Justine Triet : « Les femmes de mon entourage ont mis les mains dans le cambouis »

En recevant la Palme d’or pour son quatrième long métrage, « Anatomie d’une chute », Justine Triet avait tancé la surdité du gouvernement au mouvement social, les violences policières et la remise en cause du financement du cinéma français. Pour « l’Humanité magazine », la réalisatrice évoque les femmes, les chiens et cette « machine géniale et dangereuse » qu’est le 7e art.

Je ne fais pas partie des cinéastes qui creusent toujours le même sillon formel même si je raconte toujours un peu la même chose. Philippe Labrosse / Divergence

Je ne fais pas partie des cinéastes qui creusent toujours le même sillon formel même si je raconte toujours un peu la même chose. Philippe Labrosse / Divergence

En quatre longs métrages, la cinéaste s’est imposée comme une des têtes d’affiche du cinéma d’auteur jusqu’à obtenir, avec « Anatomie d’une chute », la récompense la plus prestigieuse du septième art. La Palme d’or décernée par le jury présidé par Ruben Östlund a couronné un thriller brillant, féministe, porté par une mise en scène qui reconfigure l’imaginaire du film de procès et l’interprétation somptueuse de la géniale comédienne allemande Sandra Hüller. Elle incarne une romancière accusée du meurtre de son mari dont la chute reste inexpliquée. Il n’y a pas de preuves, que des incertitudes, et deux témoins potentiels en dehors de l’accusée, son jeune fils malvoyant… et son chien. Avant ce film, il y avait eu « la Bataille de Solférino », plongée naturaliste dans les conflits d’un ex-couple le jour de l’élection de François Hollande à la présidence de la République. Puis « Victoria », une comédie sublimée par Virginie Efira, avocate et mère célibataire, elle aussi en bisbille avec son ex-mari. Avait suivi « Sibyl », avec encore Efira en psychothérapeute désireuse de revenir à ses premières amours littéraires, déjà Sandra Hüller en cinéaste trompée et Adèle Exarchopoulos, comédienne manipulée et manipulatrice. Rencontre avec une cinéaste qui s’interroge sur l’art et la manière de le concevoir.

Vous venez des Beaux-Arts. Pourquoi avez-vous choisi le cinéma ?

À mon arrivée aux Beaux-Arts, j’ai fait de la peinture. Mais j’ai très vite bifurqué vers une section vidéo où on apprenait à tenir une caméra et à monter. J’ai adoré le montage, avant même de me dire que je pouvais faire des films. C’est devenu une évidence.

Pourquoi vous être tournée vers la mise en scène plutôt que le montage ?

Aux Beaux-Arts, j’étais une élève assez timide. J’avais beaucoup de mal avec le cadre scolaire, tout le temps envie d’aller ailleurs. Je passais mon temps au tribunal pour assister à des procès. Après les Beaux-Arts, j’ai voulu voir ma ville, la rue, déjà obsédée par l’idée de sortir du cadre. La caméra est venue à moi parce qu’il y avait quelque chose à filmer. C’était l’année du CPE. J’ai réalisé « Sur place », un court métrage où j’essayais de regarder la fin d’une manif avec un autre regard que les journalistes. J’avais déjà une petite tendance au mensonge et je me prétendais journaliste pour entrer filmer dans des appartements de la place d’Italie (à Paris – NDLR). Tout le monde avait refusé, sauf une dame très gentille qui m’a dit que deux ou trois de mes confrères étaient déjà passés. Je n’avais pas forcément l’idée de devenir cinéaste, mais aller filmer les événements de ma ville était une façon d’être en vie.

Filmer, pour vous, c’est être en vie ?

C’est témoigner d’un moment précis. Il se passait quelque chose à Paris, j’ y allais. « Sur place » se concentre sur une après-midi mais, en réalité, j’ai passé énormément de semaines à suivre ce mouvement qui prenait pas mal d’ampleur, quelques mois après les émeutes de 2005. Le film se concentrait sur une fin de manifestation assez violente entre des journalistes et des soi-disant casseurs. J’ai essayé de filmer cette scène spectaculaire et très impressionnante d’une manière très cinématographique.

Vos films mettent régulièrement en dialogue le cinéma et la sphère médiatique…

Les médias sont un sujet en soi. Je les ai souvent filmés comme une toile de fond. Le cinéma est une machine géniale et dangereuse dans la mesure où elle peut vite s’endormir. J’aime bien la confronter à des événements réels. Les médias sont aussi une caisse de résonance de nos vies. Ils interprètent, décryptent, dissèquent, soulignent des choses, parfois les déforment. Je m’amuse avec cette forme.

Vous êtes passée du réalisme et du naturalisme à un cinéma qui s’engouffre dans le romanesque et assume sa part de fiction. D’où vient cette évolution ?

Je suis sortie essorée des vingt et un jours de tournage de « la Bataille de Solférino ». La réception du film à Cannes a été géniale, mais j’ai fait très peu d’entrées. Je me suis posée, remise en question. J’ai commencé à regarder beaucoup de films, à me questionner sur le style des miens. Truffaut a beaucoup parlé de faire un film contre l’autre. J’ai eu besoin de faire le film suivant dans un autre registre. Cette idée a un peu défini l’écriture de « Victoria », une comédie qui, en même temps, est un film sombre autour de la dépression. Je ne fais pas partie des cinéastes qui creusent toujours le même sillon formel même si je raconte toujours un peu la même chose.

Qu’ont en commun les personnages féminins de vos films ?

Elles sont costaudes, résistent. J’ai peu d’attrait pour les comédiennes fragiles. Je montre toujours des femmes très actives, jamais filmées comme des faire-valoir des hommes. Je me réfère à mon entourage où les femmes qui m’ont éduquée ont mis les mains dans le cambouis. Dans « Anatomie d’une chute », la question de l’égalité du travail et de la répartition des tâches ménagères dans le couple est centrale. Le mari prof reproche à son épouse d’occuper tout l’espace. Non seulement ce personnage féminin prend plus de place que l’homme, mais il ne s’en excuse pas. Cette manière de dire que généralement les femmes n’ont pas cette place centrale est profondément politique et contemporaine. C’est pensé et désiré dès l’écriture, parce que, dans ma vie quotidienne, ces problématiques m’importent. La question de la réciprocité dans le couple n’est malheureusement toujours pas résolue. Elle se pose différemment sans enfant, mais, à partir du moment où il y en a, elle devient essentielle. Dès lors que je suis tombée enceinte, elle m’a obsédée. Je n’ai jamais travaillé autant qu’enceinte et l’année de la naissance de ma fille. J’avais en tête qu’il ne fallait absolument rien lâcher. Comment fait-on pour que chacun puisse exister de manière équitable dans le même foyer ? Je n’ai toujours pas résolu cette question. Mes films ne sont pas édifiants ou à thèse, ne résolvent rien. Les personnages ne s’en sortent pas forcément très bien. Certains se retrouvent dans des situations que je ne souhaite franchement à personne. Mais ces questions sont très intéressantes à poser. Le cinéma est envahi par l’idée que l’homme aurait des tâches physiques, mais aussi des soucis intellectuels. J’inverse les rôles avec des femmes créatrices qui ont aussi des préoccupations, pour les montrer dans des postures qu’on a moins l’habitude de voir. Créer ces personnages est aussi une façon de dire que les femmes ne sont pas uniquement là pour être mères et travailler. Elles doivent aussi avoir un endroit pour réfléchir, avoir une opinion sur les choses et des rôles riches, complexes et pas forcément délimités à une ou deux sphères.

Participez-vous avec vos personnages féminins à la création d’un nouvel imaginaire ?

En toute honnêteté, je ne me le dis pas quand j’écris. Mais même si je ne le fais pas de façon volontariste, c’est aussi mon rôle d’apporter d’autres récits. C’est assez pragmatique.

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En quoi votre cinéma repose-t-il sur l’esprit de troupe ?

Ce n’est pas le cas à l’écriture ou au montage, mais je doute constamment sur le plateau. Je demande l’avis de tout le monde. À la coiffeuse, à la maquilleuse, au régisseur. J’ai démarré sans argent. Au début, je bossais avec mes potes. J’étais autodidacte et je gérais tout. Moins il y a d’argent, plus les gens s’investissent. Sur « la Bataille de Solférino », les gens avaient trois trucs à faire en même temps. Ils étaient super contents. Avec « Victoria », j’ai découvert ce qu’était un film classique. Quand on a de l’argent, l’équipe est plus dure à souder parce qu’il y a plus de monde. De film en film, j’essaie de déconstruire le fonctionnement ordinaire. Je sais comment on procède normalement, mais je veux qu’on essaie de penser ensemble. La maquilleuse n’est pas seulement là pour maquiller un visage. Je lui demande ce qu’elle pense d’une scène. Avec certaines personnes, ça ne marche pas. Mais c’est très beau quand ça fonctionne. La meilleure manière de faire, c’est d’impliquer chaque personne pour rechercher de l’énergie, de l’échange et de la bienveillance les uns avec les autres. Parce que si je suis toutes les règles, je fais un scénario filmé. Pour moi, un scénario filmé, c’est la mort. Autant faire un bouquin. Ce qui compte sur un plateau, c’est qu’il y ait de la vie, des accidents, qu’il se passe des choses. C’est pour ça que j’adore tourner avec des enfants et des animaux. Ils créent de l’imperfection, quelque chose d’humain. La grosse machinerie qui aseptise ne m’intéresse pas. Il faut protéger l’artisanat de ce métier magnifique.

Dans quelle mesure tentez-vous de donner un visage de la France qui en englobe la diversité ?

Je ne le fais pas assez. Je ne m’astreins pas à une absolue parité d’acteurs et de diversité, mais j’essaie d’amener de nouveaux visages. C’est à nous, réalisateurs et réalisatrices, de pousser les portes, parce que malheureusement nous sommes très en retard sur cette question. Cela rejoint cette idée de fabriquer un nouvel imaginaire. Quand Rebecca Zlotowski crée la série « les Sauvages », elle ne se contente pas d’amener des acteurs maghrébins au premier plan, elle prend des acteurs issus de la diversité pour les mettre à des postes de pouvoir.

Vous avez réalisé le doublé inédit Palm Dog (qui récompense le meilleur chien acteur à Cannes) et Palme d’or et souvent tourné avec des animaux. Qu’apportent-ils à votre cinéma ?

Je ne les ai pas toujours filmés de la même manière. Je le fais avec beaucoup plus d’amour et d’attention maintenant. Je m’intéresse beaucoup au regard de l’animal, pas juste comme un faire-valoir de l’homme. La question de la place de l’animal dans nos sociétés, déjà très importante, va encore prendre de l’ampleur dans les dix, vingt ou trente prochaines années. Je le filme comme un personnage. Et dans « Anatomie », c’est presque le fantôme du mort et le regard de l’enfant qui ne voit pas. Le chien peut voir mais ne peut pas parler, contrairement à l’enfant qui ne peut voir mais parle. Filmer un animal est toujours un défi, mais j’ai eu un chien génial. On a failli travailler avec une grosse entreprise de cinéma qui prend un max d’argent et exploite beaucoup les animaux. Ils promettent la Lune avant d’arriver et, une fois sur le plateau, ils disent « Ah, mais ce n’est qu’un chien ! » quand ils n’obtiennent pas ce qu’on demande. On sent que le chien a été surexploité. Là, on a fonctionné de manière extrêmement artisanale avec une toute petite structure. L’animal a été extraordinaire parce qu’on a pu travailler avec lui très en amont. Je le traite vraiment comme un acteur. La différence, c’est qu’un chien joue toujours juste. Parfois, il n’a pas envie. C’est ennuyeux, mais il a le droit. Par contre, il vous regarde vraiment. C’est le seul acteur qui a le droit de regarder la caméra. C’est passionnant de filmer à hauteur de chien.

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Vous avez signé l’appel à des états généraux du cinéma. Quelle importance revêt cette initiative à vos yeux ?

Je me suis très peu investie par rapport à d’autres gens, comme la productrice Judith Lou Levy ou Arthur Harari (cinéaste et coscénariste d’« Anatomie »), mais je l’ai signé parce qu’ils se battent et essayent d’avoir un dialogue avec nos dirigeants pour que ce système de cinéma d’auteur, un peu fragilisé depuis quelques années, puisse continuer à exister. Ils travaillent pour la jeunesse, les cinéastes qui arrivent. Je suis dans le haut du panier du cinéma d’auteur. Ce n’est pas forcément toujours facile, mais j’arrive à monter mes budgets. Ça va pour des gens comme moi, mais j’ai presque 45 ans. Il est très important de veiller à protéger cet endroit pour ceux qui démarrent.

De quoi votre Palme d’or est-elle le signe ?

J’imagine d’une évolution. Je suis la troisième femme à avoir la Palme d’or. Je suis extrêmement émue parce que dans le jury figurait la deuxième lauréate, Julia Ducournau. Pour moi, ce jury cannois plus jeune que d’habitude est un merveilleux signe. On est au début d’une petite révolution, initiée par #MeToo. C’est aussi très joyeux de voir des gens plus jeunes accéder à cette récompense qui semblait inaccessible. De la même manière que les Césars m’ont longtemps semblé réservés à une autre génération que la mienne. Aux Césars, je vois très peu de gens de mon âge ou avec lesquels j’ai travaillé. Il y a eu des moments, des accidents, mais j’ai surtout vu des gens plus âgés. Je me suis beaucoup demandé quand et à quel âge ma génération allait y accéder. D’autant qu’on est jeune de plus en plus longtemps aujourd’hui. J’ai été jeune réalisatrice jusqu’à 35-40 ans.

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Que racontent les nombreuses récompenses obtenues par des cinéastes français dans les grands festivals ?

Ce cinéma d’auteur passionne, intéresse et est extrêmement vivant. Je ne suis pas du tout pour faire une opposition entre plateforme et cinéma. Les plateformes existent et plaisent aux gens. Par contre, je crois à la diversité. Il faut l’encourager et la protéger. Il ne faut pas être naïf et croire au monde des Bisounours où tout le monde peut exister sans entrave alors qu’il est évident que les plateformes ont des moyens que le cinéma n’a pas. Aujourd’hui, il y a un immense désir pour le cinéma d’auteur. On est arrivé à un essoufflement des productions de ces plateformes. Même elles ont besoin d’être nourries, de récupérer les films d’auteur. Il y a un regain de désir. Des gens arrivent, extrêmement importants pour le cinéma. Ils sont une promesse géniale pour le futur.

Donc je ne suis pas du tout pessimiste. Mais c’est un endroit menacé, à protéger, comme on peut le voir par exemple avec le Festival du court métrage de Clermont-Ferrand, qui a perdu 100 000 euros de subventions. Ce n’est pas le seul. Il ne faut absolument pas baisser la garde.


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