Vincent Tiberj : « Pour les jeunes, le vote ne suffit plus »

La question d'un nécessaire "changement de système" est une préoccupation qui traverse la jeunesse, engagée ou non. © Albert Facelly

La question d’un nécessaire « changement de système » est une préoccupation qui traverse la jeunesse, engagée ou non. © Albert Facelly

Pour le sociologue et chercheur délégué de Sciences-Po Bordeaux, la « cassure avec les partis » illustre une société qui peine à faire une place, autre que symbolique, à la jeunesse. Une mutation des pratiques est en cours qui transforme la politique en France.

Tous pourris, défiance, abstention… la crise démocratique est régulièrement évoquée. Pourquoi estimez-vous qu’il s’agit davantage, parmi les jeunes, d’une transformation des pratiques citoyennes ?

Vincent Tiberj. © Hugues Bretheau/SAM Univ Bordeaux

Vincent Tiberj Cette notion de crise est utilisée depuis la fin des années 1980, cela devient une caractéristique durable de notre système. Ensuite, ces phénomènes ne constituent une crise que si on adopte un certain point de vue, celui des responsables politiques, des partis, des gouvernants. Notre système a été validé par le peuple français en 1958, à un moment où 10 % de la population au maximum avaient le bac, contre plus de 60 % pour ceux nés dans les années 1980 ou 1990. Ces jeunes générations sont armées pour jouer leur rôle de citoyens, mais cette démocratie représentative très verticale et centrée sur un exécutif fort ne leur correspond plus.

Pendant longtemps, le vote a fonctionné comme un devoir, impliquant une remise de soi : on remet à des élites le soin de gouverner à notre place. C’est particulièrement vrai dans les cohortes anciennes, et parmi elles pour les moins diplômées. Dans les nouvelles générations, certains votent encore de manière régulière, mais ce n’est plus suffisant. Ils utilisent aussi d’autres moyens d’action : ils protestent plus souvent, ils utilisent les manifestations, les pétitions, des boycotts, les réseaux sociaux… D’autres ont un rapport au vote beaucoup plus distancié : le vote n’est plus du tout un devoir, mais un moyen parmi d’autres de s’exprimer, et pas forcément le meilleur puisqu’il contribue à supporter le système.

Cela se traduit dans les débats – encore plus aigus aujourd’hui – d’avant le second tour de la présidentielle 2017 avec l’idée que voter pour Emmanuel Macron, ce serait voter pour un système, qui lui-même a nourri Marine Le Pen. Chez les plus jeunes, plusieurs effets se cumulent. D’abord, ce qu’Anne Muxel appelle une phase de « moratoire politique » : le pli du vote arriverait avec l’ancrage dans l’âge adulte. Mais, dans les enquêtes de l’Insee, on observe que, plus on avance dans le temps, plus le vote intermittent à la présidentielle et aux législatives s’accentue. Ce n’est plus qu’une histoire de jeunesse.

Malgré ces attentes démocratiques, la proportion de ceux qui se tiennent totalement à distance progresse. Qui sont ces « silencieux » ?

Vincent Tiberj Il ne faut pas oublier qu’il n’y a pas une mais des jeunesses, qui se distinguent en matière de classe sociale, d’origines, de territoire, etc. D’un côté, certains sont parfaitement connectés avec la participation, notamment protestataire. D’autres sortent des radars, jusqu’à 28 % parmi ceux nés à partir de 1991, contre 19 % pour ceux nés entre 1981 et 1990, 13 % pour ceux entre 1971 et 1980. Ils sont souvent parmi les peu diplômés de leur cohorte et se retrouvent dans une trappe de précarité : les moins de 25 ans n’ayant pas accès à un certain nombre de droits sociaux.

Il fut un temps où, quand vous étiez ouvrier, employé, vous faisiez partie de collectifs de travail, de syndicats qui permettaient de s’armer pour comprendre les enjeux politiques et de s’en emparer. Avec la fragmentation du monde du travail, cette partie de la jeunesse née dans les années 1980-1990 peut très bien se retrouver dans une situation où on ne l’entend plus, on ne la voit plus. Donc, comment la prendre en compte ?

La présidentielle de 2017 a bouleversé le paysage politique traditionnel, le clivage gauche-droite est-il toujours opérant chez les jeunes ?

Vincent Tiberj Le moment est très particulier. Les notions de gauche et de droite ne sont pas abandonnées. Mais la cassure entre les partis, notamment de gouvernement, et leur électorat s’est accentuée. À partir du quinquennat de François Hollande, la montée de la défiance envers le gouvernement et le Parti socialiste n’est pas récupérée par « Les Républicains ». L’effet d’essuie-glace ne marche plus. Dans la vague 2018 de l’enquête Valeurs, beaucoup moins de gens se placent à gauche ou à droite qu’il y a dix ans et, surtout, beaucoup moins qu’ils ne le devraient, compte tenu de leurs valeurs. Ces citoyens ont des préférences politiques – par exemple, ils demandent plus de redistribution, d’État providence –, mais celles-ci sont davantage déconnectées d’un positionnement partisan. C’est valable pour les deux partis du « nouveau monde », LaREM et le RN, qui essaient de faire croire qu’ils résument le clivage principal en France, qui serait celui entre les libéraux et les nationalistes. Le niveau de leur soutien est lui-même extrêmement faible. On est encore dans une période de réalignement : la rupture avec les équilibres partisans classiques a eu lieu, mais un semblant d’ordre est encore loin d’avoir été retrouvé.

Icon QuoteL’individuation – l’idée que chacun doit pouvoir vivre comme il l’entend – est une demande forte de la jeunesse. Mais elle n’est pas de l’individualisme.

Sur le plan des valeurs, observez-vous une droitisation ?

Vincent Tiberj Non. Plus une génération est récente, moins elle est xénophobe. Mais, en parallèle, se politisent les valeurs d’un camp du rejet, anti-immigrés, anti-ouverture culturelle. La peur du grand remplacement – démographiquement fausse et politiquement construite – anime beaucoup de gens. Mais, ce camp-là est de plus en plus faible numériquement. À tel point que j’en viens à l’hypothèse que la panique morale autour de l’intersectionnalité, du woke (éveil d’un état d’esprit militant et combatif en faveur de la protection des minorités et contre le racisme – NDLR), des identités tient beaucoup au fait que ceux qui parlent de la jeunesse ne vivent pas à côté d’elle.

L’individuation – l’idée que chacun doit pouvoir vivre comme il l’entend – est une demande forte de la jeunesse. Mais elle n’est pas de l’individualisme, cela va de pair avec plus de solidarité, d’altruisme, des gens plus concernés par ce qui se passe autour d’eux et le bien-être des autres. Il s’agit davantage d’une forme de compréhension des inégalités sociales, de genre, d’origine, que d’une logique de repli sur soi.

Quant à une droitisation des valeurs par l’acceptation plus forte du système économique néolibéral, Frédéric Gonthier montre que ce n’est pas le cas, au contraire. On est face à un paradoxe : culturellement, on est de plus en plus progressiste ; socio-économiquement, cela varie, mais, en 2018, la demande de redistribution est particulièrement forte. Par contre, il y a une politisation des valeurs de droite.

Cette enquête date d’avant la crise du Covid. Celle-ci est-elle susceptible de changer la donne ?

Vincent Tiberj Il faut être très prudent. On n’est pas encore en mesure de dire si ce qui se passe avec le Covid aura un effet de court terme ou si cela marquera durablement ces jeunes. Néanmoins, certains phénomènes n’ont pas de raison de s’arrêter. À moins d’un basculement majeur, avec, par exemple, l’émergence de quelqu’un qui suscite une confiance délirante, ce rapport à la démocratie représentative ne peut que s’accentuer.

Icon Education « Générations désenchantées ? Jeunes et démocratie », sous la direction de Laurent Lardeux et de Vincent Tiberj, la Documentation française, coll. Injep, 236 pages, 21 euros.


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