Scandale. Macron, le meilleur agent d’Uber

Depuis dix ans, le chef de l’État a patiemment déroulé le tapis rouge à la multinationale et son modèle antisocial, comme le révèle le Consortium international des journalistes.

Le 26 janvier 2016, à Paris, les chauffeurs de taxi manifestent contre la concurrence des plateformes. © T. Samson/AFP

Le 26 janvier 2016, à Paris, les chauffeurs de taxi manifestent contre la concurrence des plateformes. © T. Samson/AFP

En mars, à l’annonce du verdict les condamnant lourdement pour travail dissimulé, les représentants de Deliveroo sont restés bouche bée. Interloqués, les dirigeants de la plateforme de livraison ont alors lancé à la présidente du tribunal correctionnel de Paris qu’ils avaient pourtant l’oreille attentive du président et de sa ministre du Travail d’alors, Élisabeth Borne. Et à raison. C’est qu’avant d’embrasser la cause des plateformes du haut de l’Élysée, Emmanuel Macron défendait déjà Uber sous le quinquennat Hollande, avec la casquette de ministre de l’Économie. Les 124 000 documents remis au Consortium international des journalistes d’investigation sous le nom d’ « Uber Files », révélés dimanche soir, en apportent de nouveaux éléments.

Le futur président de la « start-up nation » avait tout pour s’entendre avec les promoteurs de ce nouveau modèle d’exploitation remettant au goût du jour le travail à la tâche grâce aux outils numériques. En 2008, la commission Attali « pour la libération de la croissance française », dont Emmanuel Macron était le rapporteur général adjoint, proposait déjà de casser le droit du travail pour « renvoyer l’essentiel des décisions sociales à la négociation », et de mettre fin aux professions réglementées, taxis en tête. Il s’agissait de « préparer la jeunesse à prendre des risques ».

Sur le front de la dérégulation

Une rencontre décisive a lieu le 1er octobre 2014. Emmanuel Macron, alors locataire de Bercy, reçoit le patron d’Uber, Travis Kalanick, ainsi que des dirigeants de la filiale française et des lobbyistes du groupe. Dans les documents publiés notamment par le Monde, il promet ce jour-là de veiller à ce que les inspecteurs de la DGCCRF ne soient pas « trop conservateurs ». La répression des fraudes se penchait alors sur le cas d’UberPop, cette application qui permettait à tout un chacun de s’improviser chauffeur avec son propre véhicule, sans les obligations des taxis. Un outil numérique jugé depuis illégal, tant en France qu’en Europe.

Autre exemple : en 2015, le préfet des Bouches-du-Rhône publie un décret interdisant de facto aux chauffeurs Uber de travailler à Marseille. Le lobbyiste en chef de la multinationale américaine envoie un SMS paniqué au ministre de l’Économie, qui lui répond qu’il va « regarder cela personnellement ». Trois jours plus tard, le décret est assoupli.

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Le 15 mai 2019, le président français recevait Dara Khosrowshahi, PDG de l’entreprise états-unienne, à l’Élysée. © Stéphane Lemouton/Pool/REA

Ce compagnonnage n’est pas qu’affaire de coup de pouce. À Bercy puis à l’Élysée, Emmanuel Macron s’est montré zélé à arbitrer en faveur des ubérisateurs. D’abord en avançant sur le front de la dérégulation. En 2014, la loi Thévenoud est en cours de rédaction. Elle doit encadrer l’activité VTC et calmer ainsi la colère des taxis. Comme le montrent les « Uber Files », le ministre de l’Économie n’hésite pas à court-circuiter ses collègues – celui des Transports en tête – pour tenter d’alléger les restrictions. À cette époque, les 250 heures de formation pour devenir chauffeur passent à… 7 heures. Macron veut « faire en sorte que la France travaille pour Uber afin qu’Uber puisse travailler en et pour la France », écrit-il lui-même. Début 2016, le ministre a rempli sa part de l’accord : si UberPop n’a pas survécu à la justice, la plateforme peut désormais légalement exercer en France son activité de VTC.

Les problèmes réglementaires envolés, un autre écueil surgit : la justice. En regardant de plus près les conditions d’exercice des livreurs prétendument indépendants, les conseils prud’homaux menacent de requalifier les chauffeurs et livreurs, obligatoirement autoentrepreneurs, en salariés des plateformes. Ces dernières exercent en effet sur eux un pouvoir de contrôle, de sanction, de direction et de dépendance économique. Bref, elles agissent comme des employeurs.

Devenu président à la tête d’une majorité pléthorique, Emmanuel Macron peut légiférer plus facilement. En échange d’une charte de bonne conduite – qu’elles rédigeraient elles-mêmes –, dans laquelle figureraient une assurance privée (Uber a signé un accord avec Axa) et un semblant de dialogue social, les plateformes se verraient protégées de tout risque en justice. De quoi contenter Uber, qui espère l’élaboration d’un tiers statut pour ses livreurs, dérogatoire au Code du travail, qui ait les apparences de la protection et de l’indépendance, mais sans leurs avantages (comme la liberté de fixer ses prix), ni la Sécurité sociale.

Muriel Penicaud, alors ministre du Travail, inscrit en 2018 ce tiers statut dans sa loi « pour la liberté de choisir son avenir professionnel ». Premier échec : le Conseil constitutionnel retoque cette disposition qui n’a rien à faire avec ce projet de loi consacré à la formation professionnelle. Nouvelle tentative en 2019, cette fois dans la loi d’orientation des mobilités (loi LOM), portée cette fois par Élisabeth Borne, ministre des Transports. Deuxième échec devant les sages.

En 2020, l’exécutif passe en force

Profitant de l’état d’urgence sanitaire en 2020, l’exécutif passe en force. Transférée au Travail, Élisabeth Borne commande une ordonnance instaurant un pseudo-dialogue social via l’élection de représentants des coursiers et chauffeurs auprès des plateformes. Et qui de mieux que Bruno Mettling, ancien expert consultant auprès d’Uber, nommé depuis à la tête de l’autorité organisatrice de ces élections (Arpe), pour la rédiger ? Organisé au printemps, le scrutin se solde par un fiasco : plus de 98 % d’abstention chez les livreurs. Le nouveau quinquennat ne semble pas avoir distendu les liens du pouvoir avec Uber. Devenue première ministre, Élisabeth Borne a nommé Jean-Noël Barrot ministre délégué au Numérique. Soit le frère de la directrice de la communication d’Uber Europe.

Au niveau européen, le président n’a pas non plus ménagé sa peine. En décembre 2021, la Commission propose une directive cruciale, instaurant la présomption réfutable de salariat pour les travailleurs des plateformes de typer Uber. Le texte ne prône pas le salariat, mais propose qu’en cas de litige les employeurs aient la charge de la preuve : un grand pas en avant pour les 28 millions de travailleurs des plateformes en Europe. Mais en prenant, en janvier 2022, la présidence tournante de l’Union européenne, l’hôte de l’Élysée sort cette directive de l’agenda. C’est désormais un brouillon de rapport qui doit servir de base à des discussions parlementaires au sein de la commission de l’Emploi et des Affaires sociales, à des dates encore non définies. Ce n’est pas pour rien qu’Uber promeut « le modèle français » à l’échelle communautaire.


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