Marché de l’occasion : les dessous d’un succès

29,4 millions, c'est le nombre de visiteurs uniques mensuels affi ché par Leboncoin en 2020. © Sadak Souici

Un Français sur deux utilise Leboncoin, géant de la vente entre particuliers qui bouscule les pratiques. Le marché de la « seconde main » explose, boosté par la crise. Le désir de consommer autrement cohabite avec une frénésie d’échanges. Un phénomène vertueux ? Pas si sûr… 

C’est une révolution silencieuse qui a débuté bien avant la crise sanitaire, sur fond de préoccupations financières et écologiques, mais qui s’est transformée, au fil des confinements, en un véritable phénomène de société : l’incroyable essor du marché de l’occasion. Désormais, les Français n’hésitent plus, quand ils cherchent un nouveau canapé, une tenue d’été ou leur prochaine voiture, à jeter leur dévolu sur des produits de seconde main, hier pour certains méprisés. Alors qu’ils n’étaient que 17 % en 2005 à consommer des biens d’occasion, cette proportion a littéralement explosé, et désormais plus des deux tiers de la population se disent prêts à délaisser le neuf pour satisfaire leurs besoins ou envies. Et, au cœur de cette tendance de fond, qui surfe sur le développement du e-commerce, un acteur fait la course en tête dans l’Hexagone, mariant des résultats en hausse constante et une popularité sans faille : Leboncoin.

7,4 MILLIARDS D’EUROS
C’est le volume estimé du marché de l’occasion en 2020.

Lancé en 2006 sur le modèle du suédois Blockset, de dix ans son aîné, le site de petites annonces à la bannière orange ne comptait alors que deux salariés et, après plusieurs semaines d’activité, à peine quelques milliers de produits proposés. Quinze ans plus tard, il est devenu l’une des marques préférées des Français, en particulier des 18-34 ans, et emploie près de 1 500 personnes. Ce nouveau géant a vu le nombre de ses annonces exploser pendant la crise du Covid (de 25 millions à 45 millions), son chiffre d’affaires croître année après année (de 64 millions d’euros en 2011 à près de 400 millions l’an dernier), tout comme son audience (+ 20 % de visites au premier trimestre 2021, par rapport à 2020). Les raisons du succès, selon le directeur général du groupe, Antoine Jouteau ? « La première, c’est le pouvoir d’achat. Les vendeurs veulent récupérer une partie de leur mise, après un achat en neuf, et les acheteurs, dénicher de bonnes affaires. La deuxième, c’est la préservation de l’environnement. Les gens sont portés par l’envie de mieux consommer, de donner une seconde, voire une troisième vie à de nombreux produits. »

58 % des jeunes disent vendre des affaires en ligne pour gagner un peu d’argent, une source de revenus qui dépasse désormais l’échange de services (36 %) ou les petits boulots (22 %).

« Une véritable drogue »

Des fondamentaux auxquels Leboncoin a ajouté deux ingrédients spécifiques : la gratuité des annonces (en tout cas les basiques, destinées aux particuliers), et la proximité, puisque le site comme l’appli (lancée en 2011 et qui représente désormais plus de 80 % des usages) permettent de rechercher les bons plans autour de chez soi, via la géolocalisation. « Avec le temps, c’est devenu une véritable drogue, et il ne se passe pas une journée sans que j’aille regarder les nouveautés près de chez moi sur Leboncoin, témoigne Héloïse, une habitante d’un petit village de la Drôme. Je ne cherche même pas un produit en particulier, mais je flâne, par plaisir, par curiosité. En fait, je ne peux plus m’en passer. » D’autres utilisent ce vide-greniers géant avec des objectifs précis. « Dès qu’on a besoin de quelque chose, et parce qu’on veut éviter d’acheter dans le neuf, Leboncoin, c’est devenu un réflexe », résument de leur côté Marie et Jérôme, un couple du Nord.

Ikea, Fnac, Nike… tous s’y mettent

Une tendance qui ne devrait faire que s’accentuer, si l’on en croit l’étude publiée en mars dernier par Toluna, un institut de sondage en ligne, sur « la perception de l’économie circulaire et les nouvelles habitudes de consommation ». D’après cette enquête, 67 % des Français ont l’intention d’acheter de la seconde main sur Internet cette année, et 62 % d’utiliser ce canal pour en vendre.

Parmi les principales catégories visées figurent la mode (49 %), les produits culturels (45 %), le high-tech et l’électroménager (37 %) ou encore l’équipement de la maison et la déco (30 %). Autant de secteurs qui ont fait le succès de Leboncoin dans ses premières années, mais ont aussi suscité des vocations depuis : lancée en 2008 par une jeune étudiante lituanienne, Milda Mitkute, la plateforme Vinted, spécialisée dans la vente ou l’échange de vêtements d’occasion, a débarqué en France en 2013. Et y revendique désormais plus de 16 millions de membres – son plus gros marché ! La start-up européenne pèse quelque… 3,5 milliards d’euros, après un dernier tour de table réalisé au printemps 2021.

Icon Quote Si une partie des transactions encourage l’achat du neuf, ça n’est pas très vertueux », reconnaît le PDG de Leboncoin. Pointé du doigt, le secteur textile s’inquiète de son impact écologique.

Mi-site marchand, mi-réseau social, Vinted séduit par sa simplicité et son absence de frais pour les vendeurs, et est devenu le fournisseur officiel d’argent de poche de nombreux ados français. Selon le baromètre réalisé par l’institut Poll & Roll pour la néobanque Pixpay, 58 % des jeunes disent vendre des affaires en ligne pour gagner un peu d’argent, une source de revenus qui dépasse désormais l’échange de services (36 %) ou les petits boulots (22 %). Dans l’univers de la décoration, Selency, fondé en 2014 sous le nom de Brocante Lab, a aussi fait son trou, en se spécialisant dans les meubles vintage et accessoires design. Sur son site, la plateforme revendique « plus de 100 000 produits », triés, sélectionnés, voire, pour certains, « authentifiés par (ses) experts ».

528 EUROS
C’est le gain moyen d’un utilisateur du site, hors immobilier et automobile (selon un sondage de BCW et Kantar).

Pourtant, cette concurrence n’effraye pas le généraliste Leboncoin. « C’est plutôt une bonne nouvelle, assure le DG Antoine Jouteau, car cela veut dire que ce marché est en train de grossir très fortement, D’ailleurs, toute l’industrie se questionne sur l’opportunité de faire de la seconde main. » Decathlon, qui fut l’une des premières enseignes à se lancer dans la reprise et la vente de vélos d’occasion, en 1986, a ouvert, en début d’année, un espace permanent consacré à l’occasion dans sa succursale d’Herblay-sur-Seine (Val-d’Oise), plus grand magasin de sport d’Île-de-France. Et d’autres suivent depuis, comme les mastodontes Ikea (qui a même ouvert en Suède, fin 2020, un magasin entièrement dédié à l’occasion), Fnac Darty ou La Redoute. Les marques de mode ont aussi flairé le bon filon et se ruent sur ce marché porteur : Kiabi, Promod, Okaïdi, Petit Bateau, Aigle, Nike ou Weston ont lancé leur service de produits d’occasion. Même le secteur du luxe s’y met, via des plateformes comme The RealReal ou Monnier Frères. En clair, tout le monde veut sa part du gâteau, surtout quand celui-ci permet de repeindre en vert une surproduction parfois débridée…

Baisse des volumes

Cette tendance très marquée est-elle d’ailleurs bien vertueuse écologiquement ? L’installation du siège de Leboncoin, en mars 2020, à une adresse au nom évocateur, rue des Jeûneurs à Paris, dans un paquebot de verre de 8 000 m2, ne suffit certes pas à le prouver. Mais le patron du site, lui, est convaincu de l’impact positif de son entreprise. « On estime que la moitié des achats sur notre site se font pour se substituer à un achat dans le neuf, avance Antoine Jouteau.

Et on a évalué à 7,7 millions de tonnes de CO2 les économies d’émissions faites grâce à Leboncoin, tout pris en compte, y compris la consommation de l’entreprise et le coût carbone des livraisons et déplacements. » Mais le chef d’entreprise reconnaît aussi certains risques. « Si une partie des transactions encourage l’achat du neuf, ça n’est pas très vertueux. C’est une préoccupation dans l’univers de la mode, par exemple. » Lequel commence à s’inquiéter (un peu) de son impact écologique. Dans un bilan récent, l’éco-organisme mis en place par les acteurs du secteur, baptisé Refashion, a noté une contraction en 2020 du nombre de nouvelles pièces mises sur le marché en France (2,4 milliards tout de même, – 18 % par rapport à 2019). Reste à savoir si ce recul s’explique par les progrès du marché de l’occasion, ou par les confinements dus à la crise sanitaire…

À l’initiative d’une boutique d’occasion En Second Lieu, à Paris, Anaïs Uzan envisage d’ouvrir un « supermarché de la seconde main » inspiré du modèle suédois. « Mon but : montrer qu’on peut combler tous les besoins du quotidien avec de l’occasion », explique l’ex-productrice de cinéma.

Recyclage

Côté consommateurs, la prise de conscience semble se faire peu à peu. En témoignent les résultats chaque année plus mitigés des périodes de soldes (– 20 % pour les dernières, par rapport à 2019). Mais il faut sans doute aller plus loin. En septembre, une plateforme nommée Recycle, fédérant les acteurs français du recyclage textile, devrait être lancée. Et une campagne au slogan explicite, « Réparons, Réutilisons, Recyclons, Réduisons #RRRR », destinée à sensibiliser le grand public, est aussi attendue en octobre.

800 000
C’est le nombre de nouvelles annonces postées chaque jour sur Leboncoin.

Un message que pourrait reprendre à son compte Anaïs Uzan. À 34 ans, la fondatrice de la boutique parisienne En Second Lieu, spécialisée dans l’occasion, s’est donné pour objectif d’ouvrir bientôt un « supermarché de la seconde main », en s’inspirant du centre commercial ReTuna Aterbruksgalleria, lancé en 2015, à 1 h 30 à l’ouest de Stockholm (Suède). Une démarche engagée et pédagogique, pour l’ancienne distributrice de films qui a quitté son boulot pour se lancer dans ce projet risqué. « Tout est parti d’une envie personnelle de consommer moins, et mieux. J’ai eu la chance de rencontrer la fondatrice de ReTuna et de visiter les lieux. Je me suis dit qu’un tel espace manquait vraiment en France. »

Après avoir testé le concept pendant un mois, en décembre 2020, dans une boutique éphémère, Anaïs Uzan s’est installée dans un local de 50 m2, rue du Château-d’Eau (Paris 10e), au moins jusqu’à la fin de l’année. « Mais l’objectif, c’est vraiment d’ouvrir un grand magasin, à la présentation léchée, pour attirer de nouveaux adeptes et leur montrer qu’on peut combler tous les besoins du quotidien avec de l’occasion. » Au prix du mètre carré dans la capitale, l’ambition est élevée. Mais qui aurait prédit, il y a quinze ans, l’incroyable succès de Leboncoin, qui est en train d’avaler, pour un chèque de 8 milliards d’euros (!), l’activité petites annonces de son concurrent américain eBay…

Trëmma, Geev : ces applis qui revalorisent le don

Si les Français sont de plus en plus nombreux à revendre sur Internet, les donneurs, eux, se font rares. À Emmaüs, les dons récoltés sont toujours moins nombreux, et de moins bonne qualité. Les plateformes comme Vinted ou Leboncoin ont parfois fait oublier le réflexe du don, au profit de la revente, surtout chez un public jeune et connecté.

C’est pour offrir une alternative à ces plateformes que des applications tournées vers le don ont vu le jour. Depuis 2017, l’application Geev propose à ses utilisateurs de donner des objets ou de la nourriture. En janvier dernier, la fondation créée par l’abbé Pierre a lancé l’application Trëmma. Sa particularité : les dons des particuliers s’y transforment en financements pour des projets solidaires. Son interface ressemble en tout point à ses voisines. Les donneurs proposent gratuitement leurs objets, et Emmaüs les revend à prix modestes. Les objets sont ensuite livrés à domicile.

Les recettes de ce « e-shop militant » sont intégralement reversées à des projets solidaires, choisis par les donneurs. Huit projets bénéficient ou ont bénéficié de ce financement citoyen : du reconditionnement d’ordinateurs hors d’usage à la recyclerie sportive, en passant par la création d’une salle informatique dédiée aux personnes accompagnées par Emmaüs Alternatives. Pour faire tourner son application, le label Emmaüs fait appel à des salariés en réinsertion de Seine-Saint-Denis, où ils sont implantés.

———————————————————————————————-

LA CONSOMMATION FRANÇAISE À LA LOUPE
Entré dans le quotidien de nombreux Français au fil des années, Leboncoin est devenu un formidable observateur des tendances qui traversent la société française, en termes de consommation, mais pas seulement. « Via notre site, on voit leurs mouvements de vie, quand ils déménagent, ont des enfants, divorcent, et même décèdent… relève le directeur général Antoine Jouteau. C’est pourquoi nous avons lancé, pour nos 15 ans, une plateforme de statistiques, baptisée le Bon Observatoire, qui renseigne sur toutes ces évolutions, avec des données anonymisées. » Numéro 1 pour les petites annonces automobiles et immobilières, Leboncoin permet ainsi de suivre le prix moyen des véhicules d’occasion (13 500 euros en mai dernier), les modèles les plus demandés (la Golf devance la Clio) ou, côté immobilier, ce qui motive les déménagements, ainsi que leur distance moyenne (69 km). Une mine de données pour les sociologues.


En savoir plus sur Moissac Au Coeur

Subscribe to get the latest posts sent to your email.

Donnez votre avis

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.