Enquête sur le phénomène des auto-justiciers: Voisins vigilants, milices rurales… 

C’est un vent mauvais venu du monde anglo-saxon : s’affranchir des lois pour se substituer aux autorités et se faire justice soi-même. Quitte à mener des opérations commandos et à s’ériger en juge. Dans le Lot, les Vosges, les Alpes-Maritimes, l’Aude… Le phénomène se développe en France et inquiète policiers et magistrats.

« On le voit bien, de plus en plus de gens nous disent :  »La justice ne fait pas son travail, la police ne vient pas, donc on va régler le problème nous-mêmes » », s’inquiète Jean-Christophe Couvy, secrétaire national du syndicat policier Un1té.

 

Mais que fait la police ? Ces derniers mois, des agriculteurs ont multiplié les opérations commandos pour déloger des squatteurs de leurs terrains, en dehors de tout cadre légal et en toute impunité. Début juillet, dans les Vosges, ce sont des gens du voyage qui ont été victimes de ces méthodes.

Sur des images prises par un drone devenues depuis virales sur les réseaux sociaux, une escouade de cinq tracteurs munis de remorques-citernes fonce à pleine vitesse vers une centaine de caravanes, avant de virer au dernier moment et de répandre, tout autour du camp, du lisier de porc, un mélange particulièrement nauséabond.

Ils passent leurs nerfs sur des « teufers »

Dans l’Aude, cette fois, le 1er septembre, une cinquantaine de viticulteurs du département, équipés de masses et de barres de fer, et secondés par un tracteur et un bulldozer, ont voulu chasser les participants d’une rave-party illégale dans une plaine agricole située entre Fontjoncouse et Coustouge. Échaudés après les incendies de cet été qui ont ravagé 16 000 hectares, dont de nombreuses vignes, les agriculteurs ont voulu passer leurs nerfs sur ces « teufers ».

Résultat : plusieurs voitures des participants retournées, 200 gendarmes déployés et, par miracle, aucun blessé grave. Avec au final une légitimation de cette action par le ministre de l’Intérieur lui-même, pourtant responsable du maintien de l’ordre public, Bruno Retailleau, qui a exprimé sa volonté de « criminaliser l’organisation » des rave-parties, sans que les agresseurs ne soient inquiétés…

« Dormir avec une arme sous l’oreiller »

Un phénomène qui ne touche plus uniquement le monde agricole, réputé pour ses coups de sang et ses actions régulièrement à la limite de la légalité. « On le voit bien, de plus en plus de gens nous disent : ”La justice ne fait pas son travail, la police ne vient pas, donc on va régler le problème nous-mêmes” », s’inquiète Jean-Christophe Couvy, secrétaire national du syndicat policier Un1té.

Lire aussi: Les deux visages de « voisins vigilants », le dispositif qui prétend faire baisser la délinquance

Dernier exemple en date, à Lamagdelaine, dans le Lot, petit village d’un peu plus de 700 âmes au cœur du Quercy. Confrontés à une série de cambriolages tout au long du mois de septembre, les habitants ont décidé de créer une « police de voisinage », certains d’entre eux n’hésitant pas à « dormir avec une arme sous l’oreiller », rapporte la presse locale.

L’un des habitants a même confié à Europe 1 son ambition de créer une milice rurale : « On va prendre des talkies-walkies et on va patrouiller. Nous, si on chope un mec, on divulguera son identité. S’il faut aller en taule parce qu’on arrête quelqu’un, j’y vais. »

L’influence du monde anglo-saxon

Une tentation à l’autodéfense sans cadre légal qui n’est pas nouvelle et qui n’a cessé de prendre de l’ampleur en France ces dernières années. Il suffit de s’intéresser à l’essor du réseau des Voisins vigilants, dans un contexte français pourtant marqué par un fort centralisme jacobin, pour le constater. C’est au début des années 2000 qu’apparaît la première communauté à Saint-Paul-de-Vence, petite commune de 3 000 habitants située dans les Alpes-Maritimes, comme un rempart contre la délinquance et les cambriolages.

« Elle a été initiée par une personne d’origine anglo-saxonne, sur le modèle du Neighbourhood Watch, très répandu dans les pays anglo-saxons. Ces réseaux se sont ensuite répandus, notamment dans le sud-est de la France, au cours de la décennie 2000. Progressivement, les pouvoirs publics, d’abord les gendarmes, ont commencé à s’y intéresser, et c’est en 2011 que le ministre de l’Intérieur Claude Guéant a signé une circulaire qui institutionnalise le dispositif de ”participation citoyenne” », détaille Virginie Malochet, sociologue à l’Institut Paris Région.

Une véritable success-story

Un texte « qui confine à l’appel à la délation », dénonçaient des juristes à l’époque de sa publication. Coexistent alors deux dispositifs : l’un institutionnel, impulsé par les autorités, et celui des Voisins vigilants, qui, d’association, s’est mué en entreprise privée.

Cette dernière va rapidement prendre le pas sur le dispositif de la « participation citoyenne » voulu par Claude Guéant. Là où, en 2014, l’entreprise revendiquait 100 000 foyers « voisins vigilants » et 50 « mairies vigilantes » appartenant à son réseau, dix ans plus tard, il y aurait « 4 millions de personnes couvertes » et plus de « 1 000 mairies partenaires ». Une véritable success-story !

Quant au dispositif promu par le ministère de l’Intérieur, « les derniers chiffres officiellement relayés datent de 2019 et font état de 5 600 communes ayant signé un protocole. Ces données n’ont pas été publiquement actualisées depuis, ce qui peut laisser penser qu’il n’y a pas eu d’expansion suffisamment notable pour faire l’objet d’une communication », note Virginie Malochet.

Un panneau « Voisins vigilants » vendu 120 euros

La société propose aux citoyens d’adhérer gratuitement à son réseau pour leur permettre de « signaler tout comportement suspect en publiant une alerte directement envoyée aux autorités compétentes (mairie, police, etc.) », « mettre en place des actions de solidarité conjointes avec vos voisins » et « rester informé(e) des actualités de votre mairie ».

Les collectivités, elles, sont tenues de payer pour pouvoir informer par SMS leurs administrés adhérents au réseau. Elles peuvent également se fournir en panneaux routiers « Voisins vigilants » à installer à l’entrée des lotissements à 120 euros l’unité ou encore en « packs de 25 autocollants 8 cm » à 20 euros. De quoi assurer de confortables revenus jusqu’à récemment.

Dans l’escarcelle d’un « catholique réac »

En 2022, selon les documents disponibles en source ouverte, l’entreprise a réalisé un résultat net de 270 000 euros et distribué 55 000 euros de dividendes à ses actionnaires, avant que la société ne change de main et n’atterrisse dans l’escarcelle de l’entrepreneur Vianney Audemard d’Alançon, un « catholique réac » selon Charlie Hebdo. L’année suivante, l’entreprise a essuyé une perte de 631 813 euros…

Quant au résultat sur le terrain, il est difficile de mesurer l’efficacité réelle de ces dispositifs selon notre sociologue : « En 2011, la circulaire du ministère de l’Intérieur mentionnait une baisse de 20 à 40 % des cambriolages dans les zones d’expérimentation, mais ces chiffres doivent être pris avec beaucoup de précaution car ils concernaient une période et des secteurs limités, et il reste difficile, d’un point de vue méthodologique, de démontrer la relation de causalité entre la mise en place de tels dispositifs et les variations de la délinquance constatée. »

Guets-apens et agressions

Pour autant, Virginie Malochet évoque d’autres effets possibles au niveau local, ces réseaux pouvant contribuer à « réduire le sentiment d’insécurité et favoriser la cohésion sociale en créant des liens entre voisins et avec les autorités ». Mais cette cohésion relève d’une logique de protection des biens et du quartier « souvent dans un esprit d’entre-soi », poursuit-elle.

Un phénomène amplifié par certaines directives des autorités publiques, à en croire Jean-Christophe Couvy : « Aux forces de police, pour gérer le problème des effectifs – en 2025, on vient tout juste de retrouver le niveau de fonctionnaires de 2007 –, on dit depuis des années que la priorité est sur les agressions contre les personnes et non sur les biens, sous prétexte qu’”il y a des assurances”. Mais pour beaucoup de gens, c’est insupportable. »

Certains membres de ces réseaux se décident aussi à passer à l’action, comme l’a constaté Matthijs Gardenier, sociologue de l’université Paul-Valéry Montpellier-III, dans une étude publiée en 2020 : « Les patrouilles peuvent aussi donner lieu à des interventions directes contre des personnes perçues comme des délinquants potentiels. »

Des apprentis enquêteurs sur la piste des criminels sexuels

Une dérive inquiétante et potentiellement illégale. « Si l’article 73 du Code de procédure pénale dit que tout le monde a le droit d’arrêter un auteur de crime ou de délit, il y a une frontière à ne pas franchir, c’est la vengeance privée », rappelle Éric Vaillant, avocat général au parquet général à la cour d’appel de Caen et ancien procureur de la République de Grenoble.

Les infractions peuvent même aller encore plus loin dans cette volonté de se substituer aux policiers ou gendarmes, comme en a fait l’expérience notre magistrat. « Ces dernières années, on a vu émerger de plus en plus d’affaires impliquant des citoyens dans la traque de pédocriminels supposés », note-t-il.

Sur Facebook, Snapchat ou TikTok, des applications dont les adolescents raffolent, ces apprentis enquêteurs cherchent à débusquer des criminels sexuels en se créant des avatars d’enfants ou de jeunes adolescents pour entrer en interaction avec eux. Dans le meilleur des cas, l’objectif de ces groupes est d’accumuler suffisamment d’éléments à charge pour susciter l’ouverture d’une enquête judiciaire. Un scénario auquel a déjà été confronté Éric Vaillant, avec, à la clé, des condamnations.

« Mais il est aussi arrivé que ces groupes décident d’organiser des rencontres pour appréhender leur interlocuteur ou, pire, pour le passer à tabac », regrette-t-il. Fin août, deux justiciers du Net se présentant comme des chasseurs de pédophiles ont été condamnés pour avoir organisé des guets-apens violents et avoir détroussé leurs victimes à Nantes, Cholet et Poitiers.

Une aide pour les affaires non élucidées

Il existe toutefois un domaine dans lequel les citoyens parviennent à se mêler aux affaires de police et de justice sans créer de trouble et en restant dans leur rôle : celui des cold cases, ou affaires non élucidées dans la langue de Molière. Cette concorde s’expliquerait par l’histoire même de cette matière judiciaire si particulière.

« Jusque dans les années 1980, les affaires non élucidées étaient facilement clôturées, faute d’avancées. Cette prise en compte de ces affaires criminelles a été possible grâce à des policiers et gendarmes têtus, des magistrats investis et des familles de victimes décidées à ce que les enquêtes se poursuivent », rappelle le commissaire divisionnaire Franck Dannerolle, à la tête de l’office central pour la répression des violences aux personnes (OCRVP).

Cette histoire a permis de créer des liens de longue date avec des associations établies comme Assistance et recherche de personnes disparues (ARPD), créée en 2003, ou Aide aux parents d’enfants victimes (Apev), dont la création remonte aux années 1990. Des structures citoyennes qui, de l’aveu du commissaire, ont bien intégré le rôle de chacun : « Ils évitent les initiatives néfastes pour l’enquête et jouent surtout le rôle d’empêcheur de tourner en rond. »

Une exception dans l’univers des autoproclamés justiciers. « L’enjeu, c’est que notre contrat social républicain, qui confie le monopole de la violence légitime à l’État, perdure », résume le policier Jean-Christophe Couvy.

Cela nécessite assurément un contrôle bien plus exigeant qu’aujourd’hui de l’action des policiers et gendarmes, mais permet d’échapper à un mal bien plus grand : celui d’un retour à l’état de nature et à la brutalité de la vengeance privée.


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