Contrairement aux idées reçues, les milieux ruraux sont aujourd’hui principalement composés d’ouvriers et d’employés. Plus précarisées que dans les espaces urbains, les classes populaires rurales n’en sont pas pour autant condamnées au vote Front national. Au contraire, elles développent souvent des formes de solidarité décisives pour construire des luttes sociales victorieuses.

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L’Institut national de la recherche agronomique (INRA) a publié en 2016 l’ouvrage Campagnes contemporaines – Enjeux économiques et sociaux des espaces ruraux français, qui dresse un état des lieux des évolutions économiques et sociales de ces espaces, jusque-là peu étudiés.

Dans cet ouvrage, Julian Mischi, Nicolas Renahy et Abdoul Diallo s’intéressent plus particulièrement aux classes populaires en milieu rural. Alors que depuis la seconde moitié du XXe siècle une partie des paysans occupaient, en plus de leur activité, des postes d’ouvriers, d’artisans ou d’employés (surtout chez les femmes), la campagne était perçue comme essentiellement agricole. De nos jours, les agriculteurs exploitants représentent à peine plus de 5 % des actifs dans les espaces ruraux et bien qu’ils continuent à les structurer, ces espaces sont composés majoritairement d’ouvriers et d’employés à mesure que l’on s’éloigne des grands pôles urbains.

Une certaine prolétarisation
Le groupe des ouvriers est loin d’avoir disparu en France : en 2009, ils représentent près de 23 % des actifs et forment avec les employés un peu plus de la moitié de l’ensemble des actifs. Occupant des postes d’exécution souvent instables et en voie de précarisation, les ouvriers et les employés sont deux fois plus touchés par le chômage que les cadres, ils souffrent davantage de maladies socioprofessionnelles, etc. ; leur répartition reste inégale sur le territoire. Les campagnes ne sont certes pas des espaces homogènes, mais leur composition sociale depuis les années 2000 reflète une certaine prolétarisation, du fait notamment de l’augmentation du prix du foncier dans les grandes villes, de la volonté pour ces classes populaires d’accéder à la propriété mais aussi de l’évolution du marché de l’emploi.

On assiste ainsi à une concentration des métiers de la recherche, l’information, l’ingénierie ou encore du conseil dans les métropoles, tandis que se développent des métiers liés à la logistique (ouvriers dépendant du secteur des services), à la maroquinerie ou d’aides à la personne dans les campagnes. Si les grandes poches de pauvreté restent urbaines et périurbaines, le niveau de vie médian est plus faible dans les espaces ruraux. Les aides à domicile sont un parfait exemple de l’évolution et de la précarisation de l’emploi. Seulement 30 000 dans les années 1970, elles sont, en 2011, 535 000. Elles travaillent pour 67 % d’entre elles à temps partiel (contre 30 % pour l’ensemble des femmes) et gagnent 839 euros nets par mois (contre 1 100 euros en moyenne pour les ouvriers et les employés non qualifiés). Dans ce secteur faiblement syndiqué, il n’est pas rare qu’après un licenciement ou la fermeture d’une petite usine locale les ouvrières se reconvertissent comme aides à domicile dans les espaces ruraux. C’est d’ailleurs dans ces espaces que les classes populaires sont majoritaires (en moyenne 31,7 % d’ouvriers et 28,6 % d’employés, soit un total de 60,3 % des actifs) à l’inverse des cadres et professions intellectuels (7,2 % contre 15,3 % en France métropolitaine). Ces cadres vivent particulièrement en ville. Ils atteignent même presque un tiers des actifs dans la région parisienne et sont encore plus nombreux dans l’ouest parisien. Cette ségrégation urbaine est par ailleurs beaucoup moins questionnée que ne l’est celle des quartiers populaires.

« Si les grandes poches de pauvreté restent urbaines et périurbaines, le niveau de vie médian est plus faible dans les espaces ruraux. »

Les inégalités spatiales observées sont d’autant plus fortes que des polarisations se créent dans le travail. Si le nombre d’ouvriers agricoles reste encore aujourd’hui important (on en dénombre 270 000), c’est parce que la taille des exploitations a augmenté et nécessite donc une externalisation de la main-d’œuvre hors du cercle familial.

Aussi les ouvriers et les employés des métropoles ne sont pas exactement les mêmes que ceux et celles des campagnes. Moins qualifiés, travaillant dans des unités de production plus petites pour l’industrie, ils sont aussi un peu plus féminins, surtout dans les petites villes. Si 81,5 % des ouvriers sont des hommes, tandis que 76,6 % des employés sont des femmes, on trouve plus de femmes ouvrières (et de femmes employées) dans les bourgs ruraux, qui restent les espaces les plus populaires des campagnes. Ces derniers comportent généralement des cités HLM et les classes populaires y sont davantage locataires. La fermeture des services qui faisaient l’attractivité de ces petites villes affecte directement le dynamisme démographique au profit des espaces plus reculés, notamment dans un but d’accès à la propriété

Le concept de « capital d’autochtonie »
Contrairement aux idées reçues, les travaux de Florence Weber ou encore de Julian Mischi ont montré que devenir propriétaire ne remet pas en cause les formes de solidarité qui pouvaient exister précédemment. Les réseaux d’entraide sont réinvestis lors de la construction de maisons, de divers travaux ou pour le jardin. Avec les associations locales comme le club de football (qui a par ailleurs peu de pendants féminins), les foyers ruraux, les associations de chasse ou les fêtes de village, ce sont des sociabilités populaires qui se créent.

La lutte de Molex, commencée en 2008, dans une petite ville de Haute-Garonne a pu être victorieuse du fait des différents outils juridiques mobilisés à l’époque, mais aussi grâce à l’investissement des militants sur une scène locale restreinte et par le développement d’un réseau d’interconnaissance. Les politiques d’austérité mises en place par les gouvernements successifs viennent remettre en cause ce « capital d’autochtonie » progressivement constitué. Forgé par Jean Retière, le concept de capital d’autochtonie définit un ensemble de ressources liées à des réseaux localisés. Or, dans un contexte de baisse de subventions aux associations, de fusion des communes et de création de macrostructures institutionnelles (intercommunalités, métropoles…), on assiste à une dévalorisation des savoir-faire et des pratiques populaires, ainsi qu’à une remise en cause du sens du « dévouement » pour une logique plus professionnalisante (autrement dit, pour faire fonctionner une association, il ne suffit plus d’avoir un réseau local à l’échelle de son village).

« La fermeture des services qui faisait l’attractivité des petites villes affecte directement le dynamisme démographique au profit des espaces plus reculés, notamment dans un but d’accès à la propriété. »

Un certain mépris de classe

Les mutations des mondes ruraux ne sont pas détachées de ce qui se passe dans la société. Les visions folkloriques ou archaïques qui en sont données reflètent surtout un certain mépris de classe qui assimile les habitants des espaces ruraux aux gardiens de traditions perdues ou au conservatisme (via leur vote Front national, mettant à mal la démocratie). Elles supposent une dangerosité naturelle des classes populaires comme celle des classes laborieuses du XIXe siècle.

Poser la question en ces termes amène à déresponsabiliser les élites, à ne pas prendre en compte les évolutions socio-économiques des territoires et à invisibiliser les formes de solidarité existantes. De plus, s’intéresser à la composition des classes populaires, c’est voir qu’une partie d’entre elles ne sont actuellement représentées par personne, signe d’une véritable misère démocratique.

Maëva Durand est doctorante en sociologie à l’INRA.

Cause commune n° 5 – mai/juin 2018