Le groupe Ramsay développe la téléconsultation en proposant un abonnement à 11,90 euros par mois aux patients. Sous couvert de faciliter l’accès aux soins partout dans le pays, cette stratégie pourrait au contraire accentuer la sélection des patients par le porte-monnaie.
Une offre de téléconsultation qui met le feu aux poudres. Début juin, l’abonnement proposé par Ramsay, leader discret de la santé privée en France, a déclenché une bronca des professionnels du secteur.
Lancé depuis janvier, ce dispositif que beaucoup ont comparé à un Netflix médical donne, pour 11,90 euros par mois, l’accès à un avis d’un praticien ou une réponse sur une question de santé, 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24 (dans la limite de 20 par an).
Dans un communiqué, le groupe assure que ce service, sans surcoût de consultation, ni prise en charge par l’assurance-maladie (sauf pour les éventuelles prescriptions réalisées lors des téléconsultations), « ne se substitue pas à un médecin traitant ».
Ce « netflix médical » remet en « cause le modèle de santé français fondé sur la solidarité et la gratuité des soins »
Si une centaine de personnes y ont déjà souscrit, majoritairement des plus de 60 ans, pour l’Ordre des médecins, cela « remet en cause le modèle de santé français fondé sur la solidarité et la gratuité des soins ».
Voir aussi :Le business de la télémédecine
Agnès Giannotti, la présidente du syndicat de généralistes, MG France, a pointé, quant à elle, les multiples faiblesses : « Pas de suivi, pas de coordination, pas de consultation physique, c’est le pire de ce qu’on peut voir comme offre de soins. »
Le géant, dont l’actionnaire principal est l’australien Ramsay Health Care, qui emploie 36 000 personnes dans cinq pays européens et travaille avec 8 600 praticiens libéraux, a beau mettre en avant l’utilité de ce dispositif dans la lutte contre les déserts médicaux, pour le collectif Nos services publics, « cela crée, au contraire, un système de santé à deux vitesses, ciblant ceux qui peuvent payer. Cette offre risque surtout de nous priver d’une ressource trop rare : les médecins ».
Ce Netflix médical est symptomatique de la stratégie du groupe. Alors que la pénurie de praticiens n’a jamais été aussi forte et que les délais d’attente aux urgences explosent, avec huit millions de personnes vivant dans un désert médical en France, Ramsay Santé et les autres acteurs du secteur privé espèrent bien se tailler la part du lion sur la médecine de ville.
Tentative de mainmise sur 6 établissements déficitaires de la Croix-Rouge
Si les plus de 130 cliniques et hôpitaux français du leader restent sa locomotive économique, avec un chiffre d’affaires de 4,3 milliards d’euros en 2022, en hausse de 6,9 %, leurs activités n’ont pas repris comme avant la pandémie. Et les perspectives de développement se réduisent dans ce domaine.
« Sur certains territoires où Ramsay atteint déjà de 30 à 50 % de l’offre de soins, l’Autorité de la concurrence peut mettre le holà aux rachats de cliniques et ils le savent, explique Laura Alles, doctorante en économie de la santé à l’université de Paris-XIII. C’est aussi pour cela que la télémédecine et les centres de santé deviennent de nouveaux relais de croissance. »
« S’ils voulaient nous racheter, c’est qu’il y avait de l’argent à se faire sur le dos des malades » Carine Sedenio, déléguée syndicale centrale CGT à la Croix-Rouge
Alors que les soins de premier recours étaient jusqu’ici hors du secteur privé lucratif, depuis 2021, la société a racheté une série de centres de santé. L’année dernière, Ramsay Santé souhaitait ainsi mettre la main sur 6 établissements déficitaires de la Croix-Rouge en région parisienne accueillant 62 000 patients. L’opération a finalement capoté.
Selon Carine Sedenio, déléguée syndicale centrale CGT à la Croix-Rouge : « Les soignants ont protesté car, ayant toujours travaillé dans l’associatif, ils ne se voyaient pas continuer avec Ramsay. Le changement de valeur aurait été trop important. Dans nos centres, nous accueillons beaucoup des personnes qui touchent l’aide sociale. S’ils voulaient nous racheter, c’est qu’il y avait de l’argent à se faire sur le dos des malades. Leur but est de renvoyer les patients qui ont besoin de voir des spécialistes et de subir des examens vers leurs cliniques où les médecins pratiquent les dépassements d’honoraires », appuie-t-elle.
Pour Laura Alles, pas de doute, dans cette stratégie d’orientation de la patientèle vers les établissements hospitaliers Ramsay, le centre de santé fait office de rampe de lancement : « Dans le cas de la Croix-Rouge, certaines structures auraient été à cinq minutes de leurs cliniques, note la doctorante. Faire venir plus de malades booste leur croissance interne. »
Vers un financement par capitation pour « valider la pérennité d’un nouveau modèle économique »
Comme pour la téléconsultation payante et non remboursée, une fois aux portes de la clinique, un tri risque de s’opérer par le porte-monnaie. « Les cliniques privées sont théoriquement obligées d’accepter tout le monde, poursuit la chercheuse. Mais, cela a été confirmé par des témoignages de personnels d’accueil dans d’autres groupes, il y a une stratégie de vérification de couverture médicale pour savoir à qui proposer des chambres individuelles ou des offres supplémentaires. »
Dans sa conquête de la médecine de ville, Ramsay a aussi racheté le groupe suédois Capio, en 2018, ramenant dans ses valises l’idée d’un autre type de financement : celui par capitation. Dans le cadre de l’article 51 de la loi de financement de la Sécurité sociale, qui autorise ces expérimentations, six centres de soins primaires sont ainsi en test dans des zones en pénurie à Pierrelatte (Drôme), Bourg-de-Péage (Drôme), Oyonnax (Ain), Argenteuil (Val-d’Oise), Ris-Orangis (Essonne) et Paris.
Si, dans son rapport annuel d’activité de 2022, le géant souligne qu’ « un des objectifs est de réduire les barrières économiques à l’accès aux soins, en priorisant une prise en charge en secteur 1 », il s’agit aussi de « valider la pérennité d’un nouveau modèle économique ».
Ce système de financement, sous forme de forfait alloué pour une prise en charge annuelle des patients, pourrait se révéler plus intéressant que la tarification à l’activité, actuellement en vigueur.
« Le centre de santé reçoit une dotation en fonction de la population suivie, décrypte Laura Alles . Pour Ramsay, il peut être tentant de s’installer dans des secteurs où les problèmes de santé des malades sont “gérables”. » Pour accentuer la rentabilité, la capitation incite effectivement à privilégier les patients les moins « coûteux », en termes de pathologie ou de fréquence de consultation.
Un partenariat juteux avec les Jardins d’Arcadie qui accueille les plus de 60 ans
Sur sa lancée, le groupe lorgne aussi du côté des seniors. Il a noué un partenariat avec les Jardins d’Arcadie, structure spécialisée dans l’accueil des plus de 60 ans pour créer 8 centres de soins primaires entre 2022 et 2023.
Alain Beaupin, président de la Coopérative de santé Richerand (privé non lucratif sous le statut de société coopérative d’intérêt collectif), voit cette captation des patients du centre de santé jusqu’à l’Ehpad d’un œil inquiet.
« La médecine prescrite et remboursée ne devrait rien avoir à faire dans le domaine commercial ! assène-t-il. Dans notre coopérative, nous accueillons du public vulnérable comme des migrants et nos médecins travaillent aussi dans les hôpitaux publics parisiens, ce qui permet un meilleur suivi des patients. Mais c’est le contraire de ce qu’on devrait faire pour gagner de l’argent ! »
La coopérative connaît des difficultés économiques et teste, comme Ramsay, un mode de financement par capitation. À un détail près : « Nous ne sommes pas là pour faire des profits », précise son président, qui estime que « c’est tout le fonctionnement du système de santé qu’il faudrait revoir».
Car le leader de la santé privée tire la majorité de son chiffre d’affaires de l’assurance-maladie : 91,1 % proviennent de la facturation de soins financés par la Sécu et 4,5 % des frais hôteliers (les patients paient pour avoir une chambre seule et diverses prestations). 4,5 % du chiffre d’affaires sont également réalisés via le paiement de redevances des médecins libéraux aux cliniques pour mise à disposition des locaux, du personnel et des services de l’établissement tels que la gestion des honoraires. « Ce dernier point est aussi indirectement financé par la Sécu via les honoraires des médecins », pointe Laura Alles.
Alors que l’État se désengage comme jamais de l’accès aux soins, le géant continue, lui, de tisser sa toile. « Ramsay ne recherche pas à donner un maximum aux actionnaires, mais vise plutôt le long terme, analyse une élue de la CGT. Ils veulent devenir le numéro un partout et peser auprès du gouvernement en misant sur le fait que la santé sera intégralement privée à un moment. Ce ne sont pas des philanthropes. » Sollicité à plusieurs reprises pour des précisions, le groupe n’a pas souhaité nous répondre.
En savoir plus sur Moissac Au Coeur
Subscribe to get the latest posts sent to your email.