« Si l’Ecole a tenu son rôle, c’est surtout grâce à la professionnalité des acteurs et au respect de leur liberté et de leur autonomie dans le cadre sanitaire qui leur était imposé. Ces deux conditions ont permis des adaptations créatives, des relations renouvelées avec les élèves et leurs parents, des interrogations fécondes sur le numérique et ses limites, des dynamiques collectives, dans l’échange comme dans la décision ». C’est à un bilan précis et documenté que nous invitent Marc Bablet, Philippe Claus et Annie Tobaty, co-directeurs du numéro 169 d’Administration & Education. Ce numéro de la revue de l’Afae ne cache rien. Il donne à voir la crise du pilotage qui s’est installée au début du confinement quand les managers ont perdu pied et que les professeurs, avec quelques rares cadres, ont été les seuls à tenter de faire vivre l’Ecole. Il montre aussi l’évolution du métier enseignant en raison des circonstances. Quel bilan tirer de cette période ? Quand on voit l’impréparation alors que la probabilité d’un second confinement est très forte, sans doute que le ministre préfère oublier cette page pas glorieuse. Avec ce numéro de la revue de l’AFAE ça va être plus difficile…
Le radeau de la Méduse
« À la lecture des entretiens réalisés à l’issue du confinement pour le présent numéro, deux images viennent à l’esprit : Le Radeau de La Méduse de Géricault et le porte-avions Charles de Gaulle appareillant de Toulon », expliquent Claude Bisson Vaivre et Annie Tobaty en s’appuyant sur un sondage auprès des adhérents de l’AFAE. Le radeau de la Méduse c’est quand les fonctionnaires de l’Education nationale ont vu leur administration s’éloigner au loin et l’Ecole menacée de couler. Rappelons nous ces premiers jours qui ont suivi le 12 mars et l’annonce de la fermeture des écoles alors que le ministre avait affirmé le contraire. « Je me suis senti abandonné, en proie à un niveau de stress qui n’a cessé d’augmenter », raconte un acteur de terrain. La revue ne cache pas que, si certains Dasen sont restés fidèles au poste, d’autres ont disparu jusqu’au mois de mai. Un mouvement qui a pu concerner d’autres cadres. L’administration ne fonctionnant plus c’est par les chaines d’actualité que des informations passent. Les enseignants découvrent « le caractère inopérant des outils.. du fait de la volonté dogmatique d’imposer les outils nationaux ». Ils découvrent aussi la fracture numérique , qui était niée depuis des années. « Si, nombreux sont ceux qui s’accordent pour dire que la période de confinement a libéré la créativité des équipes et modifié les relations tant au sein des équipes qu’avec les élèves et leurs familles, ils sont aussi nombreux à se sentir désemparés par le silence du niveau académique », disent Claude Bisson Vaivre et Annie Tobaty.
Le Charles de Gaulle c’est le réveil de l’administration quand elle multiplie les enquêtes et les consignes. » Ce qui avait été mis en place le matin était remis en cause par un courriel le soir. Le contrôle s’est érigé en modalité de pilotage. Les contraintes matérielles et humaines locales inconnues du donneur d’ordres faute de concertation avec les collectivités locales de rattachement ont fait entrer les chefs d’établissement dans une phase de découragement ». Dans cette situation, Claude Bisson Vaivre et Annie Tobaty décrivent la naissance de « communautés de destin » dans les établissements avec de nouveaux acteurs locaux et de nouveaux pilotages au gré d’un chef d’établissement ou d’un IEN particulièrement actif et prévenant.
Naissance d’une nouvelle culture professionnelle
La « continuité pédagogique » bénéficie d’une série d’études, réunies par la revue, qui tentent une synthèse de cette période unique. » Les enseignants ont accepté d’abandonner peu à peu la rigidité d’organisation et de laisser plus d’autonomie aux élèves… Les enseignants ont beaucoup progressé dans la connaissance de ce qui se passait dans les familles. Ils découvrent que sans notes les élèves travaillent », expliquent Claude Bisson Vaivre et Annie Tobaty.
Christine Félix, Pierre-Alain Filippi, Sophie Gebeil et Perrine Martin (Univ. d’Aix Marseille) s’appuient sur une série d’entretiens avec des enseignants pour montrer les éffets d’un enseignement à distance non anticipé. » Le silence institutionnel à propos des moyens à mettre en oeuvre pour atteindre les objectifs visés a contraint les différents protagonistes à définir eux-mêmes les tâches les plus appropriées à cette situation inédite de travail à distance de l’école, notamment en s’efforçant de « mettre à leur main » des outils, matériels et symboliques, vis-à-vis desquels ils n’avaient que très peu de familiarité avant ce premier confinement », écrivent-ils. Dans cette première période ils montrent » l’absence du management de proximité sur la scène du travail réel lors de ce premier confinement ».
Violaine Kubiszewski, Feirouz Boudokhane-Lima, Annie Lasne, Florent Lheureux et Emilie Saunier (Université de Bourgogne) s’appuient sur près de 2000 témoignages de professionnels de l’éducation de l’académie de Besançon. Ils montrent qu’il y a eu « adhésion massive à la continuité pédagogique mais avec des interprétation différentes sur les objectifs. Des contacts inédits se sont noués avec les élèves avec la prise de conscience de la montée des inégalités. En Rep, Séverine Chauvel (Upec), Romain Delès et Filipo Perone (Univ. de Bordeaux) montrent » de nouvelles formes de réflexivité (chez les enseignants) et, parmi celles-ci, une capacité accrue à appréhender les difficultés éducatives des élèves et de leurs familles dans leur complexité. Les entretiens ont mis au jour que le confinement a été l’occasion d’un accroissement de leur réflexivité : sur les pratiques professionnelles, mais aussi sur les représentations des familles et des élèves ».
Quel bilan ?
Quel bilan est fait de cette période ? Pour Marc Bablet, Philippe Claus et Annie Tobaty, c’est « l’inadéquation de ce management face à la crise » et « la résistance de l’institution grâce à la résilience des enseignants… Si l’Ecole a tenu son rôle, c’est surtout grâce à la professionnalité des acteurs et au respect de leur liberté et de leur autonomie dans le cadre sanitaire qui leur était imposé. Ces deux conditions ont permis des adaptations créatives, des relations renouvelées avec les élèves et leurs parents, des interrogations fécondes sur le numérique et ses limites, des dynamiques collectives, dans l’échange comme dans la décision ».
Reste à imaginer l’avenir. Le numéro interroge Alain Bouvier et Alain Boissinot qui tirent de cet épisode des conclusions conformes à leurs engagements. La crise sanitaire devrait inviter à aller plus loin dans l’autonomie des établissements, la gestion locale. « Les limites de l’action ministérielle sont vite apparues, et les municipalités ou, pour le second degré, les collectivités de rattachement sont devenues incontournables.. Cette logique impose que l’on fasse réellement confiance à ces acteurs, et que s’instaure une pratique ministérielle nouvelle et moins normative », une formule qui aurait pu être écrite par l’ancien directeur de cabinet de Luc Ferry avant 2020…
Il y a pourtant d’autres leçons à tirer alors que ce numéro montre comment les collectivités locales ont pu empêcher le système de tourner (article de Cécile Roaux). La crise sanitaire a été l’occasion de nombreuses expériences pédagogiques qui ont laissé des traces chez les enseignants, les élèves et les familles mais auxquelles l’institution ne s’intéresse plus. Elle a mis en évidence de nouveaux acteurs (professeurs principaux, référents tice etc.) à nouveau marginalisés et démontré que le système peut tourner sans de nombreux cadres.
Alors qu’un nouveau confinement se profile, l’institution s’acharne à ne rien préparer ni sur le plan pédagogique ni sur celui des moyens numériques pour les élèves. La principale leçon de cet épisode, peu glorieux pour le ministre et ses hauts cadres, c’est que l’institution veut le faire oublier. Merci à la revue de l’AFAE de ne pas laisser faire.
François Jarraud
Administration & éducation, École et crise sanitaire : déstabilisation et opportunités, n° 169 – 2021/1
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