Automobile. Transition électrique, un virage à hauts risques

Chaîne d’assemblage de la Renault Zoe, à Flins. Le moteur électrique nécessite entre 40 % et 60 % de main-d’Suvre en moins, ce qui risque de coûter très cher en emplois. Gonzalo Fuentes/Reuters

Chaîne d’assemblage de la Renault Zoe, à Flins. Le moteur électrique nécessite entre 40 % et 60 % de main-d’Suvre en moins, ce qui risque de coûter très cher en emplois. Gonzalo Fuentes/Reuters

 

L’Union européenne devrait annoncer le 14 juillet la fin de la commercialisation des voitures thermiques à l’horizon 2035. Une révolution salutaire mais qui doit être bien préparée pour éviter un désastre en termes d’emplois.

La voiture de demain sera propre, silencieuse et produite au plus près du client. Elle réconciliera l’automobile et l’environnement, sans peser sur le portefeuille des Français… Sur le papier, la transition technologique a de quoi faire rêver les cyniques les plus endurcis. Et il est vrai que l’arrêt programmé de la vente des voitures thermiques en Europe, qui pourrait advenir en 2035, n’est pas une mauvaise nouvelle pour le climat, à condition de s’en donner les moyens. Et d’éviter le tête-à-queue social.

Le premier obstacle est d’ordre industriel. « On devrait vendre environ 120 000 voitures électriques en France cette année, pronostique l’économiste Bernard Jullien. Ce qui ne représente même pas 10 % de l’ensemble des véhicules vendus ! Autant dire que le défi est colossal, même si on peut compter, notamment, sur les dix années d’expérience acquise par Renault dans l’électrique. » Il n’empêche que personne n’a jamais été capable de passer à une production de masse, même si les constructeurs affichent leurs ambitions, à l’image d’Audi, qui a annoncé son intention de cesser toute production de moteurs thermiques dès 2033.

« Il faut garder à l’esprit que la voiture propre est un mythe »

Sur le plan technologique, l’enjeu est tout aussi décisif, et un virage mal négocié pourrait envoyer dans le décor les ambitions écolos de l’Union européenne. Lorsqu’elle roule, la voiture électrique émet très peu de CO2 : moins de 10 grammes par km, contre 150 grammes pour un véhicule thermique, en intégrant les émissions nécessaires à la production de l’électricité ou du carburant… À condition évidemment de rouler dans un pays où l’électricité n’est pas produite à partir d’énergie fossile.

Pour la fabrication, c’est autre chose. « Il faut typiquement 11 tonnes de CO2 pour fabriquer une voiture électrique dotée d’une batterie de 50 kWh, contre 6 pour son équivalent thermique, prévient Jacques Portalier, en charge de l’industrie automobile pour The Shift Project (1). Cette empreinte carbone de fabrication pourrait être réduite en relocalisant la fabrication des batteries et en utilisant les énergies renouvelables pour leur production. Mais il faut garder à l’esprit que la voiture totalement propre est un mythe. »

Une dépendance problématique aux minerais rares

En effet, la construction d’une batterie implique l’utilisation de nombreux minerais (cobalt, lithium, cuivre, néodyme…), dont l’extraction pose de sacrés problèmes environnementaux et géopolitiques. À titre d’exemple, 60 % du cobalt est extrait en République démocratique du Congo, pays déchiré par des conflits armés. « L’impact d’une forte croissance de la voiture électrique au niveau mondial (2 milliards de véhicules produits en 2050) requerrait de multiplier par 3,5 la production annuelle de cobalt dès demain et de l’y maintenir, y compris avec les prochaines technologies de batteries », prévient The Shift Project.

Au fond, la principale erreur de l’UE est peut-être de s’en remettre un peu trop aveuglément au progrès technologique. « C’est une vision techno-optimiste, qui revient presque à dire qu’il suffirait d’électrifier les véhicules pour décarboner la mobilité routière, met en garde Jacques Portalier. Il faut au contraire avoir une vision globale qui combine politiques pour limiter les mobilités contraintes, optimisation de l’utilisation des véhicules (covoiturage), report modal (train, vélo, transport en commun…), véhicules sobres (légers, aérodynamiques, raisonnables en équipements) et enfin technologies. »

Même si ces défis étaient surmontés, ce qui est très loin d’être acquis, il resterait toutefois un obstacle de taille : le passage au tout-électrique risque de coûter très cher en emplois. Plus simple à construire et dépourvu de nombreux éléments en vigueur aujourd’hui (boîte de vitesses, transmission, échappement, embrayage, injection…), le moteur électrique nécessiterait entre 40 % et 60 % de main-d’œuvre en moins. D’où certaines estimations apocalyptiques. Pour l’Observatoire de la métallurgie et la Plateforme de la filière automobile, 100 000 emplois pourraient être détruits en France d’ici à 2035 chez les constructeurs et équipementiers, qui emploient 190 000 salariés aujourd’hui. Bien sûr, les industriels ont intérêt à noircir le tableau, pour inciter les États à ralentir la cadence ou à ouvrir les vannes des aides publiques. Mais une chose est sûre : si on laisse aux constructeurs les clés de la transition, la facture risque d’être salée.

« Si on ne s’y prépare pas, il y aura des morts, confirme Franck Daoût, de la CFDT Renault. C’est toute la filière qui risque d’être déstabilisée, et je ne parle pas seulement des constructeurs : vous avez de nombreux sous-traitants, dont 80 % du chiffre d’affaires dépend de l’automobile, qui risquent de disparaître. Et les donneurs d’ordres rechignent à dévoiler leur stratégie. Un exemple parmi d’autres : demain, les serrures des voitures seront remplacées par des systèmes d’ouverture é lectromagnétique. Combien de boîtes fabriquant des serrures le savent et ont pu commencer à s’y préparer ? Il faut accompagner cette mutation. »

IG Metall plaide pour la création d’un fonds d’investissement

En Europe, les méninges tournent à plein régime pour trouver des solutions alternatives, dont certaines pour le moins… originales. En Allemagne, le puissant syndicat IG Metall plaide pour la création d’un fonds d’investissement, baptisé Best Owner Group (BOG). Alimenté par de l’argent privé à hauteur de 500 millions d’euros, le BOG aurait pour mission d’entrer au capital d’équipementiers produisant des pièces pour les moteurs thermiques, et donc menacés de disparaître. Ensuite, il s’occuperait de les « liquider » en douceur, en s’assurant que les salariés ne se retrouvent pas sur le carreau.

En France, la CFDT et la Fondation Nicolas Hulot ont récemment publié un scénario de « transition juste », avec pour objectif 2 millions de véhicules électriques assemblés dans l’Hexagone dès 2030. Leur plan de route implique, d’une part, de travailler à la relocalisation des composants intervenant dans l’assemblage final du moteur, et, d’autre part, d’accompagner les salariés menacés par la transition en leur garantissant une reconversion. Avec, pour résultat, le maintien de quelque 39 550 emplois dans la filière moteurs en 2050 (contre 58 000 aujourd’hui), soit 33 % de postes de plus que le scénario pessimiste actuel.

« L’électrique ne va pas faire que détruire des emplois ! »

La relocalisation est aussi le cheval de bataille de la CGT. « L’idée n’est évidemment pas d’aller piquer le travail aux Chinois, tient à préciser Laurent Giblot, de la CGT. Mais de rééquilibrer les volumes de production, pour s’efforcer de fabriquer là où on vend. Par ailleurs, il faut aussi tenir compte de tous les nouveaux emplois rendus nécessaires par la transition. Nous aurons besoin de spécialistes dans le câblage, le bobinage, la programmation de nouveaux ordinateurs… L’électrique ne va pas faire que détruire des emplois ! » La CGT milite pour la commercialisation d’une petite voiture électrique, vendue autour de 10 000 euros (les prix oscillent aujourd’hui entre 20 000 et 90 000 euros), avec une autonomie de 120 kilomètres, qui répondrait aux vrais besoins des automobilistes.

Le syndicat a planché sur un projet alternatif, avec l’aide d’ingénieurs, d’ouvriers et techniciens, qui permettrait, selon lui, de créer 4 000 emplois dans la filière française, et de limiter les importations (avec, à la clé, une réduction du déficit de la balance commerciale d’au moins 120 millions d’euros). Pour cela, les investissements nécessaires dans les usines de l’Hexagone ne dépasseraient pas 60 millions d’euros par an sur quatre ans, avec une augmentation des coûts variables jusqu’à 80 millions en 2025. Le projet implique évidemment de développer en France une filière de production de batteries électriques, avec recyclage. On le voit, ce ne sont ainsi pas les idées qui manquent… Mais quid de la volonté politique ?

(1) Laboratoire d’idées composé d’ingénieurs, économistes, etc, réfléchissant sur la transition énergétique.

Le projet avorté de «l’airbus des batteries »

Ce devait être, selon la formule d’Emmanuel Macron, un «  Airbus des batteries », soit un vaste projet européen destiné à contrer les ambitions asiatiques. Au final, l’Airbus est resté dans le hangar. Et la grosse usine de batteries électriques qui va ouvrir ses portes à Douvrin (Hauts-de-France) n’est qu’un projet associant Stellantis (ex-PSA) et Total. Objectif : atteindre une capacité de 24 GWh (gigawattheures) à horizon 2028-2030, avec 500 000 batteries produites. Entre 1 400 et 2 000 emplois pourraient être créés d’ici à 2030 sur le site. Les deux multinationales se sont associées au sein d’une coentreprise dénommée Automotive Cells Company (ACC), qui sera dirigée par Yann Vincent, un ancien de PSA. ACC prévoit également d’ouvrir une usine de batteries en Allemagne, à Kaiserslautern, développant la même capacité énergétique. Industriellement, le projet est risqué. Mais les constructeurs ont obtenu de généreuses subventions publiques, puisque, sur les 5 milliards d’euros investis au total, plus de 1 milliard provient des États et des collectivités locales. La fin des moteurs thermiques devrait voir surgir ce type de « gigafactories » (un terme popularisé par l’américain Tesla) un peu partout en Europe. Avec, probablement, la même générosité des pouvoirs publics.


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