Le gouffre béant de l’ignorance. Chronique 6 de Marcel Duvel

En toute action, la pire des choses est sans doute l’ignorance.

Quel que soit l’objectif, quelle que soit l’ambition, l’ignorance est impardonnable. Chacun peut se tromper, nous faisons tous des erreurs mais nous apprenons à « rater mieux » selon l’expression de Samuel Beckett. Comment y parvenir ? Par la curiosité, l’apprentissage, l’écoute, l’observation, le recul critique, en bref tout ce qui va faire baisser notre niveau d’ignorance, tout ce qui va nous permettre de cultiver nos pensées et nos gestes.

Depuis la nuit des temps, le pouvoir tient lieu de culture à celles et ceux qui le détiennent. Ils revendiqueraient presque leur ignorance, bannière revancharde face à une culture qui les écrase et qu’il n’ont jamais eu le courage d’atteindre. Et peu importe après tout, tant que la machine fonctionne, que chacun vit à peu près comme il le souhaite.

Mais dès que le moteur se grippe, que la société ne relie plus les gens et que les inégalités s’accentuent, l’ignorance de ceux qui nous gouvernent devient tellement évidente qu’il ne nous reste que deux alternatives : nous soumettre et nous abaisser à leur niveau ou résister et refuser de tomber dans l’abîme ouvert par leur ignorance.

Aujourd’hui, comme au début du vingtième siècle, comme dans les années 1930, comme tant de fois auparavant, il faut opposer l’intelligence collective à la bêtise individuelle. Il faut constituer des communautés humaines et concertées face à la corruption et l’aveuglement de ceux qui dirigent la politique et l’économie de nos pays.

La tâche est rude.

Contre la vérité, la liberté et la prospérité de tous, ils n’ont pas hésité à faire assassiner Jaurès. Aujourd’hui, ceux qui s’opposent sont des complotistes, ceux qui demandent des comptes sont des traitres, ceux qui refusent un ordre inique sont des délinquants. Mais il est plus que jamais possible de protéger son argent sale au Luxembourg et de détruire notre planète pour le profit éphémère de quelques-uns.

Aujourd’hui, un gouvernement d’ignares n’hésite pas à humilier et calomnier Ali Rabeh parce qu’il refuse un face à face mortifère entre deux fascismes, celui des fanatiques religieux et celui des fanatiques du libéralisme. Hier Jean-Marie Le Pen n’hésitait pas à humilier Kofi Yamgnane, ministre de la République française, au prétexte qu’il a aussi la nationalité togolaise. Ici, Romain Lopez, maire de Moissac, rabaisse la politique locale à la surveillance des poubelles pour cacher le vide de son action municipale. Tous les fascismes poursuivent le même but : maintenir les ignorants au pouvoir pour les protéger de l’intelligence de celles et ceux qui se cultivent en questionnant leurs doutes.

Le 24 janvier 1908, Jean Jaurès à la chambre des députés tenait ce discours à propos de la colonisation du Maroc : « Vous savez bien que ce monde musulman, meurtri, tyrannisé tantôt par le despotisme de ses maîtres, tantôt par la force de l’Européen envahisseur, se recueille et prend conscience de son unité et de sa dignité. Deux mouvements, deux tendances inverses se le disputent : il y a les fanatiques qui veulent en finir par la haine, le fer et le feu, avec la civilisation européenne et chrétienne, et il y a les hommes modernes, les hommes nouveaux (…), il y a toute une élite qui dit : L’Islam ne se sauvera qu’en se renouvelant, qu’en interprétant son vieux livre religieux selon un esprit nouveau de liberté, de fraternité, de paix (…). Et c’est à l’heure où ce mouvement se dessine, que vous fournissez aux fanatiques de l’Islam le prétexte, l’occasion de dire : Comment se réconcilier avec cette Europe brutale ? Voilà la France, la France de justice et de liberté, qui n’a contre le Maroc d’autre geste que les obus, les canons, les fusils! Vous faites, messieurs, contre la France, une politique détestable ».

Aujourd’hui nous traversons une crise multiforme dont les victimes sont toujours les mêmes. D’autres, toujours les mêmes eux aussi, s’agrippent tant bien que mal à leur pouvoir dérisoire. Devant nous s’ouvre le gouffre béant de leur ignorance.

Marcel Duvel