C’est un grand « décrochage » qui sonne l’alarme. La dernière session de concours des professeurs, désertée par les candidats, annonce des classes sans enseignants à la rentrée. L’éducation publique est un noble et dur métier que la Macronie démonétise par des salaires lamentables et une formation au rabais.
Un tel niveau d’imprévoyance laisse les syndicats d’enseignants perplexes. Malgré leurs nombreuses alertes, il est quasi certain que de nombreuses classes n’auront pas d’enseignant devant elles à la rentrée. En cause, la baisse sans précédent du nombre de candidats admissibles aux concours (donc avant les épreuves orales, qui décident des admissions définitives) que laissent apparaître les premiers résultats, publiés le 10 mai par le ministère. C’est en mathématiques que les chiffres sont les plus inquiétants : seulement 816 potentiels professeurs ont réussi l’écrit du concours, en attendant l’oral, quand 1 035 devaient être recrutés. En allemand, on ne trouve que 83 admissibles pour 215 postes. Sans connaître un déficit aussi criant, d’autres disciplines jusque-là moins atteintes affichent cette année un taux d’admissibilité à peine suffisant par rapport au nombre de postes ouverts. C’est le cas en sciences économiques et sociales, avec 175 admissibles pour 121 postes, ou en lettres, avec 720 pour 755 postes. Les chiffres des admis définitifs seront encore plus faibles, et c’est donc « plus d’un millier de postes dans le second degré, soit entre un poste sur cinq et un sur quatre, qui ne trouveront pas preneur », estime le site spécialisé le Café pédagogique.
Premier degré : un déficit sans précédent
Le premier degré n’est pas épargné. Les résultats du concours des professeurs des écoles, publiés à partir du 13 mai, révèlent un déficit sans précédent : 9 597 admissibles pour 8 323 postes proposés. « Le ratio entre le nombre de candidats admissibles et le nombre de postes est en baisse. Cette année, il est à peine supérieur à 1,1, voire inférieur à 1 dans certaines académies, alors qu’en 2006, il était de 2 par poste », s’alarme Guislaine David, porte-parole du SNUipp-FSU, premier syndicat du primaire. Autre signe, certaines académies jusque-là épargnées sont touchées, comme Paris, avec 180 admissibles pour 219 postes.
Ce problème de recrutement prévisible affecte surtout les académies où les manques sont déjà criants, creusant un peu plus les inégalités territoriales. Créteil et Versailles détiennent ainsi la palme, avec respectivement 521 admis pour 1 079 postes à pourvoir et 484 pour 1 430. Dans les deux cas, c’est moitié moins qu’en 2021. « C’est un cercle vicieux puisque les disciplines et les territoires qui seront les plus fortement déficitaires connaîtront une dégradation des conditions de travail des enseignantes et des enseignants, ce qui rendra le métier encore moins attractif et les démissions encore plus nombreuses », explique sur son blog Paul Devin, président de l’Institut de recherches de la FSU.
La sérénité sans failles du ministère
Ces chiffres ne sont qu’une indication de la tendance : au terme des concours, le nombre d’admis sera forcément encore plus maigre. D’autant que certains candidats ayant passé plusieurs concours en parallèle se désisteront. « Les conséquences, on les connaît, soupire Sophie Vénétitay, secrétaire générale du Snes-FSU, syndicat du secondaire. On sait qu’il n’y aura pas un professeur devant chaque classe et qu’on va encore avoir des classes sans professeurs de mathématiques ou d’allemand pendant des mois. » Avec des effectifs de plus en plus serrés, les remplacements sont aussi menacés. Et tant pis pour les élèves, confrontés aux absences et à des professeurs moins bien formés.
Rue de Grenelle, on affiche pourtant une sérénité sans faille. « Les élèves auront bien un professeur devant eux à la rentrée, y compris en maths », assure Édouard Geffray, numéro deux du ministère de l’Éducation, qui se vante même d’avoir « anticipé le calibrage des besoins ». Présentée comme circonstancielle, la baisse des admis est expliquée par la réforme de la formation. Jusque-là passé en première année de master (M1) et suivi d’une année de stage partagée entre formation et présence dans les classes, le concours se déroule depuis 2022 en fin de M2. Une grande partie des potentiels candidats avaient par conséquent déjà tenté le concours l’année dernière, ce qui aurait limité le vivier cette année. On peut y voir au contraire une preuve de plus de l’absence d’anticipation. « Nous avions alerté sur ce risque. Il aurait fallu organiser un deuxième concours pour assurer la transition entre les deux systèmes », plaide Guislaine David. Les syndicats avaient aussi demandé de piocher dans les « listes complémentaires », celles des candidats recalés mais proches de l’admission. Sans succès.
Sans soutien ni considération
La désaffection des étudiants pour le métier d’enseignant n’est pas un phénomène conjoncturel. « Les chiffres de cette année sont la confirmation d’une tendance de fond qui va être très difficile à inverser. La période a fait basculer la crise dans des proportions qui menacent gravement la continuité du service public », analyse Paul Devin. En cause, la baisse d’attractivité du métier d’enseignant. « Les conditions de travail et d’enseignement n’amènent pas les jeunes étudiants à se diriger vers la fonction », résume Guislaine David. Les futurs professeurs savent qu’ils seront confrontés à des classes surchargées, des élèves en difficultés sociales et psychologiques, et à un manque de soutien et de considération. À ces difficultés s’est ajouté, sous Jean-Michel Blanquer, un profond sentiment de maltraitance. « On a vécu cinq ans de prescriptions et d’autoritarisme. On a été usés par les réformes. On nous a enlevé notre liberté pédagogique, notre professionnalisme. Il y a eu une grosse perte de sens », explique Guislaine David. La rémunération aussi se montre dissuasive, avec un salaire qui tourne autour de 1 600 euros brut en début de carrière, très au-dessous de ce à quoi pourraient prétendre des détenteurs d’un bac + 5, même ailleurs dans la fonction publique. Et pour les filières qui, comme les mathématiques, peuvent ouvrir sur des métiers bien rémunérés dans le privé, le contraste est fatal…
Loin de s’attaquer au problème de fond, le ministère mise depuis plusieurs années sur le recrutement de contractuels. Mais même ainsi, compte tenu des conditions de travail et de rémunération, le recrutement devient difficile, surtout dans certains départements. Et le niveau de formation inquiète. « On en est à un point où des recteurs publient des vidéos sur les réseaux sociaux pour organiser des job datings. Ceux qui répondent n’ont pas de formation pour enseigner. À Pôle emploi, les petites annonces se contentent d’exiger un bac + 3. Le ministère bricole et le service public de l’éducation n’est pas loin de l’effondrement », s’alarme Sophie Vénétitay. La situation est d’autant plus inquiétante que vient s’ajouter la lassitude croissante des anciens, de plus en plus nombreux à quitter le métier, dans une profession vieillissante. Selon un récent rapport, il faudrait recruter 329 000 enseignants d’ici à 2030 juste pour compenser les départs à la retraite.
Un « cercle vicieux » nourri à dessein
Il n’y a là ni hasard ni fatalité. La politique de recrutement répond d’abord à une exigence suprême, la réduction des dépenses publiques : les contractuels coûtent moins que les fonctionnaires. Mais au-delà de cette obsession budgétaire, certains observateurs distinguent aussi la volonté de mettre en place une école à deux vitesses. « On nourrit un cercle vicieux. La baisse du nombre d’enseignants entraîne une dégradation du service public, avec des classes surchargées et des problèmes de remplacement. Par conséquent, de plus en plus de parents qui le peuvent quittent le public et vont dans le privé – où, en revanche, le nombre de professeurs continue de croître », observe Guislaine David. Alors que le service public de l’éducation devient le réceptacle des difficultés sociales croissantes d’une partie de la société, le privé, lui, peut choisir ses élèves et leur nombre, au profit des conditions de travail et, surtout, des résultats affichés. « Le néolibéralisme alimente ce projet d’école à deux vitesses, estime Paul Devin. Une pour les populations défavorisées qui se limiterait à transmettre des savoirs de base pour pouvoir les orienter dans des branches professionnelles. Et une autre, de qualité, pour ceux qui ont les moyens. C’est une vision qui rompt avec le projet porté pendant des décennies, qui était de relever le niveau de qualification de l’ensemble de la population. On fait des économies, mais cela aura un coût énorme, social mais aussi politique. Comment, dans ces conditions, former des citoyens qui feront des choix éclairés ? »
Maths : l’addition salée laissée par Blanquer
Jean-Michel Blanquer a tenté de rectifier le tir. Le 10 mai, le désormais ex-ministre de l’Éducation nationale a annoncé l’ajout, dès la rentrée prochaine, d’une heure et demie de mathématiques supplémentaire dans le tronc commun des lycéens. La matière avait subi les dommages collatéraux de sa réforme du bac, entrée en vigueur en 2019. En faisant des maths une simple spécialité parmi d’autres, elle a entraîné une désaffection de la discipline. Résultat, seulement 59 % des élèves l’étudieraient désormais, contre 90 % avant la réforme, selon les enseignants et les mathématiciens. Mais il faudrait plus qu’une annonce aux médias pour redonner leur place aux mathématiques à l’école tant les profs manquent à l’appel. Un déficit qui entretient le niveau à la baisse. Une partie des jeunes générations, dont celles qui vont fournir des futurs professeurs des écoles, n’ont eu comme enseignants en maths que des contractuels embauchés pour pallier le manque de professeurs, mais dont la formation, tant pédagogique qu’académique, est très inférieure à celle de titulaires. Et ceux qui ont essuyé les plâtres de la réforme Blanquer n’auront même pas fait de mathématiques en première et terminale.
Témoignages. Pourquoi ils renoncent à l’enseignement
Ne leur parlez plus de « vocation ». Même les plus enthousiastes baissent les bras. Formation « hors-sol », dévalorisation constante… tous ont le sentiment d’être « envoyés dans le mur ».
Jessica (1) adore l’anglais : « C’est ma matière préférée et j’aime transmettre, alors devenir prof d’anglais, c’était une forme de continuité. » « C’était », parce que la jeune femme, dès sa première année de master Meef (métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation), a renoncé à ce projet. « Mon premier stage, en collège, s’était très bien passé, raconte-t-elle. Mais le deuxième a été catastrophique. C’était dans un lycée technologique, les élèves n’étaient pas motivés par l’anglais et on n’est pas préparé à ça. On est balancé en lycée sans rien savoir, même pas les programmes, et on ne sait pas comment gérer les élèves. »
Elle n’est pas la seule à se montrer très critique sur les formations dispensées, tant en master Meef que dans les Inspé (instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation). « Ce que j’ai appris, je l’ai appris sur le terrain, confie Gersende, en M2 Meef anglais. Ces heures de didactique, de simulation de cours avec des “classes idéales” sont indigestes et inutiles. Nous n’aurons jamais de “classe idéale” ! À l’inverse, beaucoup de sujets importants sont survolés. Huit minutes montre en main, sur deux ans, pour le harcèlement, les questions de genre, les élèves à haut potentiel, les troubles “dys”, etc. »
La dégradation des conditions d’enseignement et la dévalorisation du métier constituent l’autre grand facteur de renoncement. « En stage, j’ai vu des profs des écoles passionnés, tout donner pour leurs élèves jusqu’à mettre leur santé en jeu, témoigne Édouard (1). Ça a été un élément décisif de ma bifurcation vers l’animation : à salaire égal, je m’amuse bien plus et je me sens plus respecté. Quand ils parlent sur le dos des profs, les gens oublient les longues heures de préparation, un bac + 5 et un concours, tout ça pour être payé au lance-pierre et constamment rabaissé par l’employeur. » Même écho chez Vanessa, qui a abandonné son master d’histoire et son projet de passer l’agrégation : « Avec les élèves, ça se passait bien. Mais entre les parents, la hiérarchie, l’inspecteur, la pression est constante et la charge de travail gigantesque : 60 heures par semaine, pour 1 500 euros par mois. » En salle des profs, elle a vu « des enseignants usés au bout de dix ans » et avoue : « Je n’arrivais plus à me projeter dans ce métier. » Renoncer lui a coûté : « Dépression, anxiolytiques, une impression de giga-échec. » Aujourd’hui en master archives, elle estime avoir « fait le bon choix ».
Aurélien a jeté l’éponge « avant même de commencer le parcours du combattant pour être prof ». Devenu éducateur de jeunes enfants, il s’interroge : « J’avais travaillé dans la protection de l’enfance, la petite enfance, comme éducateur spécialisé. Aujourd’hui, le métier d’enseignant écarte d’emblée des personnes investies et solides. Cela pose question sur ce qu’il est devenu. » Et sur ce qu’il devient. Après deux échecs au Capes, Laurène (1) s’est vu proposer « un contrat à temps partiel à une heure de chez moi. Le peu que j’aurais gagné, je l’aurais dépensé en transports. J’ai préféré trouver un travail dans l’administration : quitte à être payée au lance-pierre, au moins, je n’ai pas de travail à faire quand je rentre chez moi. »
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