Le vote a-t-il mis en évidence une fracture générationnelle ? 1/2

Lors de l’élection présidentielle, les jeunes se sont davantage abstenus ou ont préféré Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen. Les plus âgés se sont plutôt tournés vers Emmanuel Macron.

Au-delà des écarts entre les générations, c’est la faille de la défiance démocratique que mettent en lumière les résultats des deux tours.

Agathe Cagé Docteure en science politique

Chaque génération a-t-elle désormais son camp politique ? C’est en tout cas le paysage que paraissent dessiner les résultats de la présidentielle 2022 : au premier tour (selon l’enquête Ipsos-Sopra Steria), les 18-24 et les 24-35 ans ont placé Jean-Luc Mélenchon en tête (31 et 34 %) ; les 35-49 et les 50-59 ans, Marine Le Pen (28 et 30 %) ; enfin, la confiance des 60-69 ans et des plus de 70 ans (30 et 41 %) s’est d’abord portée sur Emmanuel Macron. Au-delà de l’apparent paradoxe de voir le plus jeune des candidats plébiscité par les plus âgés des électeurs et le plus âgé par les plus jeunes, les trois grandes classes d’âge se sont prononcées en faveur d’un bloc politique différent. Ces résultats s’inscrivent dans la lignée du premier tour de 2017, où déjà Jean-Luc Mélenchon virait en tête chez les 18-24 ans et Marine Le Pen, chez les 35-59 ans.

Des clivages générationnels se dessinent parallèlement quant au rapport à la politique. Les moins de 35 ans sont les premiers à s’abstenir (à plus de 40 %). Leur éloignement des urnes ne traduit certes pas tant un désintérêt pour la chose publique qu’une pratique alternative de la citoyenneté (marches pour le climat, engagements locaux, vote intermittent, etc.). Il illustre également, pour reprendre les mots de Laurent Lardeux, « le décalage entre les attentes d’une jeunesse très exigeante politiquement et les propositions politiques qui (lui) sont faites ». Le rapport critique des plus jeunes au devoir citoyen n’en fragilise pas moins la démocratie représentative. D’autant plus que des fractures économiques et territoriales traversent cette classe d’âge comme les autres et que les jeunes les plus précaires restent éloignés de toutes les formes d’action politique. Toutefois, c’est davantage l’étendue de la défiance envers les institutions et les responsables politiques qu’une fracture générationnelle que les résultats des deux tours de l’élection mettent en lumière. Cette défiance n’est pas un phénomène générationnel : même si le taux de participation aux élections augmente avec l’âge, le mouvement le plus marquant des dernières années est l’explosion des niveaux d’abstention, quel que soit le scrutin. Ainsi que le souligne Anne Muxel, les jeunes s’inscrivent « dans (la) logique de défiance et d’éloignement vis-à-vis de la classe politique ressentie par la population dans son ensemble ». Au second tour de la présidentielle, les 8,66 % de votes blancs et nuls sont une illustration frappante de la crise française de la représentation : plus de 3 millions d’électeurs se sont déplacés aux urnes pour ne s’exprimer en faveur d’aucun des deux finalistes.

J’écrivais en 2021, dans Respect ! (édition les Équateurs), qu’il y avait urgence à adopter une nouvelle éthique de l’engagement politique et de l’action publique. Urgence à apporter des réponses concrètes au malaise démocratique et à reconquérir la confiance citoyenne. C’est plus que jamais d’actualité. Ignorer la réalité de la défiance présente, c’est mettre en danger les fondements mêmes de notre démocratie.

Cette rupture ne dit rien en elle-même, elle sert de boîte à outils pour comprendre une élection complexe en conduisant à raisonner parfois en termes simplistes.

Luc Rouban Directeur de recherche CNRS, Cevipof Sciences-Po

L’élection présidentielle a souvent été présentée par les commentateurs comme marquée par la fracture générationnelle. Il est vrai que l’abstention au premier tour a touché en priorité les tranches d’âge les plus jeunes (42 % chez les 18-24 ans, contre 23 % chez les 70 ans et plus) et que les premiers ont voté avant tout pour Jean-Luc Mélenchon (à 38 %), alors que les seconds choisissaient surtout Emmanuel Macron (à 41 %). La fracture générationnelle a servi de boîte à outils pour comprendre une élection complexe en conduisant à raisonner parfois en termes simplistes et binaires : les jeunes désargentés préoccupés de l’avenir et de l’écologie, contre les vieux fortunés préoccupés de leur patrimoine. En bref, les jeunes seraient de gauche et les vieux de droite.

Le problème est de savoir ce qu’est un jeune. Si l’on s’appuie sur l’enquête électorale Cevipof-Fondation Jean-Jaurès- le Monde-Ipsos réalisée auprès de 12 600 enquêtés, on voit que les 18-24 ans ont mis en tête Jean-Luc Mélenchon au premier tour (38 %), suivi par Marine Le Pen (21 %), alors que ces proportions s’équilibrent pour les 25-34 ans (31 % et 26 %). Peut-on dire que ces deux tranches d’âge constituent des générations différentes ayant connu des contextes sociopolitiques contrastés ? La différence réside ailleurs, notamment dans le rapport au monde du travail. La moitié des 18-24 ans sont des inactifs, étudiants ou en formation, qui ont voté le plus pour Mélenchon (43 %) alors que ceux qui travaillent dans les catégories populaires ont voté pour lui à 31 % (mais 38 % pour Le Pen). Par ailleurs, peut-on dire que les jeunes seraient par définition de gauche ? Révoltés, sans doute ; de gauche, c’est beaucoup moins clair. Sur l’échelle droite-gauche traditionnelle en 10 points, les 18-24 ans se situent à gauche à 27 %, contre 21 % des 60-69 ans, cette proportion ne descendant que pour les plus de 70 ans (14 %), et ils se situent à droite à 24 % contre 34 % des 60-69 ans et 43 % des 70 ans et plus. Il reste qu’ils sont 13 % à ne pas savoir comment se situer politiquement. L’appartenance aux générations plus anciennes conduit à s’affirmer de droite, ce qui ne veut pas dire que les seniors ont massivement voté pour la droite. Ils ont surtout voté pour Emmanuel Macron, qui est devenu le candidat de droite par défaut. Si l’on fait le total des voix obtenues en suffrages exprimés au premier tour, on voit que les moins de 35 ans ont voté à gauche à 43 %, pour Emmanuel Macron à 20 % et pour la droite en général à 37 %. Les plus de 60 ans, certes, ont bien moins voté à gauche (23 %), mais ils ont surtout bien plus voté pour Emmanuel Macron (37 %) et juste un peu plus à droite (40 %).

La distorsion générationnelle ne dit rien en elle-même. Une analyse de régression menée sur les déterminants du second tour montre que le diplôme explique autant que la tranche d’âge le choix entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen.

Sociologie des électorats et profil des abstentionistes

La démocratie représentative est-elle en crise ? de Luc Rouban, la Documentation française, 2018.

 


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