Anna Colin Lebedev : « Il n’y a aucun déterminisme à la guerre en ukraine »

Dans « Jamais frères ? », la spécialiste du monde postsoviétique Anna Colin Lebedev revient sur l’évolution parallèle des sociétés russe et ukrainienne ces trente dernières années. Elle y décrypte l’instrumentalisation politique des liens entre ces deux pays par Vladimir Poutine. Entretien.

 

Jamais frères ? Ukraine et Russie, une tragédie postsoviétique, Seuil, 224 pages, 19 euros

Huit mois de conflit depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, des dizaines de milliers de morts qui ont fait voler en éclats les relations entre deux pays voisins et réputés proches. L’universitaire Anna Colin Lebedev revient sur une connaissance asymétrique de l’Ukraine et de la Russie. Pour mieux comprendre ce qui se joue sur le long terme, avec cette guerre, son ouvrage « Jamais frères ? Ukraine et Russie, une tragédie postsoviétique » éclaire d’un jour nouveau les racines et les enjeux du conflit.

Comment est né ce livre qui retrace l’histoire, décrit les liens et sociétés de l’Ukraine et de la Russie ?

Il répond à un besoin très simple : comprendre ce qu’il se joue dans la guerre. En France, nous avons une conception et une connaissance asymétriques des deux pays. Depuis longtemps, l’histoire de la Russie est plus répandue au travers de ses dimensions culturelles, linguistiques, économiques. L’Ukraine restait, quant à elle, connue par l’intermédiaire du regard russe et le récit qu’en faisait ce pays de manière consciente ou inconsciente. Devant cette déformation, je voulais rééquilibrer les connaissances et expliquer que la guerre ne puise pas ses origines dans les sociétés. En réalité, il n’y a aucun déterminisme à cette guerre. Il fallait décrypter les logiques sociales pour comprendre le discours du Kremlin : « Nous sommes un même peuple. » Cela permet aussi de mieux appréhender la raison pour laquelle les Ukrainiens en veulent au pouvoir russe qui les attaque mais aussi à la population russe. Cela nécessitait un retour en arrière sur les trente dernières années, sur l’histoire du XXe siècle et sur sa récupération actuelle.

Vous revenez en détail sur les notions d’un « même peuple », d’une « même histoire ». Pourquoi est-ce aussi important ?

Ces notions font partie des justifications utilisées par le président russe, Vladimir Poutine, à l’invasion déclenchée le 24 février. Le dirigeant a fait évoluer son discours, passant d’« un peuple frère » à « nous sommes un même peuple », qui nie encore davantage les différences. Si cette fraternité existait sur un plan personnel, relationnel, elle a suscité de plus en plus de méfiance dès lors qu’elle est devenue une arme politique. En exergue du livre, j’ai publié les propos de Vladimir Poutine et la réponse d’une poétesse ukrainienne, Anastasia Dmytruk, datant de 2014 : « Nous ne serons jamais frères, ni de même patrie ni de même mère. » Entre ces deux positions radicales, il fallait redonner un certain nombre d’éléments, sans émotion. On ne peut adhérer aux discours poutiniens mais on ne peut pas nier le socle commun entre les deux sociétés qui a perduré jusqu’au conflit.

Malgré l’histoire, la culture, ce passé commun, les deux sociétés ont emprunté des trajectoires différentes ces dernières années. Comment l’expliquer ?

Le XXe siècle ne s’est pas déroulé de la même manière pour les habitants de la Russie contemporaine et pour ceux de l’Ukraine actuelle. Des moments traumatiques ont été vécus de manière différente (grande famine, Seconde Guerre mondiale…). Ils ont été pensés de manière différente dans les deux sociétés. Les deux États s’appuient sur des fondements historiques devenus de plus en plus éloignés. La trajectoire empruntée ces trente dernières années a créé des sociétés singulières qui se méconnaissent mutuellement. Dans une partie de l’opinion russe, au sein du pouvoir et parmi les experts qui évoquent la similarité des deux pays, une Ukraine imaginaire prévaut. Pourtant, les différences sont fondamentales dans le développement politique, économique, linguistique et souvent très mal comprises. Un élément apparaît fondamental, c’est comment les citoyens russes et ukrainiens ont développé des relations totalement différentes dans leur rapport à l’État. Cela a débuté avec la chute de l’URSS, mais surtout avec le début de la guerre dans le Donbass, en 2014.

Depuis le début de l’invasion, une partie de la société russe reprend totalement le discours du pouvoir, jusqu’à nier les différences culturelles. Comment l’analysez-vous ?

C’est un des points d’interrogation que nous avons eus lorsque la Russie a attaqué l’Ukraine au mois de février. La plupart des chercheurs qui avaient une certaine connaissance de l’Ukraine se sont interrogés : comment le pouvoir n’a pas anticipé ce qu’il se produisait sur le terrain ? Tous ses éléments de consolidation de l’État, de potentiel de résistance de la population, de préparation étaient à la surface. La désinformation a certainement joué mais il y avait également une volonté de ne pas voir. Avec la mobilisation aujourd’hui, on peut aussi se demander ce que le pouvoir russe ne sait pas de sa propre société et ne veut pas voir. Cela démontre les points aveugles d’un pouvoir autoritaire sur ce qui l’entoure. Cette asymétrie dans la connaissance de l’autre s’explique par le mouvement des populations. De nombreux Ukrainiens se rendent en Russie pour le travail, les études ou le tourisme, alors que l’inverse n’est pas vrai. Une coupure qui facilite le récit officiel.

Que souhaitez-vous transmettre avec cet ouvrage ?

L’émotion que suscite cette guerre amène à un besoin de mieux comprendre ces deux pays et leurs peuples. J’ai souhaité donner des clefs de lecture pour que les gens cernent au mieux ces deux cultures mais aussi les convaincre de regarder l’intérieur des sociétés. C’est important pour comprendre comment cette guerre va évoluer. S’il y avait des différences notables avant 2013 et 2014, la rupture est devenue beaucoup plus profonde avec les premiers conflits au Donbass ou l’annexion de la Crimée. Nous sommes dans une guerre contre un pouvoir politique, un État voisin, mais aussi un conflit où l’une des populations accuse l’autre de génocide. Cela change profondément de nature. La manière dont les Russes ordinaires ont réagi à cette guerre et dont les combattants russes et ukrainiens ont agi puise ses racines dans l’évolution des sociétés ces trente dernières années. Concernant les violences de l’armée russe, il faut notamment rechercher l’histoire des guerres menées par la Russie dans l’espace postsoviétique. Il existe une véritable brutalisation qui s’est répandue dans la société. Les officiers aujourd’hui déployés en Ukraine ont quasi systématiquement connu la guerre en Tchétchénie et ses méthodes. Finalement, le pouvoir a une manière de s’adresser à ces périphéries externes (Ukraine, Biélorussie… – NDLR) et internes (Caucase, Sibérie) sensiblement identique. Les sociétés n’expliquent pas le déclenchement de la guerre. Mais elles nous permettent de comprendre ce que la guerre va devenir.

Les liens entre ces deux peuples sont-ils définitivement rompus ?

Au vu de la nature de la guerre, on parle en termes de générations plus qu’en années avant un quelconque processus de réconciliation. Les Ukrainiens posent des conditions très claires : que la Russie reconnaisse le caractère criminel de l’agression et que toute velléité de dicter la marche à suivre dans le domaine politique, culturel ou linguistique à son voisinage n’existe plus. Cela ne se limite pas à un changement de pouvoir. Il s’agit d’un virage politique et culturel profond qui n’arrivera pas juste par le remplacement de Vladimir Poutine à la tête du pays par un autre dirigeant. Le rétablissement d’une quelconque proximité entre les deux peuples sera possible si Moscou parvient à faire un retour critique, y compris sur les présupposés historiques et la conception essentialiste vis-à-vis de son environnement proche.

Face à la mobilisation partielle, de nombreux Russes refusent d’aller combattre en fuyant leur pays. Comment cela est-il perçu par les Ukrainiens ?

Aujourd’hui, ils estiment que cette fuite ne suffit pas. Ils invitent les Russes à se retourner contre leur pouvoir. Ils considèrent ce type d’actions et leur silence comme assez lâches. Plus les mois passent, plus il y a de morts et de destructions, plus leurs positions se radicalisent. Cela ne veut pas dire que, dans les familles mixtes, extrêmement nombreuses, les choses ne peuvent pas se reconstruire.

Avec la mobilisation décrétée par Vladimir Poutine, le président russe ne joue-t-il pas sa dernière carte, au risque de se mettre à dos une partie de la société ?

Cette décision a provoqué un véritable séisme politique. C’est une première depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine. Ce dernier n’avait jamais mis autant en péril sa légitimité en s’attaquant à la base de son soutien populaire. Le contrat social passé avec les Russes est rompu. Il s’agissait de soutenir les décisions politiques du pouvoir en échange de quoi on ne s’immisce pas dans votre vie. La Russie est en état de choc. Car si la mobilisation s’avère partielle dans les déclarations, elle est illimitée dans les faits. Cela ne provient pas forcément du Kremlin, mais des autorités régionales et locales qui ont voulu faire du zèle et enrôler tout le monde.

Cette décision interpelle. Pour la deuxième fois depuis février, Vladimir Poutine opte pour un choix qui ne s’avère pas, a priori, dans son intérêt. L’agression de février, qui n’a pas été anticipée, provient du fait que tout le monde s’accordait à penser que le pouvoir russe n’en tirerait aucun avantage. La mobilisation n’apparaît pas non plus dans l’intérêt du pouvoir et de sa légitimité. Aujourd’hui, les décisions prises par le pouvoir russe sont difficilement prévisibles. Dans le sens où l’intérêt des dirigeants et celui du pays ne semblent plus guider les choix. Ce n’est guère rassurant. La pression que subit le président russe depuis le début du conflit ne vient pas des anti-guerre. Au contraire, les pro-guerre sont excessivement actifs et il ne peut pas se montrer faible avec les revers subis en septembre sur le terrain.

Les régions caucasiennes et la Bouriatie, qui ont fourni la majorité des soldats, font partie de celles qui s’opposent fortement à la guerre. Pourquoi ?

Ces territoires russes ont envoyé énormément d’hommes combattre en Ukraine depuis le déclenchement de « l’opération spéciale ». Et la nouvelle mobilisation comme la manière d’y procéder pèsent fortement sur ces populations rurales. La contestation émerge aussi dans des petites localités. Ce phénomène totalement nouveau s’explique par l’amplitude des réquisitions. Dans certains villages, tous les hommes se retrouvent envoyés au front et une impression de guerre mondiale s’en dégage. Ces effets vont se faire ressentir partout, jusque sur la ligne de front. À la différence des soldats envoyés depuis février, ces nouveaux combattants sont des conscrits. Toutes les couches sociales se trouvent mobilisées : rurales, urbaines, éduquées. Et, parmi eux, un nombre important sait parfaitement communiquer. Si les smartphones ont été interdits pour empêcher les fuites, les fuites auront quand même lieu. Cela a déjà commencé avec des témoignages de soldats non formés et non équipés. Ils se retrouvent à acheter des kits médicaux ou d’autres matériels face à la pénurie. La grogne ne peut que monter. Et une fois sur le front, comment le pouvoir pourra-t-il réprimer ces mouvements de contestation ? Quel que soit le risque, ils prendront la parole.


Profil

Anna Colin Lebedev est maîtresse de conférences à l’université Paris-Nanterre et spécialiste des sociétés postsoviétiques, dont l’Ukraine, la Russie, la Biélorussie. Enseignante-chercheuse en science politique et également sociologue, elle a publié de nombreux ouvrages sur les mères de soldats en Russie.


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