Féminicide. Pascal Picq : « Aucune espèce autre que la nôtre ne tue autant ses femelles »

Le paléoanthropologue Pascal Picq, en 2019. © Pascal Bastien / Divergence

Le paléoanthropologue Pascal Picq, en 2019. © Pascal Bastien / Divergence

Le paléoanthropologue français, maître de conférences au Collège de France, nous livre, dans Et l’évolution créa la femme, une préhistoire des rapports entre hommes et femmes, en particulier la domination et la coercition masculines. Le chercheur étudie les sociétés humaines, patriarcales et matriarcales, cette exception au sein des espèces de grands singes.

Pascal Picq est né le 22 janvier 1954 à Bois-Colombes. En 1991 il devient maître de conférences au Collège de France, attaché à la chaire de paléoanthropologie et préhistoire du professeur Yves Coppens. Il est l’auteur de nombreux ouvrages et articles scientifiques autour de la question : « Qu’est-ce que l’humain ? » en rejetant l’anthropocentrisme.

Dans votre dernier ouvrage, publié chez Odile Jacob, vous apportez un éclairage évolutionniste sur les violences faites aux femmes. Vous commencez par interroger les représentations de la préhistoire, qui ont toujours suivi le cliché de l’homme préhistorique actif et dominant. L’invisibilité de la femme préhistorique est-elle liée dès les origines à la domination masculine ?

Pascal Picq La préhistoire et la paléoanthropolo

gie naissent dans la seconde moitié du XIX siècle en Europe occidentale, une période marquée par un fort antagonisme sexuel. Depuis le Code Napoléon (1804), les femmes sont infantilisées et passent de la férule du père à celle du mari. Elles disposent de peu de droits civils et n’ont pas de droits civiques. L’époque est marquée, après deux empires en France, par le modèle militaro-viril. Alors, sans surprise, les pionniers des sciences du grand passé reproduisent les schémas de la société patriarcale, discriminante et coercitive envers les femmes. Malgré Darwin, Engels, Marx et d’autres qui dénoncent la première classe des opprimées, ce qu’ils appellent la défaite fondamentale de l’humanité, la discrimination s’impose pour un siècle. Elle perdure jusqu’aux Trente Glorieuses avec le modèle des origines de l’homme basé sur le modèle de l’homme chasseur, qui situe les hommes au travail et les femmes au foyer. C’est là un pseudo-argument de toute forme d’oppression, qui renvoie les opprimé-es à une condition d’origine, pour ne pas dire naturelle (il en a été de même pour les Noirs et l’esclavagisme). Ce postulat de la « nature des femmes » sert à les écarter des progrès des temps modernes, des révolutions de la fin du XVIII siècle à celles de 1968.

Icon QuoteL’acte le plus fondamental des sociétés humaines est, pour les hommes, la quête de statut social au moyen du contrôle de la sexualité et de la reproduction des femmes.

Ne peut-on pas supposer que toutes les communautés de Sapiens n’aient pas traité de diverses manières leurs membres féminines ? La « préhistoire sociale et silencieuse des femmes » que vous esquissez permet-elle de le penser ?

Pascal Picq Comme vous avez raison. Nous restons encore figés sur des conceptions universalistes et progressistes héritées du XIX e siècle, comme s’il n’y avait qu’une histoire possible, que ce soit pour l’évolution des espèces ou des sociétés humaines. On a postulé un seul modèle avec pour finalité la domination des sociétés patriarcales occidentales, même si on savait qu’il a existé et qu’il existe d’autres sociétés plus matriarcales. À la fin du XIX e siècle, on découvre ces sociétés très différentes avec l’ethnographie naissante. Engels, Marx et d’autres s’intéressent aux thèses de Bachofen, qui admet qu’à l’origine les sociétés humaines étaient matriarcales avant que, selon divers scénarios, ne s’imposent inéluctablement les sociétés patriarcales. L’hypothèse revient un siècle plus tard sous l’impulsion de l’anthropologie féministe, notamment avec Marija Gimbutas. En fait, il a existé des sociétés plus matriarcales et il en existe encore de nombreuses de nos jours. Mais on considère qu’elles sont archaïques ou ne sont que des expériences marginales. En ce moment, on assiste au retour des bons sauvages, d’un rousseauisme naïf qui pense que les sociétés de chasse et de collecte, les derniers peuples dits traditionnels ou premiers ou racines, vivent en harmonie avec leurs environnements et sont pacifiques, écologiques et égalitaires avec les femmes. Il n’en est rien. Même si la diversité de ces peuples n’a jamais été aussi réduite et s’ils luttent pour leur survie, il persiste une grande diversité d’organisations sociales, des plus égalitaires aux plus coercitives. Il en va de même pour les sociétés horticoles, agricoles, marchandes et industrielles. La grande hypothèse de Rousseau-Engels-Marx d’un communisme primitif qui se détériore avec l’invention de la propriété et de nouveaux moyens de production ne résiste pas aux données de l’ethnographie et de l’archéologie préhistorique. Il y a des fonds anthropologiques, culturels et sociaux, notamment pour la domination masculine, qui se trouvent soit renforcés par le contrôle des moyens de production, soit renversés. L’analyse marxiste reste importante, mais il faut l’élargir aux contrôles des moyens de production et de reproduction. L’acte le plus fondamental des sociétés humaines est, pour les hommes, la quête de statut social au moyen du contrôle de la sexualité et de la reproduction des femmes.

Icon QuoteEn raison de nos origines communes, deux options se présentent, les unes plus égalitaires du côté des bonobos, les autres plus coercitives du côté des chimpanzés.

Vous comparez la place des femelles dans les sociétés de primates, notamment les chimpanzés et les bonobos, dans lesquelles elles sont bien différentes. Qu’apporte ce détour par l’analyse des sociétés de grands singes pour mieux comprendre les violences faites aux femmes ?

Pascal Picq D’abord, il ne s’agit pas d’un détour, mais de méthode scientifique. On compare dans un premier temps entre espèces et entre sociétés et, dans un second temps, on tente de reconstituer les évolutions qui ont conduit à ces ressemblances et à ces diversités. Il ressort qu’il n’existe pas de lignée de singes ou de grands singes systématiquement coercitives, par contre il existe des groupes systématiquement égalitaires, comme chez les lémuriens de Madagascar ou différentes lignées parmi les singes d’Amérique du Sud. Il en va tout autrement pour les espèces de singes de l’Ancien Monde – Afrique, Asie, Europe – qui se montrent globalement coercitives ; entendre qu’il y a des sociétés plus égalitaires à côté d’autres plus coercitives ; il faut toujours penser en termes de diversités et de moyennes. La meilleure illustration concerne notre famille des grands singes africains, les hominidés, avec les chimpanzés et les bonobos (qui sont des chimpanzés graciles). Là, fait social assez rare, les sociétés sont patrilocales avec des mâles apparentés et des femelles exogames. Une telle situation favorise la coalition et la coercition des mâles, mais pas chez les bonobos. En raison de nos origines communes, deux options se présentent, les unes plus égalitaires du côté des bonobos, les autres plus coercitives du côté des chimpanzés. Ce que l’on connaît des sociétés humaines penche du côté coercitif, les hommes actuels étant les plus violents – toujours en moyenne – avec leurs femelles que sont les femmes. Était-ce la seule évolution possible ? Nullement. D’une part, parce les sociétés de chimpanzés présentent des niveaux de coercition très variés et, d’autre part, parce que les bonobos montrent que des femelles non apparentées peuvent codominer, ce qu’on appelle une gynocratie. Enfin, on a trop longtemps négligé les sociétés humaines plus matrilocales, matrilinéaires, voire matriarcales pour des raisons déjà évoquées car considérées comme archaïques ou exotiques. Il n’y a pas de fatalité phylogénétique, écologique ou économique pour la coercition masculine. Voyez comment une approche évolutionnaire donne toute sa pertinence aux sciences sociales, qui s’applique aux sociétés de singes et de grands singes.

Il y aurait, selon vous, une exception de l’espèce humaine concernant les violences faites aux femmes, c’est le féminicide. Pourtant, « il n’y a pas de fatalité », et « rien ne justifie le meurtre », écrivez-vous. En plus de la violence et de la coercition, en plus des formes symboliques de domination, l’humanité serait la seule espèce qui irait jusqu’à tuer ses membres de sexe féminin. « Le pire ennemi de la femme, c’est l’homme »…

Pascal Picq Et l’homme est aussi le pire ennemi de l’homme. Hélas, c’est Hobbes qui a raison, mais on avait occulté les mauvais sorts faits aux femmes. Même chez les espèces les plus violentes envers les femelles, comme les chimpanzés, les babouins hamadryas et quelques macaques, il n’y a jamais de meurtres et les viols restent rarissimes, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de relations forcées (si ce n’est le cas assez particulier des orangs-outangs pour les viols). Aucune espèce autre que la nôtre ne tue autant ses femelles. Et le terme de féminicide est tout à fait justifié puisque les deux tiers des femmes tuées dans le monde le sont dans l’espace privé et, parmi celles-ci, la majorité par un partenaire ou ex-partenaire. C’est aussi dans les milieux familiaux ou familiers que la majorité des femmes subissent des viols. Il y a une instabilité cognitive et comportementale des hommes envers les femmes.

Icon QuoteTrop de médecins mâles ont considéré que les souffrances des femmes étaient justifiées pour diverses déraisons de l’idéologie de la domination masculine.

Quel est finalement le poids des déterminismes génétiques comme la taille du bassin et du cerveau ?

Pascal Picq Ce que je viens de dire n’exclut pas des contraintes phylogénétiques, comme le dimorphisme sexuel, les différences de taille et de forme entre les mâles et les femelles. Mais, contrairement à quelques travaux d’anthropologie sociale, la coercition des hommes, pas plus que celle des mâles chez les autres espèces, ne provient de leur plus grande taille. En revanche, il y a une spécificité chez les femmes, un propre de la femme, qui contraint à la fois leur sexualité et leur mode de gestation, et qui n’a rien de culturel, c’est la mal-adaptation entre la morphologie du bassin et la taille du cerveau du nouveau-né. Depuis plus d’un million d’années, les femmes accouchent dans la douleur, mettant leur vie en danger ainsi que celle de l’enfant à naître. Des sociétés humaines ajoutent à cette malédiction de nature une coercition culturelle, comme « tu accoucheras dans la douleur ». D’autres se sont montrées plus empathiques. Je rappelle que l’obstétrique et les péridurales sont très récentes, trop de médecins mâles ayant considéré que les souffrances des femmes étaient justifiées pour diverses déraisons de l’idéologie de la domination masculine. Et ils restent encore trop nombreux à penser ainsi dans notre société et de par le monde.

Icon QuoteCe travail d’anthropologie évolutionniste montre qu’il n’y a pas de fatalité phylogénétique, ni écologique, ni économique.

En quoi vos analyses pourraient-elles s’inscrire dans les mouvements féministes de contestation des violences faites aux femmes et des « idéologies de la domination masculine », tel #MeToo ?

Pascal Picq Mon essai ne part pas d’une revendication féministe, même si je ne récuse pas son implication dans les revendications féministes. Ce travail d’anthropologie évolutionniste s’avère ô combien nécessaire pour que nos sociétés combattent le fléau de la coercition masculine. Il montre qu’il n’y a pas de fatalité phylogénétique, ni écologique, ni économique. Et comme c’est social et culturel, cela peut perdurer par reproduction sociale, notamment dans les sphères privées et communautaires, ou changer très vite à l’instar de l’Espagne depuis le début du XXI e siècle. Fini la caricature du machiste ibérique. J’ajoute que, si les coercitions sexuelles et les violences faites aux femmes en font les premières victimes, il ressort aussi que les hommes n’en sont pas plus heureux, tant ils sont soumis aux regards et aux injonctions de leurs congénères machistes. Il faut se dégager de ces régimes malheureuses/malheureux.

Icon QuoteLa tradition humaniste, qu’elle soit d’ordre théologique, philosophique, progressiste, politique ou technologique, n’a jamais considéré les femmes.

Grâce à une meilleure compréhension des parcours évolutifs de notre espèce, au-delà de l’évolutionnisme social, et étant donné que « les civilisations ne sont pas les amies des femmes », comment penser le « réenchantement de l’humanisme » que vous appelez de vos vœux ?

Pascal Picq Hélas, la tradition humaniste n’a jamais considéré les femmes, qu’elle soit d’ordre théologique, philosophique, progressiste, politique ou technologique, à l’instar du transhumanisme actuel. De l’homme de Vitruve de Léonard de Vinci à la Renaissance et à la gravure de la sonde Pioneer XI, c’est l’homme, le mâle, qui se place au centre du cosmos. S’il s’agissait d’un réenchantement, cela voudrait dire qu’il aurait existé une expérience humaniste enchantée pour les femmes, ce qui n’a jamais été le cas. La conclusion de mon essai est que beaucoup d’autres évolutions étaient possibles et qu’elles sont possibles pour le futur immédiat de Sapiens. Terminons par une touche lyrique : de multiples autres chants de l’évolution s’offrent à nous grâce à la partition (r)évolutionnaire.

Entretien réalisé par Nicolas Mathey

(1) Et l’évolution créa la femme, de Pascal Picq, Odile Jacob, 464 pages, 22,90 euros.


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