«Alors ces vacances ?

— Nécessaires… J’ai retrouvé le sommeil au bout de trois semaines. Et toi ?

— Très secouée aussi. C’est difficile de se retrouver là, à jouer le jeu comme si rien ne s’était passé.»

On s’est faufilé, telle une petite souris, dans le lycée Bourdelle de Montauban (Tarn-et-Garonne) vendredi, le jour de la prérentrée des enseignants. On voulait prendre le pouls, mesurer l’effet de la nouvelle stratégie du ministre qui multiplie les mots doux («Tournons la page»), deux mois après la grève inédite du bac. «Blanquer nous fait des courbettes, commence une prof de lettres, le sourcil froncé. Mais il se trompe complètement. Nous ne sommes pas des courtisans. Vraiment, il ne connaît pas les profs.»

L’annonce des 300 euros d’augmentation de salaire en 2020 a fini de lui mettre les nerfs en pelote. «C’est génial, maintenant nos amis vont croire qu’on gagne 300 euros de plus par mois. Alors que c’est par an ! Pfff…» Son collègue : «Il veut nous acheter, il essaie de noyer le poisson. Qu’il ne s’imagine rien, les morceaux ne se recollent pas.»

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Le lycée Bourdelle est le plus gros établissement de l’académie de Toulouse. Ici, 3 000 élèves sont scolarisés et préparent un bac général, technologique ou professionnel. La cour de récré, quand elle est vide, fait penser à une piste d’aéroport. A côté, la salle des profs (ils sont 300) paraît bien étriquée avec ses murs remplis de casiers. C’était ambiance sauna vendredi, à la pause déj. Ils étaient une bonne cinquantaine de profs réunis à l’appel des délégués syndicaux. Le soleil tapait à travers les vitres, et les profs cuisaient à l’intérieur, les nerfs à fleur de peau. Un peu groggy par la reprise, «désabusés» pour beaucoup et stressés de savoir comment l’année va tourner.

«On ne joue plus le jeu»

Les deux réformes du lycée, qui s’imbriquent dans celle de Parcoursup, se mettent concrètement en place à cette rentrée avec des changements en cascade : il n’y a plus vraiment de «classe», les élèves changent de groupe à chaque heure en fonction des matières et des spécialités choisies. «Il n’y a même pas de réunion d’information prévue pour les familles, c’est quand même fou», s’énerve Sylvain (1), prof de maths. Il attaque l’année écœuré de voir «toutes ces choses auxquelles personne « là-haut » ne semble avoir pensé». Un jeune collègue le coupe : «Le ministère a l’habitude qu’on gère, en bons fonctionnaires. Mais c’est fini, ça. D’ailleurs, la direction rame pour trouver des volontaires pour être professeur principal, on ne joue plus le jeu.»

Parmi les changements d’ampleur : le contrôle continu va remplacer un bon nombre d’épreuves finales pour le bac. A la place, les élèves auront des épreuves communes (les E3C) éparpillées dans l’année. Un professeur de philo, la colère contenue : «On va passer notre temps à les évaluer, quel temps restera-t-il pour enseigner ? Les élèves vont être sous pression sans arrêt. Surtout qu’avec Parcoursup, leur avenir pour dix ans est déterminé à partir des bulletins de notes de première et terminale. C’est révoltant.»

«Il déformait la réalité»

Adossé au mur, Manu, prof d’histoire et vingt ans de maison, a laissé un bon moment ses collègues dérouler leurs inquiétudes. Et puis, avec sa voix qui porte, il a formulé la question que tous ont en tête : «A-t-on les moyens de dévitaliser cette réforme, de mener une guérilla pour la vider de sa substance ? Si c’est non, la partie est pliée.» Il la joue subtil : «Je vous laisse répondre. Mais je veux juste que vous intégriez une chose, une bonne fois pour toutes : ces discussions interminables l’année dernière, ce sentiment de culpabilité de certains qui ne voulaient pas de modes d’action touchant aux notes des élèves… Stop. Le ministre, lui, ne s’est pas gêné ! Il a décidé en quelques heures de frelater les notes du bac, il a même demandé sans complexe aux proviseurs d’en inventer là où elles manquaient.» Son jeune collègue Baptiste rebondit aussi sec : «La seule action qui a interpellé le ministère, c’est la grève des notes. C’est malheureux, mais c’est comme ça. Du coup, si on pouvait s’épargner toutes les autres actions menées qui nous ont épuisés…» Et «coûté cher», rajoute Sylvain, en aparté. Calcul fait, il a perdu 1 000 euros de retenues de salaire pour des jours de grève parfois «totalement invisibles dans les médias. On ne recommencera pas ça. De toute façon, cela n’aurait aucun sens aujourd’hui de faire un jour de grève isolé pour dire : « Coucou, c’est nous. » Cette fois, c’est sûr : il faut être dans le dur d’entrée».

Le lycée Bourdelle était l’un des gros foyers de contestation l’année passée. Comme dans plusieurs autres établissements, l’équipe s’est mobilisée des mois durant, en tentant toutes sortes d’actions. Ils ont chanté («Acheter ses diplômes pour pouvoir travailler, c’est l’but de la réforme, si on la laisse passer»), distribué des 20 sur 20 pour faire capoter Parcoursup, manifesté leur colère devant le rectorat et même goûté au gaz lacrymo fin mai à Toulouse. Le jour du bac de philo, plus de 40 % des profs du lycée étaient en grève, refusant de surveiller les épreuves. «Quand, à la télé, on a entendu le ministre parler d’un tout petit pourcentage de grévistes rapporté à l’ensemble du personnel de l’Education nationale, on était dingues. Il déformait la réalité.»

La moutarde piquait déjà bien les narines. Et puis tout a basculé, «de façon assez inattendue et improvisée». Nicolas (1), prof de philosophie, se souvient parfaitement du moment. C’était à Toulouse, le 18 juin. Particularité de leur discipline, en philo, les profs ont pour coutume de tous se réunir par académie une fois les sujets du bac connus pour se mettre d’accord sur la façon de noter. «Vu le contexte, on décide cette année de faire une AG en marge de la réunion. Et là, notre inspecteur refuse, et menace d’appeler les CRS. C’était totalement disproportionné ! Interdire à des profs de philo de débattre ? Grave erreur.»

De rage, les enseignants votent à la quasi-unanimité la grève des notes. Sans concertation, les profs de philo de l’académie de Créteil font pareil. Le mot circule. Les collègues de l’académie de Lyon embrayent. Puis les profs de SES, de maths ou encore de langues, très actifs à Montauban. Marie, déléguée CGT et prof de lettres et d’histoire en bac pro au lycée Bourdelle, raconte ce moment de «trouille» : «Les collègues de philo sont rentrés de Toulouse ultra-décidés. Leur question, c’était juste : « Vous suivez ou pas ? » La grève des notes, c’était du jamais-vu ! Il fallait aussi réfléchir à comment protéger les collègues. Syndicalement, c’est notre rôle.»

«Sentiment amer»

Chaque enseignant est renvoyé à ses propres questionnements. Un choix très personnel, car il touche au cœur du métier, à ses ressorts. Blandine, professeur d’anglais, a encore du mal à en parler. Elle l’a «fait» mais «garde ce sentiment amer d’un bac injuste. Quand je suis revenue rentrer mes notes le lundi, il est apparu des écarts de 6 points pour certains élèves».

Elle refait le match. «Si le ministre avait reçu une délégation d’enseignants, quitte derrière à nous entuber, on se serait couchés.» Sa collègue Marie poursuit : «Mais en nous tenant tête, en inventant des notes, Blanquer a touché au principe d’égalité de traitement entre candidats. Pour nous, l’égalité, c’est le cœur du métier, la devise sur le fronton des écoles. Aujourd’hui, Jean-Michel Blanquer pense possible de tourner la page ? La blague.»

(1) Le prénom a été changé.