Enquête sur Alan, la « licorne » couvée par la Macronie pour dynamiter le modèle mutualiste français

Plus chère, moins-disante, cette mutuelle rafle pourtant les contrats de complémentaire santé dans les ministères ou à l’Assemblée. En voulant « disrupter » ce marché, elle rencontre la volonté du pouvoir de torpiller le modèle mutualiste français.

 

Alan, l’assureur qui monte, qui monte… mais poussé par qui ? C’est la question que se posent nombre d’observateurs du monde mutualiste depuis que la start-up française, chouchoutée par Emmanuel Macron, a raflé il y a quelques semaines la complémentaire santé du personnel du ministère des Finances, soit 130 000 agents, et même 300 000 adhérents, si l’on y ajoute retraités et ayants droit.

Après Matignon, l’Assemblée nationale et le ministère de la Transition écologique, l’assureur privé réalise là un nouveau coup de maître, en détrônant au passage des acteurs mutualistes comme la MGEN ou la MGEFI, mutuelle historique de Bercy.

Un résultat rendu possible par une obligation nouvelle : au 1er janvier 2026, les fonctionnaires devront, comme dans le privé, disposer de contrats collectifs de santé. Les différentes administrations ont donc lancé des appels d’offres, où candidatent les assureurs, mutuelles, ainsi que ce nouvel entrant, Alan.

À peine remis de ces revers soudains, les opérateurs mutualistes et les syndicats CGT, Solidaires, FSU et Unsa, qui s’étaient inscrits dans une démarche commune, rembobinent le film pour tâcher de comprendre. Et pointent les petits signes qui, mis bout à bout, dessinent une volonté politique de mettre à bas le mutualisme au profit de la finance privée.

Plusieurs coups de pouce bienvenus

Lancée en 2016 par deux entrepreneurs sans expérience du secteur – « On a dû lire tout le Code des assurances », avoue benoîtement l’un des fondateurs –, cette « assurtech » (start-up du secteur de l’assurance) promet de révolutionner l’univers de la santé, à coups d’appli de santé et d’intelligence artificielle. En 2019, la jeune entreprise est conviée à Versailles au happening présidentiel « Choose France », au milieu de 150 grands patrons du monde entier.

Puis Alan est vantée comme la douzième « licorne » française par le chef de l’État. Le soutien du gouvernement s’est encore récemment manifesté lorsque Éric Lombard, le ministre de l’Économie, a vanté en juin, au Sénat, devant la commission d’enquête sur la commande publique, « une société de l’excellence française dont j’espère qu’elle aura ensuite un développement international ».

Secrétaire de la fédération CGT des finances, Laurent Perrin souligne en outre une curiosité qui pourrait s’apparenter à un autre coup de pouce : « Alors qu’une récente circulaire enjoint les administrations à adopter des solutions de sécurité informatique souveraines labellisées ”SecNumCloud”, Alan remporte néanmoins le marché avec un ”cloud” qui ne répond pas à cette obligation puisque adossé à la filiale d’Amazon AWS. »

Filiale soumise au Cloud Act, cette loi qui donne aux organismes gouvernementaux américains le droit d’accéder aux données des applications hébergées hors des États-Unis. « Or, il y a parmi nous des agents habilités secret-défense, alerte-t-il, ou encore ceux qui travaillent à Tracfin. » En matière de sécurité numérique, on fait mieux. Interrogé à ce sujet, Alan nous a répondu s’être conformé à la réglementation applicable.

Un mot d’ordre, la transparence, sauf pour la rémunération de ses cofondateurs…

Alan, c’est d’abord l’œuvre de ses cofondateurs, tous deux âgés de 37 ans : Jean-Charles Samuelian – qui avait auparavant lancé Expliseat, une entreprise de sièges d’avion ultralégers pour la classe économique – et Charles Gorintin, data scientist pour plusieurs réseaux sociaux comme Facebook ou X. Lesquels sont aussi cofondateurs de la start-up Mistral AI, pépite française de l’intelligence artificielle, qui serait convoitée par Apple.

En 2020, quatre ans après avoir fondé Alan, Samuelian, issu d’une famille de médecins, décrit sa vision dans un livre, intitulé Healthy Business, où il explique vouloir « créer une expérience telle qu’elle amène nos membres à ouvrir l’application Alan à chaque fois qu’ils sont soucieux de leur santé ou de leur bien-être ».

La jeune pousse promet, écrit-il, de pouvoir « de façon gratuite et illimitée parler à un médecin par chat ou vidéo ». Les membres d’Alan peuvent aussi « prendre rendez-vous en quelques clics avec plus de 80 professionnels de santé dans 10 spécialités au sein même de l’application ». Quatre-vingts donc, pour 730 000 adhérents à ce jour, le ratio laisse songeur.

Chez Alan, on n’est pas employé mais « alaner » ; il n’y a pas de chef, mais des « owners » de projets ; pas de réunion, mais des échanges écrits numériques, et en anglais. Les deux tiers des 644 salariés ont moins de 34 ans, aucun ne dépasse 55 ans, la plupart sont en télétravail sans bureau physique. Il y a bien un CSE, mais sans syndicats représentatifs. Les salaires y sont transparents, selon une grille connue de tous, à deux exceptions près : la rémunération des cofondateurs, qui n’y figure pas. La transparence a ses limites…

250 millions d’euros de pertes depuis sa fondation en 2016

Pas de quoi refroidir l’enthousiasme de la Banque publique d’investissement qui, dans un article récent et une novlangue lénifiante à la LinkedIn, s’enflamme pour cet « animal fantastique » qui promet de « dépoussiérer et moderniser le secteur (…) pour disrupter le marché » et faire « gagner huit à dix ans d’espérance de vie à ses adhérents en repensant toute la chaîne de valeur ».

En attendant la disruption, Alan a récolté 617 millions d’euros en levées de fonds et affiche depuis sa fondation des pertes cumulées de l’ordre de 250 millions d’euros, ainsi qu’un revenu toujours négatif au premier trimestre 2025. « Amazon a mis dix ans à être rentable », a défendu le ministre Éric Lombard, pour justifier devant les sénateurs le modèle financier d’Alan.

La start-up vit en effet jusqu’à présent de levées de fonds successives portées par les perspectives financières qu’offre aussi, pour les investisseurs, l’exploitation de nos données de santé. Pas étonnant donc de retrouver dans ses tours de table successifs des fonds de pension ou fonds souverains.

« Alan, explique Didier Debord, le président de la MGEFI détrônée à Bercy par l’assurtech, émerge dans un contexte de dérégulation des services, où l’on veut faciliter les dispositifs de résiliation sous prétexte de donner du pouvoir d’achat aux Français. Au début, la société avait monté une offre de laquelle on pouvait sortir à tout moment. Ils ont déchanté quand ils se sont aperçus que les gens résiliaient une fois qu’ils avaient reçu des soins coûteux. Ils sont dans une approche segmentée de la santé, avec un risque minimal. » Par exemple, l’assureur refuse de couvrir, en contrat individuel, les plus de 75 ans.

Un cahier des charges taillé sur mesure ?

Alan vise pourtant la rentabilité dès 2026. Opérant d’abord auprès des très petites entreprises ou travailleurs indépendants, l’assureur espère maintenant changer de braquet. « Ces gros contrats conclus avec les administrations publiques devraient grandement l’aider à parvenir à la rentabilité », souligne Florent Saucier, animateur du secteur des salariés des mutuelles au sein de la CGT.

Mais si la start-up remporte autant d’appels d’offres dans les ministères, c’est que le cahier des charges conçu avec le cabinet de conseil retenu pour aider les administrations, Premium Consulting, semble à beaucoup taillé sur mesure en sa faveur.

Parmi les critères de notation de chaque offre, celui des frais de gestion était prépondérant, explique Didier Debord. « Lorsque vous affichez des valeurs mutualistes, que vous proposez un maillage de points d’accès physiques pour vos adhérents, vous avez forcément des frais de gestion plus élevés que pour un opérateur qui en est dépourvu. Nous considérons avoir effectué une offre pertinente, pas sous-notée. C’est Alan qui a été au contraire surnoté », assure le président de la MGEFI.

La licorne s’est simplement engagée à tenir 150 permanences physiques sur le territoire chaque année, a fini par admettre le ministère des Finances lors d’une récente commission paritaire avec les syndicats sur ce dossier. Soit à peine une par direction de ministère, grincent des syndicats qui réclament toujours que leur soit communiquée l’offre complète d’Alan. Notamment pour vérifier que la plateforme téléphonique prévue au contrat soit, par exemple, bien localisée en France. C’est le cas, nous a répondu l’assureur, avec une ligne d’accès directe et un service de rappel téléphonique.

Plus cher que les mutuelles installées

Les syndicats du ministère de la Transition écologique, où Alan est en place depuis le 1er janvier 2025, estiment ainsi que l’assureur coûte au ministère 6,6 millions d’euros de plus à l’année que la MGEN l’an dernier. Ceux de la Direction de l’aviation civile (DGAC) ont évalué, à couverture comparable, le contrat Alan avec celui de la MGAS, leur mutuelle actuelle. L’assurtech se révèle aussi… plus cher : plus 48 euros par an de surcoût pour un célibataire de 35 ans, plus 1 020 euros de surcoût pour un couple avec deux enfants.

Le tout, note l’union syndicale de l’aviation civile CGT, alors même que la DGAC va tripler sa participation à la couverture santé, qui va passer de 1,3 million d’euros par an à 4,5 millions. « La hausse de la subvention de la DGAC serait quasi entièrement absorbée par l’assureur. (…) C’est une dilapidation des fonds publics au profit d’un assureur privé », estime le syndicat.

Mais il n’y a pas que l’argument financier. Son recours à l’intelligence artificielle est aussi pointé du doigt. Ainsi le syndicat Solidaires météo (concerné via les agents du ministère de la Transition écologique) souligne « l’incapacité des algorithmes de la jeune société à s’adapter aux spécificités de la protection sociale en Polynésie française ». Dans un échange de mails avec une adhérente qu’a pu consulter l’Humanité, l’assureur finit par admettre que l’une de ses garanties dentaires a été mal rédigée – elle a été depuis discrètement reformulée sans en avertir quiconque, menant à une baisse de prise en charge.

« En fait, peu importe qu’Alan ne soit pas le mieux disant. L’objectif pour Macron et son gouvernement, c’est de dézinguer le modèle mutualiste au profit de l’assurance privée. Certains responsables mutualistes, d’ailleurs, ne le voient pas forcément d’un mauvais œil : ils pensent au coup d’après et à la possibilité de monnayer cher leurs compétences acquises », pointe un observateur du secteur. La dernière fois qu’Emmanuel Macron est venu à un congrès de la mutualité française, c’était en 2018. Pour le dernier congrès, qui s’est tenu en juin à Agen, il n’a cette fois même pas adressé de message vidéo. Tout un symbole.


En savoir plus sur MAC

Subscribe to get the latest posts sent to your email.

Donnez votre avis

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.