Les discours des dirigeants européens, qui jouent sur une « menace russe » pour justifier une dangereuse course à l’armement, soulèvent de vives inquiétudes. Aucune stratégie diplomatique n’émerge à même de favoriser une désescalade.

Les deux dirigeants français et britannique, Emmanuel Macron et Keir Starmer, réunissent, le 27 mars à Paris, une « coalition des volontaires ». Dans la lignée des sommets qui se sont succédé depuis le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, cette rencontre prolongera les négociations sur « la paix et la sécurité pour l’Ukraine ». À l’Élysée, une trentaine de pays alliés, membres de l’Otan, vont discuter de l’aide et des « garanties de sécurité » pour Kiev dans le cadre d’un éventuel futur accord de paix avec la Russie. Au menu des discussions, il sera également question d’engagement en faveur de la sécurité du continent.
Contre champ :
Ce mercredi, le président français a annoncé une aide supplémentaire de deux milliards d’euros pour maintenir « la résistance » de l’Ukraine, détaillant aussi l’envoi « de missiles antichars Milan, des moyens de défense aérienne comme des missiles MICA qui équipent les Mirage qui ont été livrés ou encore des missiles sol-air Mistral ». Avec son homologue Volodymyr Zelensky, ils ont évoqué également le déploiement terrestre. Le dirigeant ukrainien reconnaissant que cette question pourrait « être réglée demain, ou en tout cas discutées » et répété que « Moscou ne comprend pas d’autre langage que le langage de la force ». Igor Jovkva, l’un de ses conseillers avait prévenu avant la rencontre : « Nous n’avons pas besoin de missions de maintien de la paix. »
Les budgets d’armement européens supérieurs à la Russie
Cette coordination française et britannique au plus haut niveau témoigne d’une volonté commune de s’engager sur la question de la sécurité du continent. « Il s’agit d’un rapprochement de circonstance avec le retour de Donald Trump. Le président américain entend que l’Europe prenne en charge sa sécurité. Dans le contexte de la guerre en Ukraine, la menace russe est exagérée pour favoriser un certain nombre de dépenses sans réelle stratégie », note un diplomate.
À plusieurs reprises, Donald Trump a martelé le message selon lequel la guerre en Ukraine « pourrait conduire à une Troisième Guerre mondiale », accusant tour à tour Volodymyr Zelensky et l’Europe de jouer avec le feu en refusant l’avancée des négociations. Le 5 mars, l’allocution d’Emmanuel Macron, qui a acté une période de guerre en accusant la Russie d’être « devenue une menace pour la France et pour l’Europe », a décuplé l’inquiétude.
Depuis la Pologne, ce mercredi, le secrétaire général de l’Otan a lui aussi menacé nommément le président russe, Vladimir Poutine : « Si quelqu’un devait se tromper et penser qu’il peut s’en tirer avec une attaque contre la Pologne ou tout autre allié, il serait confronté à toute la force de notre alliance farouche. Notre rédaction sera dévastatrice. »
« Jusqu’ici, nous aurions été « innocents », c’est-à-dire naïfs, pour n’avoir pas vu que les 413 milliards d’euros (!) de la loi de programmation militaire française pour la période 2024-2030 n’étaient qu’une broutille face à ce que la très droitière présidente de la Commission européenne appelle « un danger clair et immédiat qu’aucun d’entre nous n’a connu dans sa vie d’adulte » », dénonce l’eurodéputé honoraire Francis Wurtz)
D’autres gouvernements européens ont, quasi simultanément, usé des mêmes termes dans la perspective d’un affrontement. Les principaux pays frontaliers de la Russie – Lettonie, Estonie, Pologne, Finlande, Suède – ont considérablement augmenté leur budget de défense ces quatre dernières années. Le gouvernement suédois a confirmé mercredi augmenter ses dépenses à hauteur de 28 milliards d’euros sur les dix prochaines années pour atteindre 3,5% du PIB d’ici 2030 (contre 2,4% actuellement). La France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne ont souscrit aux discours va-t-en-guerre. « L’agressivité de la Russie n’est donc pas théorique. Elle est très concrète, et de nombreux pays européens ont déjà subi ses conséquences, des conséquences très tangibles », a ainsi défendu mardi le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot.
« S’il est certainement nécessaire de fournir aux armées ukrainiennes les armes dont elles ont besoin pour se défendre, le renforcement massif des armées européennes ne semble pas vraiment justifié. Certes, certains pays de l’Est européen peuvent se sentir menacés d’une agression de type ukrainien. Mais la bonne réponse à cela est un renforcement européen de l’alliance aujourd’hui menacée par l’éloignement états-unien, auquel doivent s’ajouter la constitution d’une gouvernance militaire commune et l’autonomisation des systèmes de production militaires européens », explique dans une tribune au Monde, Pierre-Cyrille Hautcœur, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).
Une prolifération nucléaire européenne
Le temps de la guerre s’est inscrit dans l’agenda de l’Union européenne. Bruxelles a approuvé début mars le plan Rearm Europe visant à mobiliser jusqu’à 800 milliards d’euros sur quatre ans pour renforcer la sécurité du continent et aider l’Ukraine. Pierre-Cyrille Hautcœur rappelle que « les dépenses militaires européennes sont, au total, bien supérieures déjà à celles de la Russie (l’Allemagne et la France y suffisent, même en 2024 après l’augmentation massive des dépenses russes). Et c’est bien logique, car, si la Russie y dépense une bien plus grande part de ses ressources (6 % du produit national brut, contre 2 % en moyenne en Europe), celles-ci sont bien moindres (en dollars courants, l’économie russe pèse un dixième de l’économie européenne) ».
La France, l’Allemagne, la Belgique, la Pologne et la Finlande plaident pour un « parapluie nucléaire » paneuropéen. L’Ican, coalition internationale d’ONG qui milite pour le désarmement nucléaire, condamne cette prolifération. Elle fait valoir que « l’expansion des capacités d’armement nucléaire n’est pas un moyen de parvenir à la sûreté, c’est une voie directe vers la catastrophe. La seule stratégie de sécurité viable est une stratégie qui respecte le droit international, accorde la priorité au désarmement et éloigne le monde du bord de la catastrophe nucléaire ».
Le contexte géopolitique et les discours bellicistes provoquent une profonde anxiété chez les citoyens européens, note le Grand Continent dans un sondage réalisé par Eurobazooka. « Une majorité d’entre eux (55 %) pense que le risque d’un conflit armé sur le territoire de l’Union dans les prochaines années est élevé ; 70 % estiment que l’Union ne doit compter que sur ses propres forces pour assurer sa sécurité et sa défense ; et les Européens ont plus confiance en une armée commune européenne (60 %) qu’en leur armée nationale (19 %) ou une alliance de type Otan », relève le site d’information.
Une manipulation de l’opinion, déplore Francis Wurtz, visant à faire accepter une nouvelle et dangereuse escalade militaire. « Concentrons-nous sur deux impératifs : d’abord, aider l’Ukraine à défendre ses droits légitimes autrement qu’en prolongeant une guerre désastreuse (…) et, parallèlement, travailler à créer les conditions de la reconstruction d’une architecture de sécurité du continent européen incluant nécessairement la Russie : un objectif aujourd’hui difficile à réaliser, mais plus indispensable que jamais », réclame l’ex-parlementaire communiste. De son côté, l’ancien premier ministre Dominique de Villepin regrette le manque de constance de la diplomatie française et pointe à propos de l’Ukraine, « la négociation (qui) se joue en ordre dispersé ». Les Européens ne sont « pas capables de s’unir » et laissent « l’initiative quasi unilatérale à Vladimir Poutine parce que Trump veut un accord », poursuit-il.
De nouvelles règles de sécurité incontournables
Même durant la guerre froide, la diplomatie a su s’imposer et permettre la désescalade. Les principaux accords de désarmement ont été alors actés – traité de non-prolifération, traité limitant les armes stratégiques (Salt), traité concernant la limitation des systèmes antibalistiques (ABM) – et ont favorisé la tenue de la conférence d’Helsinki sur la sécurité et la coopération en Europe en 1973.
« Si une des vraies garanties de sécurité pour l’Ukraine, c’est d’avoir une Europe forte sur le plan militaire, les Russes ne souhaitent pas attaquer d’autres territoires européens. Hélas, aucun échange diplomatique n’a eu lieu ces deux dernières années. Pourtant de nouvelles règles de sécurité à l’échelle du continent sont incontournables en prenant en compte la réalité diplomatique, militaire, économique et politique. La plupart des États étant membre de l’Otan, de nouvelles zones conflictuelles apparaissent : Ukraine, Moldavie et Géorgie », analyse l’ancien ambassadeur de France en Russie, Jean de Gliniasty.
Les officiels russes évoquent désormais une architecture de sécurité eurasiatique. « Les appels de Donald Trump à engager un dialogue sur la stabilité stratégique et le contrôle – voire le désarmement nucléaire – avec la Russie et la Chine ont rencontré un certain écho au Kremlin », relève le directeur adjoint de l’Observatoire franco-russe, Igor Delanoë. Une discussion dans laquelle les Russes sont prêts à inclure les Français et les Britanniques.
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