L’historien Claude Lelièvre rend hommage à Georges Snyders, libéré d’Auschwitz il y a 80 ans : un homme d’espoir malgré tout, un exemple prônant la « joie à l’école » et la « joie par l’école ». Un vrai défi, « au point qu’il peut être pris pour une provocation » glisse Claude Lelièvre avant de nous livrer son témoignage de survivant et son plaidoyer pour la joie : « Le domaine de l’école, c’est avant tout la culture – et la joie que la culture peut apporter », déclarait Georges Snyders.
Le 30 avril 2011, le parti communiste français lui avait fait l’amitié de marquer son 94ème anniversaire au siège du PCF, place du colonel Fabien et Gorges Snyders avait eu la délicatesse de m’envoyer son exposé (j’ai soutenu mes deux thèses sous sa direction ; et je suis le seul de ses doctorants – par ailleurs nombreux – qui est dans ce cas). En hommage, je retranscris ici quelques passages de cette intervention ultime.
« J’étais de gauche, je suis devenu communiste après mes épreuves d’Auschwitz. [Georges Snyders a été libéré d’Auschwitz par l’Armée rouge le 27 janvier 1945]. L’expérience du dénuement ; véritablement une mise à nu : on m’a ôté mes vêtements, on m’a enlevé mon nom, remplacé par un numéro matricule tatoué sur l’avant-bras ; on a arraché tout ce qui était cheveux ou poils à tous les endroits de moi-même, y compris les plus secrets. Mon corps n’était plus moi. Résister, pour la très faible part qui dépendait de nous, ne pas pactiser avec la mort ; ne pas se laisser tomber, garder tout ce que l’on pouvait de dignité dans la façon de se tenir, de manger, de se maintenir propre : toutes choses qui deviennent terriblement difficiles dans un camp d’extermination. En un mot, témoigner qu’on n’était pas les sous-hommes que les nazis déclaraient juste bons à être brûlés, mais des hommes véritables.
Après Auschwitz, mon problème a été de reconstruire une joie – qui ne pouvait être qu’une joie nouvelle – et aider les autres à y parvenir. Si je n’y réussissais pas, le camp aurait été une parenthèse simple et atroce dans ma vie, et non pas une épreuve qui pouvait devenir créatrice.
Tout enseignant sait qu’une tâche essentielle de l’école est de préparer les élèves à leur avenir, les former pour l’avenir […]. Mais il sait aussi que l’école est le lieu où les jeunes passent « les plus belles années » de leur vie […]. L’enseignant progressiste affirme que l’école ne parvient à la légitimité que si le jeune la ressent comme un espace-temps de joie présente – et non pas comme indéfiniment retardée, encore moins comme un monde d’ennui, étranger à ses préoccupations propres. A chaque étape de la jeunesse, apporter aux élèves ce dont ils ont besoin à ce moment, pour se sentir plus heureux. Le domaine de l’école, c’est avant tout la culture – et la joie que la culture peut apporter. Le summum de la joie culturelle est atteint dans ce que je ne crains pas d’appeler l’amour des chefs-d’œuvre [« les chefs-d’œuvre techniques » ; « les chefs-d’œuvre scientifiques » ; « les chefs-d’œuvre historiques et géographiques » ; « les chefs-d’œuvre littéraires », « les chefs-d’œuvre musicaux »].
L’enseignant progressiste a conscience du risque d’élitisme dans une telle démarche : nous savons bien que l’accès aux chefs-d’œuvre est plutôt le lot des élèves « forts » et nous savons aussi que ceux-ci, dans leur ensemble, proviennent souvent des classes favorisées. Mais, dans l’effort si complexe pour lutter contre l’échec, je suis persuadé qu’un des moteurs le plus puissant pour que les « faibles », les découragés, se lancent dans ces efforts qu’on ne cesse de leur réclamer, ce serait qu’ils constatent qu’un certain nombre de leurs camarades profite de joies spécifiques aux chefs-d’œuvre et j’espère qu’ils voudront en avoir leur part ».
Claude Lelièvre