France » –, il en critique néanmoins les modalités qui semblent envisagées par le gouvernement. Mais ses critiques restent à mi-chemin et surtout, occultent trois points essentiels.

Sa première critique vise le principe « un euro cotisé donne droit à un euro de retraite ». Le problème, c’est que ce principe n’a jamais été avancé par le gouvernement qui défend le fait qu’« un euro cotisé donne les mêmes droits, quel que soit le moment où il a été versé, quel que soit le statut de celui qui a cotisé ». Ce qui n’est pas du tout la même chose…

Au-delà de cette erreur, la critique de l’économiste porte sur le fait qu’un tel principe « revient à sacraliser les inégalités salariales telles qu’elles existent dans la vie active et à les reproduire à l’identique pendant toute la période de retraite ». Certes, mais ce que ne dit pas Thomas Piketty, c’est que par rapport à un régime par annuités, le système par points, auquel il est favorable, aggrave considérablement cette situation.
Aujourd’hui, la retraite du régime général de la Sécurité sociale est calculée sur la base des 25 meilleures années de salaire, et celle des fonctionnaires sur celui des six derniers mois (le meilleur salaire). Avec un système par points, la pension sera calculée sur l’ensemble de la carrière et non sur les meilleures années, ce qui sera nettement moins favorable, et pénalisera encore plus les salariés les plus précaires, en particulier les femmes. Il ne suffira donc pas de réclamer, comme il le fait, l’augmentation des sommes consacrées aux mécanismes de solidarité pour résoudre ce problème.

Thomas Piketty critique le système par annuités car, nous dit-il, les futurs retraités « n’ont souvent aucune idée des droits à la retraite qu’ils ont accumulés ».Il semble ne pas voir que ce sera encore plus le cas dans un système par points. Dans un régime par annuités, la pension dépend de paramètres a priori connus : nombre d’annuités, taux de remplacement, âge de départ. Le montant de la pension peut donc être calculé à l’avance. Ce n’est pas le cas dans un régime par points où le montant de la pension dépendra de paramètres dont les valeurs évolueront au cours du temps (prix d’achat du point, valeur de service, c’est-à-dire valeur du point permettant de calculer le montant de la pension versée…). En langage technique, on passe d’un régime à prestations définies à un régime à cotisations définies.

Sa seconde critique porte sur le cadeau fait aux super-riches en matière de taux de cotisation, qui passerait à 2,8 % au-dessus du plafond de 120 000 euros de salaire annuel. On ne peut que lui donner raison sur ce point. Mais ce que ne dit pas Thomas Piketty, c’est que les personnes se trouvant dans cette situation sortiraient du système commun sur la partie supérieure à ce seuil et entreraient dans un régime par capitalisation. La porte est ainsi ouverte à un dépérissement progressif de la répartition en baissant simplement petit à petit le plafond retenu, ce qui amènerait un nombre croissant de personnes à recourir à la capitalisation et obérerait les ressources consacrées à la répartition.

Baisse programmée du niveau des pensions

Mais le plus étrange oubli de Thomas Piketty est de faire l’impasse sur le point central du projet gouvernemental, qui tient à une clause peu discutée et pourtant essentielle : il s’agit de figer les dépenses de retraites à leur niveau actuel (14 % du PIB). La part des retraités dans la population augmentant, c’est la baisse du niveau des pensions, déjà commencée avec les « réformes » précédentes, qui est ainsi programmée. La capitalisation deviendrait ainsi dans cette logique un complément indispensable… pour celles et ceux qui en auraient les moyens.

L’intérêt du gouvernement pour un système par points apparaît alors clairement. Il permet de faire baisser le niveau des pensions de façon quasi invisible en jouant simplement sur la valeur du point à l’achat et celle servie au moment du départ à la retraite. Un système par points fait disparaître l’enjeu politique majeur de la répartition de la richesse produite entre personnels actifs et retraités et, au-delà, celui du partage de la valeur ajoutée entre masse salariale (salaires directs et cotisations sociales) et profit, remplacé par un simple ajustement soi-disant technique qui peut être décidé à tout moment par le gouvernement. C’est cette question que le gouvernement ne veut pas discuter, et il est dommage que Thomas Piketty n’en dise mot.

Pierre Khalfa est économiste, membre d’Attac et de la Fondation Copernic, coauteur de « Retraites, l’alternative cachée », Editions Syllepse, 2013.