La question du parti, de l’engagement révolutionnaire et de l’actualité du communisme, au cœur de la question de l’émancipation, s’est invitée au Village du livre de la Fête de l’Humanité.
Les intervenants
- Jean Quétier, philosophe et auteur
- Isabelle Garo, philosophe et autrice
- Yvon Quiniou, philosophe et auteur
La publication cette année par le philosophe Jean Quétier d’une série d’ouvrages sur la question du parti révolutionnaire chez Marx a donné lieu à un débat au cours de la dernière Fête de l’Humanité. Ce débat, organisé au Village du livre en septembre, a été l’occasion d’interroger la crise vécue aujourd’hui par la forme parti – en France en particulier – mais aussi le devenir de cette dernière comme mode d’organisation des luttes émancipatrices des membres des classes exploitées, dominées et opprimées face au renforcement de l’autoritarisme libéral, réactionnaire et conservateur.
En quoi Karl Marx est-il un théoricien du parti ?
Jean Quétier : Dire que Marx est un théoricien du parti est quelque chose qui ne va pas de soi. Dans le marxisme, on a même longtemps soutenu que Marx, malgré ses immenses mérites, n’était pas un auteur majeur sur le plan de la théorie des formes d’organisation du mouvement ouvrier et du mouvement révolutionnaire.
Mon objectif, c’est de défendre la thèse selon laquelle il y a chez Marx, au contraire, des éléments qui permettent de penser une théorie du parti. Cela ne veut pas dire que cette théorie du parti soit systématique et qu’on puisse la trouver énoncée en un seul endroit. En fait, l’hypothèse qui est la mienne, c’est qu’il faut aller la chercher un peu partout, notamment dans ses textes d’intervention – puisque Marx n’est pas seulement un théoricien, mais aussi un acteur de son temps.
Dans tout cet ensemble de textes, on trouve des éléments qui permettent de reconstruire progressivement non pas seulement une, mais deux – au moins – théories du parti. La première est celle qu’on trouve dans le Manifeste du parti communiste, avec l’idée que les communistes sont une fraction déterminée, lucide, d’un parti ouvrier plus large. Cette théorie, on la retrouve au milieu des années 1840. Dans les années 1860, au moment de la constitution de l’Association internationale des travailleurs, il y a une autre théorie du parti qui se développe, en opposition au mode d’organisation sectaire. Cette théorie est plutôt une théorie du parti de classe. Ce n’est pas une théorie du parti communiste à proprement parler.
Dans cette perspective, il n’y a pas de distinction fonctionnelle, comme il pouvait y en avoir dans le Manifeste, entre quelque chose qui serait le Parti communiste et quelque chose de plus large qui serait le parti ouvrier. Il y a l’idée qu’il faut construire un parti de classe et, dans ce cadre-là, tout l’effort de Marx va être de lutter contre ce qu’il va appeler les sectes pour désigner un peu l’envers de ce que devrait être un parti révolutionnaire et sa version pathologique. Au cœur de cette théorie du parti de classe telle que Marx la développe, il y a l’idée selon laquelle l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes.
C’est l’élément central. Cela veut dire rompre avec toute forme d’organisation politique qui se ferait sur une base doctrinale amenée de l’extérieur pour mettre le mouvement ouvrier sous tutelle et qui serait l’œuvre, par exemple, d’une sorte de chef charismatique. L’autre élément central, c’est que le parti est un lieu d’intelligence collective. Cela, c’est vraiment le cœur de cette théorie du parti. Dans cette théorie du parti telle que Marx l’énonce, il y a des choses qui peuvent nous intéresser pour la bataille politique d’aujourd’hui. Le retour au milieu du XIXe siècle, de ce point de vue, peut être profitable.
Isabelle Garo, vous insistez, pour votre part, sur la question de l’articulation de la question du parti et de l’État. Pourquoi ?
Isabelle Garo : Il faut replacer la question du parti dans un ensemble un peu plus large qui est la démarche communiste de Marx. Marx prend le parti du communisme. C’est un travail de construction d’une organisation, mais pas seulement. Pour lui, il ne s’agit – et comme le souligne très justement Jean Quétier, c’est un enjeu pour aujourd’hui – ni de construire un label ou une identité, ni de construire une organisation qui serait un but en soi.
C’est penser et réaliser un parti révolutionnaire qui vise, à un moment donné, à abolir et à dépasser le capitalisme, et à mettre en place une autre société, un autre mode de production, mais aussi une autre vie sociale qui s’appelle le communisme. Dans ce contexte, évidemment, il ne s’agit de tomber ni dans la fétichisation du parti, ni dans une conception strictement instrumentale de l’organisation. Pour Marx, une classe n’est pas une entité sociologique mais politique et cette entité se construit.
La tâche d’une organisation relève ainsi de cette construction, tâche de prise de conscience et de formation qui, au sein d’une organisation politique, joue un rôle tout à fait déterminant. Cela pose en outre la question du rapport à l’État et celle du fonctionnement démocratique. On pourrait aussi ajouter la dimension internationale et internationaliste qui, pour Marx, est caractéristique d’une organisation communiste, mais aussi celle de la place des femmes dans l’organisation.
Quel rôle pour les idées et la lutte idéologique dans ce cadre ?
Yvon Quiniou : Prendre parti, aujourd’hui, pour un intellectuel qui veut vraiment approfondir les choses dans le sens de l’humain, tel que le communisme le propose, se trouve d’abord dans la lutte idéologique contre les idées dominantes, idées dominantes qui vont de l’extrême droite à l’extrême gauche. Elles nous sont imposées mais nous n’en avons pas conscience, en général. Elles sont conservatrices.
Pour être révolutionnaires et transformatrices, comme les idées dont nous débattons aussi aujourd’hui, ces idées doivent aussi porter des valeurs, en particulier des valeurs morales. Il y a nécessité, pour un parti communiste – pas socialiste, pas libéral, etc. – d’un idéal humain, selon moi, au cœur de la pensée de Karl Marx, même si le philosophe l’a nié dans la seconde partie de sa vie. Ces valeurs, ce sont des valeurs morales centrées sur l’universel, ce qui implique la suppression des rapports d’exploitation et de domination.
Lucien Sève est le premier à avoir parlé de cela en priorité : penser l’épanouissement des individus, c’est-à-dire la désaliénation. Le capitalisme ne se contente pas d’être un système économique qui exploite, qui appauvrit les gens, qui les paye mal, qui les fatigue, etc. C’est aussi un système qui empêche les individus de réaliser leurs potentialités, leurs meilleures potentialités, au plus haut niveau.
Notre combat idéologique, c’est de rappeler cette idée fondamentale que le communisme n’est pas mort : parce qu’il n’a jamais vécu. Ce qui est mort, c’est une caricature qui a initié un certain nombre de peuples et de partis, mais qui les a amenés finalement à l’échec. Mais cet échec, ce n’est pas l’échec de l’idée communiste, c’est l’échec de son contresens. Il faut retrouver Antonio Gramsci, le philosophe marxiste italien qui prétendait qu’on ne pouvait pas se passer d’idéologie mais qu’il faudra passer d’une idéologie du sens commun rétrograde à ce qu’il appelle une idéologie du bon sens, inspirée par les valeurs de l’universel, tel que Kant l’a préconisé.
Jean Quétier, ce retour ou ce détour par Gramsci vous semble-t-il à l’ordre du jour ?
Jean Quétier : On peut en effet partir de Gramsci. L’intérêt de la pensée de Gramsci, c’est, d’une part, de repenser la question de l’État à nouveaux frais dans le marxisme et d’essayer d’avoir une conception de l’État plus large avec son concept d’État intégral. Pour faire le lien avec le thème qui nous intéresse, chez Gramsci, il y a aussi une pensée du parti qui est extrêmement riche et extrêmement profitable.
Gramsci, en s’inspirant de Machiavel, va essayer de montrer que le parti politique, c’est ce qu’il appelle le « prince moderne », c’est-à-dire le formateur de volonté collective à l’époque contemporaine. Cela ne peut plus être un individu isolé, un dirigeant qui amène les masses derrière lui, mais c’est un collectif. Aux yeux de Gramsci, tous les membres d’un parti politique doivent être considérés comme des intellectuels en un sens nouveau qu’il va donner à ce terme en posant cette distinction centrale entre intellectuels traditionnels et ce qu’il appelle les intellectuels organiques.
Isabelle Garo : La question de l’État fait le lien entre la question de la prise de parti et du parti. Chez Marx, il y a une évolution qui l’amène d’abord à penser quelque chose, l’autodissolution de l’État. À partir de l’épisode de la Commune de Paris, il va radicaliser son point de vue et parler très clairement de « bris » de l’État. Cela veut dire quoi, « le bris » de l’État ? Qu’est-ce qu’on « brise » en réalité ?
Pour Marx, le « bris » de l’État, c’est la destruction d’une structure autoritaire verticale qui est le contraire de ce qu’il appelle, concernant la Commune de Paris, l’autogouvernement des travailleurs. Bien entendu, pas de toute instance de centralisation. Dans son texte sur la Commune, Marx dit qu’on a besoin, à un moment donné, d’un organisme et d’une administration publics – ce que Pierre Bourdieu appelle le bras gauche de l’État.
C’est une question qui se pose aussi à nous. Comment fait-on avec cet État néolibéral qui est en train de retrouver les formes les plus autoritaires qui soient ? Comment non pas simplement réintroduire un peu de service public et de redistribution, mais combattre effectivement cette logique délétère qui est devant nous ? La question des partis se pose parce qu’un parti est une organisation qui s’insère nécessairement dans le jeu étatique. Les structures représentatives de l’État démocratique, de plus en plus vidé de sa démocratie, sont les structures qui emprisonnent aussi les organisations qui sont bien obligées de participer.
Mais elles ne doivent pas non plus se contenter de cette participation, sauf à être absorbées dans cette logique étatique. Comment construire un parti communiste qui soit aussi l’outil, à un moment donné, d’une désétatisation, c’est-à-dire de la reconstruction collective consciente et démocratique d’instance de planification ? Ce mot de planification qui est sorti discrédité de l’histoire de l’URSS est un mot à reprendre à nos adversaires.
Yvon Quiniou : Pour Marx, seule la science peut dire quelles seront encore les fonctions de l’État dans le futur. Ce faisant, il s’opposait à l’affirmation de la social-démocratie qui prétendait que tout État devait demeurer et au modèle libertaire de l’abolition de l’État. La Commune de Paris, ce n’était pas la disparition de l’État. C’était un État démocratique à tous les niveaux avec un degré d’éligibilité relativement bref, avec des contrôles des élus tous les deux ans, etc. Il y avait là une espèce de modèle assez extraordinaire. C’était le modèle d’un État où la liberté se conquiert et s’actualise chez tous, quel que soit par ailleurs à l’époque le degré d’éducation des individus en question.
Jean Quetier : L’intérêt de réfléchir sur la question du parti chez Marx, c’est de trouver des outils pour surmonter la crise actuelle des partis en politique. Le moment où Marx écrit est le moment de la naissance des partis politiques comme invention démocratique formidable par rapport à tout ce qui existait auparavant. Lorsqu’on en prend conscience, en regardant de près ces textes, on a aussi des outils pour penser à nouveaux frais la forme parti aujourd’hui. Pas en refaisant ce qui a existé au XIXe siècle à l’identique. Ce serait évidemment une erreur. Mais en innovant et en essayant de puiser à cette source méconnue pour redonner, disons, un second souffle à la forme parti.
Isabelle Garo : La question du parti politique n’est pas close. Elle est devant nous. Il reste à inventer et à réinventer des formes de l’organisation dont nous avons absolument besoin aujourd’hui.
Le Travail de parti de Marx. Intervenir dans les organisations ouvrières, éditions de la Sorbonne, 2023, et Sur le parti révolutionnaire, éditions sociales, 2023 de Jean Quétier.
Marx, une critique de la philosophie, éditions sociales, 2023 d’Isabelle Garo.
L’Idéologie et son pouvoir, l’Harmattan, 2023 d’Yvon Quiniou.
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