Ventes d’armes : la France complice de la guerre à Gaza

Depuis 2013, Paris vend pour 20 millions d’euros par an de composants militaires à Israël. Ces exportations rendent notre pays complice de la guerre à Gaza.

Le président Emmanuel Macron lors de la conférence sur l’aide humanitaire à Gaza, le 9 novembre 2023, à Paris. © Firas Abdullah/ABACAPRESS.COM

Ce sont huit pauvres fusils d’assaut. D’après le rapport annuel sur les exportations d’armes de la France, présenté au Parlement par le ministère des Armées en juillet 2023, ils ont été livrés à Israël en 2022. Une goutte d’eau, indéniablement, dans l’arsenal militaire israélien. Selon ce document qui doit éclairer la représentation nationale sur les transferts de matériels militaires français vers les partenaires ou les clients du reste du monde, ce sont les seules armes complètes et prêtes à l’emploi répertoriées comme ayant été expédiées depuis la France vers Israël, l’année dernière.

Des armes dites légères ou de petit calibre, identifiées et peut-être reconnaissables… rien, ou si peu, au fond. Mais quand, comme y incite le gouvernement Netanyahou aujourd’hui, ces fusils d’assaut sont remis à des milices de colons ou utilisés dans l’offensive terrestre sur la bande de Gaza, ils peuvent tout à fait faire couler le sang de civils palestiniens. De quoi concourir directement, sur le terrain, à de potentielles violations du droit humanitaire, voire à des crimes de guerre. Et là, l’histoire pourrait n’être plus tout à fait la même pour Emmanuel Macron, même tout affairé, ce jeudi 9 novembre, lors de son sommet à Paris, à l’« aide humanitaire » aux Palestiniens de Gaza.

Composants militaires et biens « à double usage »

Dans les registres de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (Sipri), l’une des rares sources d’information indépendantes qui inventorie les exportations de matériel militaire au sens strict – donc, ni les technologies, ni les composants, notamment –, la France n’apparaît plus comme fournisseur d’Israël depuis des décennies.

Seuls les États-Unis – loin devant, avec un montant global, depuis 2013, évalué à 3,6 milliards d’euros (lire aussi page 4) –, l’Allemagne (1,5 milliard d’euros) et l’Italie (261 millions) sont identifiés comme exportateurs d’« armes majeures » vers Israël. Tout comme le Royaume-Uni, le Canada ou encore l’Australie, la France ne livre plus d’équipements militaires ou d’armements clés en main à Israël.

Mais depuis 2013, la France a vendu et livré chaque année pour 20 millions d’euros, en moyenne, de composants militaires à Israël. Le gouvernement français a, par ailleurs, délivré des autorisations d’exportation vers Israël pour un volume global de 357 millions d’euros, dont près d’une dizaine de millions entrant dans la fabrication de « bombes, torpilles, roquettes, missiles, autres dispositifs et charges explosifs ». Mais ces licences accordées par la Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG) sont loin d’être toutes exercées dans les faits.

À ces exportations, réelles ou encore virtuelles, d’armements purs et durs, il convient d’ajouter le volume des échanges avec Israël concernant les biens dits « à double usage ». Dans un autre rapport destiné aux parlementaires, Bercy recense ainsi des transferts vers Israël de composants de cette nature hybride, à application civile ou militaire, pour un volume financier de 34 millions d’euros en 2022, dont 29 millions d’euros pour la seule catégorie « capteurs et lasers », particulièrement utiles pour les armées.

Soulignant que les montants en jeu sont « assez faibles », surtout en comparaison des clients principaux de la France en matière militaire comme l’Arabie saoudite, le Qatar et l’Égypte, Patrice Bouveret, cofondateur de l’Observatoire des armements, en tire une observation imparable : « L’adoption d’un embargo ne mettrait pas du tout en péril l’industrie française. »

Une question de justice internationale et de droit humanitaire

Mais, évidemment, sur fond d’offensive israélienne littéralement sans précédent – d’après les décomptes du ministère de la Santé du Hamas à Gaza, les bombardements ont fait 10 812 morts, dont 4 412 enfants –, la question n’est pas économique, elle renvoie désormais à la justice internationale et au droit humanitaire.

« On nous informe de montants financiers dans le rapport présenté au Parlement sur les exportations d’armements, relève Patrice Bouveret. Mais cela ne donne aucune idée de la dangerosité des armes conçues avec des éléments ou des composants produits et commercialisés par la France. Ce ne sont pas les montants qui font la létalité, l’enjeu des exportations d’armes ne se mesure pas qu’au seul volume d’argent en jeu. Seule la publication d’une liste précise des produits exportés permettrait de mesurer précisément la réalité de la contribution militaire et la responsabilité de la France dans les massacres perpétrés par l’armée israélienne à l’encontre des populations palestiniennes. »

Interrogé par l’Humanité sur la nature des produits militaires français exportés vers Israël et sur le risque de complicité pour avoir prêté aide ou assistance à un acte illicite commis par un autre État, le ministère des Armées renvoie vers l’Élysée, « ce sujet relevant de la présidence de la République ». Sollicités à leur tour, les services d’Emmanuel Macron ne nous ont pas répondu avant le bouclage de cette édition.

En matière d’exportations d’armes vers Israël, la position du gouvernement français a été constante jusqu’à présent : s’appuyant sur le niveau « relativement faible » des « ventes directes de matériels français à l’État israélien », les autorités à Paris ne semblent pas particulièrement inquiètes, et elles insistent sur la « vigilance » de la commission interministérielle (CIEEMG) qui les autorisent. Pas sûr que cette explication suffise, d’autant plus si des familles de victimes palestiniennes se piquent de suivre l’exemple de la famille Shuheibar, qui a saisi la justice en France pour faire reconnaître un « crime de guerre », survenu à Gaza en juillet 2014, au moyen d’armes en partie françaises (lire notre encadré).

Le géant français Thalès interpelé au Royaume-Uni

Tandis que des activistes au Royaume-Uni ciblent, ces dernières semaines, les fabricants d’armes ou de composants potentiellement utilisés contre les populations gazaouies, comme le géant français Thales qui a un partenariat sur un drone militaire avec le plus gros industriel israélien du secteur (Elbit), les questions se posent au sein même des entreprises en France. D’ailleurs, chez Thales, ce n’est pas nouveau. Dès 2014, la CGT avait interpellé la direction sur ses « relations avec Israël », et elle envisage de le refaire prochainement.

« On est en train de voir comment agir efficacement, confie Gregory Lewandowski, le coordinateur du syndicat au sein de la multinationale. On sait bien que c’est le gouvernement français qui autorise les ventes d’armes, et notre direction se réfugie derrière ça pour évacuer le sujet, mais on aurait tout à fait le droit de décider de ne pas vendre nous-mêmes ! Pour nous, il y a bien sûr une responsabilité morale, nous ne tolérons pas l’idée que nos matériels puissent être utilisés pour des génocides, on l’avait dit pour les Saoudiens au Yémen, et ça vaut peut-être aujourd’hui pour Israël à Gaza. Mais, à la direction de Thales, nous rappelons également le risque juridique que fait peser notre concours potentiel à des crimes de guerre. »

Article 6 paragraphes 2 et 3 du traité sur le commerce des armes (TCA), articles 16, 40 et 41 de la Commission internationale des lois des Nations unies, article Ier de la Convention de 1948 des Nations unies pour la prévention et la répression du crime de génocide (CPRCG)… Pour Benoît Muracciole, président de l’association Action sécurité éthique républicaines (Aser), faute de suspension de ses transferts d’armes vers Israël, la France pourrait être poursuivie sur la base de ses propres engagements internationaux.

« Les États ont le devoir de prévenir le risque de génocide à Gaza, et si la France a connaissance du danger au moment où elle autorise des livraisons d’armes, elle s’en rend complice, alerte Benoît Muracciole. Les violations par Israël des droits de l’homme ont un caractère répété et successif, elles ont été observées lors de toutes les guerres précédentes. Décrivant les civils de Gaza comme des “animaux, affirmant que “les Palestiniens n’existent pas puisque la Palestine n’existe pas” ou appelant à “éradiquer Gaza”, les ministres israéliens ont multiplié les déclarations aux accents génocidaires. Le gouvernement français ne pourra pas prétendre ne pas avoir eu connaissance du danger. En persistant dans leur déni, les dirigeants français, des ministres au président, pourraient être exposés à des poursuites au titre de leur responsabilité individuelle comme complices de crimes de guerre devant la Cour pénale internationale (CPI). »


Un ex-vendeur d’armes français dans le viseur de la justice

Le 17 juillet 2014, pendant l’opération « Bordure protectrice », menée par Israël dans la bande de Gaza, trois des enfants Shuheibar profitent d’une trêve pour jouer avec deux cousins. Un missile les frappe de plein fouet. Bilan : trois morts et deux blessés graves. On retrouve, dans les débris, un capteur dont le fabricant est une société française, Exxelia Technologies. En 2016, une première plainte pour « homicide involontaire » et « complicité de crime de guerre » est classée sans suite. Deux ans plus tard, l’avocat Joseph Breham dépose une nouvelle plainte avec constitution de partie civile, entraînant l’ouverture d’une information judiciaire. En juillet dernier, soit neuf ans après le drame, les plaignants ont enfin été entendus par une juge. Entre-temps, la société Exxelia a été rachetée par une entreprise américaine, mais la procédure suit son cours.

 


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