Manque de transparence, financiarisation, marges colossales… Dans un rapport que révèle l’Humanité, l’association de consommateurs UFC-Que choisir dénonce « les dérives d’un modèle pharmaceutique insoutenable » en pointant les mécanismes qui ont permis au Keytruda, l’anticancéreux du laboratoire Merck, de devenir le médicament le plus profitable du monde.

Il y a quatre-vingts ans, les ordonnances des 4 et 19 octobre 1945 instauraient en France le régime général de la Sécurité sociale. Objectif : protéger la population contre les aléas de la vie par la mise en place d’un système universel et solidaire, au principe simple : « De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins ». Quatre-vingts ans plus tard, si les Français bénéficient toujours de ce « bien commun » qu’est la « Sécu » et lui confirment, sondage après sondage, leur attachement, ils constatent aussi les menaces qui pèsent sur ce système. Des menaces qui justifient pour certains de lourdes économies, à l’image des 5,5 milliards d’euros que François Bayrou voulait soustraire au budget de la santé.
Parmi ces menaces, il en est une contre laquelle les pouvoirs publics semblent avoir renoncé à agir : l’envolée des prix des nouveaux médicaments. La question est au cœur d’une étude que publie l’UFC-Que choisir ce jeudi 18 septembre et que l’Humanité vous révèle en exclusivité.
Intitulé Industrie pharmaceutique sous tensions, l’accès aux soins menacé, ce document d’une soixantaine de pages prend en exemple l’histoire du pembrolizumab, plus connu sous son nom commercial de Keytruda, un anticancéreux devenu le médicament le plus vendu dans le monde, et celui qui, en France, coûte le plus cher à l’assurance-maladie : pas moins de 2,1 milliards d’euros l’an passé.
« Des mécanismes qui ne répondent pas à des logiques de santé publique »
« Les dépenses que nous consacrons aux médicaments remboursables ont progressé de dix milliards en dix ans. C’est autant d’argent que l’on ne met pas ailleurs dans le système de santé, explique le sociologue Théau Brigand, chargé de mission études économiques, secteur santé, à l’UFC-Que choisir et auteur du rapport. C’est pourquoi nous avons voulu décortiquer le parcours du Keytruda, qui a déjà rapporté plus de 131 milliards de dollars au détenteur de son brevet, le laboratoire Merck, et est pour nous emblématique des dérives du système pharmaceutique. »
Mis sur le marché aux États-Unis en septembre 2014, ce « super » anticorps fait figure de pionnier des immunothérapies, ces traitements qui réapprennent au système immunitaire à éliminer les cellules cancéreuses. Une source de progrès évident, comparé aux chimiothérapies, qui attaquent non seulement les cellules malades, mais aussi les saines. « L’intérêt thérapeutique du Keytruda est manifeste, reconnaît Théau Brigand. Ce qui pose problème, ce sont les mécanismes qui lui ont permis de prendre un tel poids financier, en France comme dans le monde, qui ne répondent pas à des logiques de santé publique. »
L’étude de l’UFC-Que choisir explore un à un ces mécanismes. D’abord, s’il n’a pas été mis au point par la recherche publique, le Keytruda a « profité des années de recherche fondamentale, menée à la fois dans le secteur public et privé », qui ont préparé le terrain à l’émergence des immunothérapies, note le rapport. Or ces travaux préparatoires ne sont jamais pris en compte dans la fixation des prix. « Tout est discuté comme si seuls les industriels supportaient les coûts de la recherche et du développement. Or ce n’est pas le cas », insiste l’étude. Pour l’UFC, si les prix explosent, c’est à cause de la financiarisation du secteur et des rachats en cascade des biotechs mettant au point les nouveaux traitements. Ce que montre bien l’histoire du Keytruda.
En 2016, la France contrainte de trier les malades, pour des raisons financières
D’abord développé au sein de l’entreprise pharmaceutique néerlandaise Organon, ce médicament va tomber en 2007 dans l’escarcelle du labo américain Schering-Plough, après un chèque de 14,5 milliards de dollars. Avant que ce même labo ne soit absorbé deux ans plus tard par Merck, pour 41,1 milliards de dollars… Des sommes astronomiques – mais loin d’être inhabituelles dans l’industrie pharmaceutique – qui expliquent, bien plus que le « coût de la recherche », les tarifs exorbitants que pratiquent les labos.
Ce schéma, les Big Pharma l’imposent au monde depuis plus de dix ans et l’arrivée sur le marché du nouveau traitement contre l’hépatite C, le sofosbuvir (Sovaldi). Après avoir racheté pour 9,7 milliards d’euros la start-up ayant développé la molécule, le laboratoire Gilead avait exigé des tarifs colossaux pour ce traitement permettant d’éliminer le virus en trois mois : 67 000 euros aux États-Unis, 56 000 euros en France, 49 000 euros en Allemagne… Dans l’Hexagone, le chiffre fut révisé ensuite à 41 000 euros, mais c’était toujours trop pour soigner les plus de 200 000 malades porteurs du virus. Les autorités de santé furent contraintes d’instaurer un tri inédit dans l’histoire du pays : seuls les patients ayant atteint un stade avancé de la maladie ont pu accéder au Sovaldi.
« Cet exemple montre bien comment les labos déterminent leurs prix : non pas en fonction des coûts de la recherche ou de fabrication, mais bien de ce que peuvent payer les acheteurs, c’est-à-dire les États. Et dix ans plus tard, on en est toujours au même point », regrette Jean-Paul Vernant, professeur émérite d’hématologie à la Pitié-Salpétrière, co-initiateur en 2016 d’un appel dénonçant l’explosion « injustifiée » des prix des nouveaux anticancéreux.
Le cancer, une promesse de profits colossaux pour Big Pharma
Depuis, les alertes se multiplient. En novembre 2023, l’Académie de médecine voyait dans le développement de traitements innovants contre le cancer un « grand mouvement, heureux pour les malades, mais préoccupant pour l’égalité d’accès aux soins du fait des tensions budgétaires » qu’ils suscitaient. L’année suivante, c’est la Cour des comptes qui s’inquiétait : « Les dépenses en matière de traitement anticancéreux, déjà élevées, sont en progression constante, ce qui pose la question de leur soutenabilité pour les finances publiques. »
Car si le Sovaldi promettait la diminution régulière du nombre de malades touchés par l’hépatite C, et donc à terme une baisse des dépenses, la population frappée par le cancer, elle, ne cesse de croître en France, avec 433 000 nouveaux cas pour la seule année 2023. Un défi majeur pour la santé publique. Mais aussi, pour les Big Pharma, la promesse de profits colossaux.
D’autant que pour fixer leurs prix, les industriels se retrouvent en position de force face aux États, qui négocient en ordre dispersé et refusent d’utiliser les outils de régulation à leur disposition. Résultat, en France, le laboratoire Merck a obtenu un tarif pour le Keytruda – évalué par la Cour des Comptes à 72 000 euros par patient et par an – que l’UFC-Que choisir juge à la fois « exorbitant et opaque ».
« Ce prix a été accordé car le Keytruda ne concernait d’abord que des indications restreintes (contre le mélanome) et un faible nombre de patients, explique Théau Brigand. Sauf que, depuis, les indications se sont élargies au total à 13 formes de cancer sans évolution significative du prix. Merck a donc fait de son médicament à la fois un « nichebuster » – facturé très cher car concernant peu de malades – et un blockbuster », ces médicaments dépassant le milliard de dollars de chiffres d’affaires grâce au volume des ventes.
Produire à prix coûtant les médicaments essentiels, un premier pas
Pour mettre fin à cette relation déséquilibrée entre industriels et États, l’UFC-Que choisir réclame « une transparence complète » sur les prix, aujourd’hui soumis au secret des affaires, des négociations « à l’échelle européenne » ou encore une meilleure évaluation des médicaments, en particulier après leur arrivée sur le marché. Un point sur lequel insiste aussi la Ligue contre le cancer.
« La France compte parmi les pays les plus prescripteurs d’immunothérapies. Si ces traitements sont définis comme « innovants » par leurs fabricants, nous nous interrogeons sur les critères d’évaluation clinique qui permettent ces affirmations », avance Philippe Bergerot, le président de la Ligue.
3,5 millions d’euros l’injection
Certains traitements contre le cancer, comme ceux utilisant les cellules CAR-T qui combinent thérapie cellulaire et génique, sont facturés jusqu’à 350 000 euros l’injection. Ces montants peuvent atteindre plusieurs millions d’euros pour un seul patient dans le cas de maladies rares, comme avec l’Upstaza (3,5 millions) contre un trouble grave du cerveau, ou le Zolgensma (1,9 millions) contre l’amyotrophie spinale.
L’UFC-Que choisir invite aussi le gouvernement français à utiliser la licence d’office, ce mécanisme qui permet à un État de lever les brevets d’un médicament quand celui-ci n’est pas fourni en quantité suffisante ou à un prix trop élevé. « C’est une solution, mais très lourde sur le plan administratif, juge Jean-Paul Vernant. Pour limiter nos dépenses en médicaments, il faudrait d’abord que les États européens s’organisent pour produire eux-mêmes, à prix coûtant, les médicaments à intérêt thérapeutique majeur passés dans le domaine public. La France se chargerait du cancer, l’Allemagne des maladies cardio-vasculaires, l’Italie de la néphrologie… »
Un tel projet ne réglerait pas le problème de l’envolée des prix des nouveaux traitements, mais, pour le médecin, « ce serait un premier pas, une façon de dire aux Big Pharma : on en a assez de vos superprofits, supérieurs à l’industrie du luxe ! »
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Alexandre Fache