Sécurité. « La justice ne se résume pas à mettre des gens en prison »

Manifestation du 11 mars 2020, à Paris. Benoit Tessier/Reuters

Manifestation du 11 mars 2020, à Paris. Benoit Tessier/Reuters

Confrontés à un manque de considération, magistrats, avocats et personnels administratifs répondent aux attaques politiques et dénoncent leurs conditions de travail.

Dans un recoin de la salle des pas perdus du tribunal judiciaire de Paris, une poignée de juges et avocats en robe s’attardent autour d’une petite table. Le long du mur, quelques drapeaux syndicaux posés sans être déployés et des feuilles A4 scotchées. En noir et blanc, on y distingue des dessins de masques de super-héros et une inscription : « Nous ne sommes pas des justiciers, nous sommes un pilier de la démocratie. » Ce 29 juin, les discrets rassemblements de ce type, partout en France, incarnaient la journée de mobilisation des personnels de justice, à l’initiative des syndicats de magistrats, avocats, greffiers et personnels administratifs, ainsi que de la Conférence des bâtonniers et du conseil national des barreaux. Une journée « Justice portes ouvertes » pour échanger avec les visiteurs sur le fonctionnement de l’institution et donner à voir ses dysfonctionnements, attribués à un manque chronique de moyens. Tour à tour accusée d’être trop ou pas assez sévère, la justice entend rétorquer aux attaques des politiques de tous bords, comme celles de Nicolas Sarkozy et ses partisans, empêtrés dans l’affaire des comptes de campagne. Elle veut aussi réagir aux polémiques successives entretenues par le gouvernement lui-même autour de décisions de justice.

Aux abords du rassemblement, pas de caméras de chaînes de télévision, d’habitude promptes à restituer la parole des syndicats de police. Un mois plus tôt, la manifestation des organisations policières donnait lieu à une couverture médiatique hors du commun pendant vingt-quatre heures. Les porte-parole des syndicats policiers avaient alors désigné la justice comme « le problème de la police ».

Il est question de ce « laxisme », autour de la table du tribunal de Paris, ce 29 juin. Robes noires et badges syndicaux d’un côté, quelques rares curieux en tenue civile de l’autre, l’objectif de l’événement étant de répondre aux critiques de la justice par la pédagogie. « Dans le cas d’un type accusé de se frotter à une femme dans le métro, on n’a pas toujours toutes les preuves pour montrer qu’ils n’étaient pas juste serrés dans la rame », explique la juge de la liberté et de la détention Nathalie Rubio à une jeune étudiante en droit, en faisant le lien avec la surcharge des dossiers à traiter, qui pourrait compromettre la bonne tenue d’une enquête. Pour les professionnels mobilisés, les torts souvent reprochés à la justice ont deux principales explications : manque d’informations auprès du grand public et trop peu de moyens injectés dans leur service public. Ces manquements n’influent pas seulement sur les conditions de travail des fonctionnaires et des avocats. « Ce sont les justiciables qui en font les frais », regrette Élodie Lefebvre, membre du Syndicat des avocats de France et du conseil de l’Ordre. Elle dénonce les retards dans la réception des dossiers qui empêchent ses confrères d’étudier et de défendre la situation de leurs clients. Du côté des juges, ne pas disposer de tous les éléments peut mener à prendre des décisions biaisées. « Prononcer un divorce ou fixer une pension alimentaire quand on n’a pas toutes les pièces, ça se répercute sur la vie des enfants », prend-elle en exemple.

L’obligation pour la justice de traiter les dossiers à la chaîne s’illustre dans les comparutions immédiates, procédure rapide qui fait le quotidien des tribunaux correctionnels, où sont jugées les affaires considérées comme les moins graves. Dans ces cas où les interpellés sont jugés immédiatement après leur garde à vue, la conséquence directe du débordement de la justice se matérialise par de nombreuses incarcérations. « Ce temps est tellement court qu’on ne peut pas préparer de défense de qualité, dénonce l’avocat David Van Der Vlist. Les prévenus ont peur d’aller en détention provisoire, donc ils acceptent d’être jugés sur le moment. Mais les condamnations en comparutions immédiates sont plus lourdes que dans le reste du tribunal correctionnel. » En comparution immédiate, les procès ne mettent pas plus d’une demi-heure ou une heure, selon les cas, à décider de la culpabilité d’une personne et à la condamner.

Les décisions prennent de tels retards qu’elles perdent de leur sens

Parmi les robes noires mobilisées, Cyril Papon détonne par son gilet jaune CGT et sa longue barbe en désordre. Secrétaire général de la CGT chancelleries et services judiciaires, il représente les surnommées « petites mains » des tribunaux. Dans leurs services aussi, les fonctionnaires se retrouvent surchargés, confrontés au manque de personnel. « Pour la droite, la justice se résume à mettre des gens en prison mais d’autres peines ne peuvent même pas être effectuées, faute de moyens », pointe le greffier. Au palais de justice de Bobigny (Seine-Saint-Denis) où il travaille, les murs décrépis et les toilettes hors service tranchent avec le décorum du nouveau tribunal de Paris. Ici, pas de salle d’audience au design moderne conçue par un architecte renommé, mais une entrée de parking cassée, des imprimantes hors d’usage et des téléphones fixes obsolètes. Une juge, également vice-présidente du tribunal, ouvre la porte de son bureau. « Les dossiers ne sont pas tous là, je travaille le plus possible de chez moi. Soirées, week-ends et jours fériés compris », soupire-t-elle. Pour elle comme pour ses collègues, la charge de travail est massive et les décisions prennent de tels retards qu’elles perdent de leur sens. « Dans des dossiers de succession, ça arrive que les héritiers eux-mêmes décèdent au cours de la procédure. D’un dossier avec six personnes, on se retrouve avec quinze et cela ajoute encore de la complexité. Là, je viens de clôturer des dossiers de 2015. Leurs plaidoiries sont fixées en octobre. Vous imaginez pour les gens ? C’est horrible », déplore la magistrate, « lessivée ».

« L’activité judiciaire est en constante augmentation »

De sa carrière, elle a beau chercher, elle ne retient aucun souvenir d’un garde des Sceaux ayant semblé entendre la souffrance de sa profession. « Ce qu’il faut, c’est injecter de l’humain. Mais on nous propose des logiciels et des agents administratifs en contrats courts pour rattraper le retard. Pendant ce temps, les contentieux se multiplient. L’activité judiciaire est en constante augmentation. » Dans la juridiction de Bobigny, où la solidarité entre fonctionnaires est connue, il n’est pas rare que ces derniers acceptent des tâches supplémentaires : de longues heures de rédaction, des audiences prises en remplacement d’un collègue absent, du travail pendant les arrêts maladie pour éviter de prendre trop de retard. « La justice est une mission régalienne de l’État. C’est incroyable que les moyens ne suivent pas ! » tempête une greffière, « heureuse de travailler ici » malgré tout. Dépourvue de ses ressources humaines et matérielles, l’institution judiciaire semble ne tenir que par la bonne volonté de fonctionnaires épuisés. À cet état de fait quasi permanent s’ajoute le mépris des responsables politiques, qui pointent du doigt le travail des fonctionnaires pour créer des polémiques sécuritaires et feindre de répondre aux problèmes par des textes successifs : réforme de la justice en 2019, celle des mineurs cet hiver, loi de confiance pour la justice aujourd’hui. Cet été, un nouveau texte fourre-tout pourrait reprendre les mesures de la loi de sécurité globale censurée par le Conseil constitutionnel et y ajouter une réforme sur la responsabilité pénale des auteurs d’infractions atteints de troubles psychiques, en réaction à l’affaire Sarah Halimi. « On légifère sous le coup de l’émotion, en créant des lois qui répondent à des enjeux de communication mais pas du tout à des diagnostics », déplore Katia Dubreuil, présidente du Syndicat de la magistrature. Malgré l’actualité dense qui touche en continu l’institution, les magistrats et les fonctionnaires peinent à unir leurs forces pour se faire entendre. « Ils consacrent tout leur temps aux dossiers pour répondre aux besoins des justiciables, acquiesce la syndicaliste. L’acmé de la protestation chez les magistrats reste le rassemblement devant le tribunal entre midi et deux, pour ne pas perdre trop de temps. »


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