Délocalisations, mise en concurrence… En France comme en Allemagne, les syndicats redoutent que les constructeurs poursuivent la même politique délétère, malgré une nouvelle pluie d’aides publiques.
«À ce rythme-là, autant les nationaliser : ça ira plus vite ! » Entre colère et ironie, ce trait d’humour d’un syndicaliste reflète bien l’état d’esprit qui prévaut sur le terrain, à l’heure où l’État s’apprête à signer un énième chèque aux constructeurs français. Le 12 octobre, Emmanuel Macron annonce face caméras son intention de lancer la France sur la voie de l’avenir. 30 milliards d’euros vont ruisseler sur différents secteurs ciblés pour leur caractère décisif dans la transition énergétique (hydrogène, aérien, automobile, etc.). Les constructeurs tricolores espèrent capter un gros morceau des 4 milliards d’euros mis sur la table pour les transports.
« Relocalisez ! », un appel aux constructeurs…
Mais ce jour-là, les annonces présidentielles s’accompagnent d’un étonnant sermon à l’intention des grands groupes : « Les trente dernières années ont été cruell es pour l’industrie automobile française, explique gravement le chef de l’État. (…) C’est le fruit de stratégies non coopératives entre les acteurs de l’industrie eux-mêmes. Ils ont une énorme responsabilité dans cette situation. Quand les acteurs décident de ne pas coopérer, eux-mêmes délocalisent ; et vous avez à peu près le résultat de l’industrie automobile française qui a détruit beaucoup d’emplois. » Les oreilles des patrons de Renault et Stellantis (nouveau géant issu de la fusion entre PSA et Fiat Chrysler Automobiles) ont dû siffler…
Mardi, le ministre de l’Économie enfonce le clou devant un parterre de professionnels de l’automobile : « Relocalisez les chaînes de valeur en France, implore Bruno Le Maire. Délocaliser, c’est l’ancienne politique ! » Les délocalisations, lubies d’un autre temps ? Pas si sûr. Les syndicats redoutent que les belles paroles restent lettre morte, tant les habitudes de l’ « ancienne politique » restent ancrées dans les mœurs.
Sur le constat, en tout cas, pas de doute : oui, les dernières décennies ont été « cruelles pour l’industrie automobile française », pour paraphraser Emmanuel Macron. 100 000 emplois se sont volatilisés en treize ans. Les délocalisations ont asséché le tissu industriel français sans pour autant faire le bonheur des salariés des pays à bas salaires, abonnés aux cadences infernales et aux faibles rémunérations.
Ces derniers mois, Renault a amorcé une marche arrière avec la création d’ElectriCity, ce nouveau pôle industriel dédié à l’électrique dans le nord de la France. Mais rien de tel chez Stellantis. « Pour l’instant, Carlos Tavares, patron du groupe, n’a donné aucun engagement en matière de relocalisation, relève un spécialiste de l’industrie automobile. Sa politique consiste même à produire ailleurs la quasi- totalité des véhicules électriques vendus en France : la 2008, la 208, la Corsa, la C4… Il faut que l’électrification du parc auto soit une occasion de relocaliser. Mais l’État doit montrer qu ’il peut tordre le bras au patron de Stellantis. »
… qui n’est manifestement pas entendu
Nous en sommes loin. L’Humanité s’est procuré les données collectées par le cabinet d’information économique IHS Markit concernant les implantations industrielles du groupe dans les années à venir. Ces projections datant de septembre 2021 doivent évidemment être prises avec prudence, puisqu’il s’agit d’hypothèses. Le document montre deux tendances de fond : une érosion continue de la production hexagonale, avec moins d’un million de véhicules fabriqués à horizon 2025, soit 200 000 de moins qu’en 2019 ; et un maintien des volumes, voire un accroissement, dans tous les pays à bas salaires (voir ci-contre). Seule l’Italie tire son épingle du jeu, peut-être parce que le nouveau centre de gravité du nouvel ensemble (PSA + FCA) penche clairement de ce côté (1)…
Les syndicats de Stellantis fourbissent leurs armes. Depuis des années, la CGT dénonce la politique sociale de PSA, qui s’est traduite par la suppression de 27 400 postes en dix ans. En juin, la CFDT n’a pas hésité à user de son droit d’alerte économique lors d’un CSE extraordinaire où elle a pointé plusieurs inquiétudes : la fermeture programmée du site de Douvrin (1 600 salariés, Pas-de-Calais), qui ne sera vraisemblablement pas compensée par la création de la future « gigafactory » de production de batteries (entre 200 et 300 salariés en 2023) ; la réduction de l’activité bancs d’essai localisée en France ; une intensification de l’automatisation des lignes avec moins de besoins d’emplois, etc.
Autant d’inquiétudes qui perdurent aujourd’hui, selon Christine Virassamy, déléguée syndicale centrale CFDT : « Dans son plan ’’nouvel élan pour la croissance’’ (un accord de performance signé en 2016 – NDLR), la direction s’engageait à nous donner une visibilité à trois ans sur l’ensemble des sites industriels français, dans le cadre d’un comité paritaire stratégique. Ce comité devait se réunir tous les ans et nous fournir des niveaux de volumes de production et d’investissement. En 2020, la direction no us a expliqué qu’il n’était pas possible de présenter le plan compte tenu de la fusion avec Fiat. Depuis, nous attendons patiemment. Mais notre patience a des limites… »
De l’autre côté du Rhin, la température aussi commence à grimper. Ce vendredi, le puissant syndicat allemand IG Metall devait organiser une journée de mobilisation sur plusieurs sites de Stellantis : il redoute que les usines d’Eisenach (dans le centre) et Rüsselsheim (ouest) soient menacées à moyen terme, sur fond de délocalisation d’une partie de la production au Maroc. Le site d’Eisenach a fermé ses portes pour trois mois au moins, sans date précise de réouverture. Motif officiel ? La crise des semi-conducteurs (voir encadré). L’argument ne convainc pas la CGT, qui devait envoyer une délégation pour soutenir les salariés allemands ce vendredi. « La direction profite de la crise des semi-conducteurs pour préparer le terrain à une fermeture définitive d’Eisenach, craint Jean-Pierre Mercier, délégué syndical central. On parle de 2 000 salariés au total, dont 1 300 CDI. Dans une ville de 45 000 habitants, une fermeture serait une déflagration. »
… et pourtant, les subventions tombent quand même
Chez Renault, l’autre géant de l’automobile tricolore, le climat social n’est guère plus apaisé. « La direction vient de confirmer son objectif de 2 500 suppressions d’emplois dans l’ingénierie, peste Laurent Giblot, délégué syndical central CGT. Aujourd’hui, nous devons relever des défis technologiques considérables pour répondre aux exigences environnementales, avec en ligne de mire l’interdiction totale des véhicules thermiques. Et au lieu de s’assurer que nous disposerons des équipes compétentes en interne, on les vire ! »
Ce qui agace par-dessus tout les syndicalistes, c’est que les constructeurs poursuivent leur bonhomme de chemin tout en demandant aux gouvernements européens de mettre au pot : ils veulent bien prendre le virage de la transition énergétique, mais à condition que l’électrification du parc automobile soit financée (en partie) par les contribuables. L’usine de batteries électriques qui doit ouvrir ses portes à Douvrin, associant Stellantis et Total, a bénéficié par exemple de plus de 1 milliard d’euros de subventions publiques sur les 5 milliards investis au total. Et ce n’est pas fini : les constructeurs mènent désormais une campagne de lobbying auprès du gouvernement français pour l’instauration de « zones franches », avec cotisations sociales allégées.
Ce mardi, les professionnels du secteur, réunis lors d’une grand-messe à Paris, ont interpellé le ministre de l’Économie en réclamant de nouveaux efforts pour rendre la France « compétitive ». Réponse de Bruno Le Maire, une fois monté sur l’estrade : « Si je voulais être un peu taquin, je vous dirais que si vous voulez de la stabilité et de la visibilité, il faut nous donner cinq années supplémentaires ! » On ne saurait être plus clair.
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